«L'oraison du juste est la clef du ciel : sa prière y monte, et
la pitié de Dieu en descend.»
Sylvain Perrot
Voilà quelques
jours, je me
rends à la petite fête de rentrée de la
Katholische Hochschulgemeinde1, avec ambiance traditionnelle viennoise
garantie. Mais comme il se doit, la petite fête était précédée d'une messe
dans la petite chapelle consacrée à Edith Stein. Voici qu'arrive le moment
de l'homélie, que j'essaie de suivre en autrichien dans le texte (sachant
que le prêtre en question est espagnol), et voilà qu'il cite un auteur qui
ne m'est pas inconnu : un certain Victor Hugo, dans un poème intitulé
Le Pont2. Le poète arrive devant
un abîme, et de l'autre côté, il voit Dieu. Il imagine alors quel pont
formidable il faudrait construire, les efforts nécessaires, le monde à
employer à cette tâche. Le désespoir règne... Et voici qu'un inconnu
arrive qui lui dit qu'il le conduira de l'autre côté : « Quel est ton
nom? lui dis-je. Il me dit: La prière.». Le Père Claveria voulait
insister sur la force de la prière, qui est une des plus belles
expressions de la foi. Or c'était bien le sujet du jour : la foi doit
l'emporter sur la loi. La liturgie en effet proposait comme Évangile
l'épisode où Jésus est invité par un pharisien à dîner et le premier dit
au second qu'il se purifie à l'extérieur mais pas à
l'intérieur
3. Mais le père avait surtout
en tête la lettre de Paul aux Galates
4, dont
voici un extrait qui
nous éclairera dans le thème de ce Sénevé : « Vous qui pensez devenir
des justes en pratiquant la Loi, vous vous êtes séparés du Christ, vous
êtes déchus de la grâce.
Mais c'est par l'Esprit, en vertu de la foi, que nous attendons de voir se
réaliser pour nous l'espérance des justes.» Nous voilà donc au
coeur du problème: comment peut-on être juste ? Est-ce qu'il suffit
d'appliquer une loi ? Ou ne faut-il pas aller au plus profond de
nous-mêmes, là où se trouve le coeur de notre existence, notre foi dans
le Christ ? On répondra, en bon chrétien, que la seconde solution est la
plus évidente. Mais est-ce aussi évident ? Le christianisme n'a-t-il pas
introduit une profonde rupture, voire une conception tout à fait nouvelle
de la justice? C'est ce que je vais tenter d'explorer dans cet article.
La notion de justice dans l'Antiquité
La plus ancienne attestation de justice dans l'Histoire remonte tout
simplement au premier texte que nous avons conservé. Il s'agit du célèbre
code d'Hammourabi, trouvé en Mésopotamie et aujourd'hui exposé au British
Museum. Il s'agit d'un ensemble de lois destinées à organiser et régler la
vie d'une cité. L'homme est un animal politique, on le sait depuis
Aristote, et donc il a besoin d'un système judiciaire qui garantisse cette
vie en collectivité. Et c'est bien ce qui semble être le sens premier de
juste : conforme à la loi, si l'on en croit l'étymologie latine. Est
justus, celui qui pratique le
jus, le droit. Le mot est le
même en allemand (et aussi en autrichien...): est
gerecht, celui
qui pratique le
Recht, toujours le droit.
Soit. Mais à quelle loi faut-il obéir pour être juste? Suffit-il d'obéir à
la loi des hommes? Le problème est que les lois varient selon les
cultures et les peuples: les Athéniens vénèrent Solon quand les Romains
portent aux nues Numa Pompilius. On répondra qu'il y a toujours un fonds
commun, qui est le souverain bien chez Thomas d'Aquin ou l'universel du
bien chez Kant: le but de la loi doit (devrait?) être le bien de tous,
la perfection morale d'une société. Et c'est sans doute là, sans que ce
soit une véritable découverte, que se joue la question profonde de la
justice. Car finalement on est bien devant une justice, comme on dit, à
deux vitesses: il y a la justice formulée par les hommes, qui semble à
leur image, c'est-à-dire finie, et donc incapable d'atteindre cette
perfection qu'exigerait la justice universelle. Dès lors il est besoin de
penser une autre justice, la justice parfaite, qui sera nécessairement
celle d'une entité supérieure à l'humain, le divin.
La justice comme apanage divin
Et c'est bien ce qu'on peut constater en étudiant la religion des Anciens,
qui intègre toujours d'une manière ou d'une autre un rapport particulier à
la justice. La distinction entre justice humaine et justice divine marque
les consciences humaines, pour ce qu'on peut en juger, dès les débuts de
la littérature. Ainsi, dans l'
Iliade d'Homère, c'est Zeus, le plus
haut dieu du panthéon grec, qui décide du destin des hommes. Et de fait il
incarne la plus haute forme de la justice, dans la mesure où chacun reçoit
le lot qui lui a été dévolu. Voilà quelle est la conception de la justice
à l'époque archaïque : être juste, c'est se plier avant tout à la justice
divine, donc avant tout l'accepter. En fait, le seul qui soit juste, c'est
le dieu qui la détient et qui par conséquent en est l'incarnation. C'est
la conception la plus archaïque de la justice, et on la trouve déjà dans
l'Antiquité égyptienne et le fameux Livre des morts. C'est l'idée que le
plus apte à juger appartient tout simplement à l'au-delà : chez les
Égyptiens, il existe même une déesse de la justice, la divine Maât. Son
culte est répandu dans toute l'Égypte, évidemment dans la profession
juridique, mais c'est dans le cadre d'une cérémonie cultuelle qu'elle joue
un rôle essentiel : le mort est conduit par Anubis, le dieu chacal, devant
Osiris, le dieu des morts. Son coeur est alors pesé, et s'il est plus
léger qu'une plume, le mort rejoint les plaines heureuses. Et c'est Maât
qui tient la balance, et elle est d'ailleurs représentée avec une plume
d'autruche sur la tête.

Le Livre des morts.
Les attributs divins de la justice
La justice, donc, est liée depuis très longtemps au symbole de la
balance. Arrêtons-nous quelques instants sur cette imagerie. La justice est
la mise en balance de deux choses : une personne et un point de référence
qui est la pureté absolue. Dès lors, la justice repose sur un équilibre
parfait. L'équilibre justement c'est étymologiquement la balance
(
libra) garantissant l'équité
5. D'où être juste, est-ce
être équitable? Faisons appel au grec : la justice se dit
dikè
, dont
l'étymologie est probablement à lier avec l'idée de «diviser en
deux», ou, comme on dit, faire la part des choses. Être jute, ce serait
donc trouver le juste milieu. Dans le monde grec comme dans le monde
romain, il n'y a pas de dieu tutélaire de la justice, sinon le roi des
dieux, le tout-puissant Zeus-Jupiter. Il intègre en lui l'idée de justice,
et d'après la mythologie, sa deuxième épouse est Themis, incarnation d'une
forme particulière de la justice. Athéna, la fille de Zeus, participe aussi
de la justice : elle est la déesse de la guerre juste, mais c'est aussi
elle qui rend la justice sur l'Aréopage dans le procès où est inculpé
Oreste, meurtrier de sa mère. Pour en revenir à Themis, elle est
précisément représentée avec une balance mais aussi une épée. C'est
d'ailleurs le symbole qui apparaît dans bien des allégories de la justice
: j'en veux pour exemple celle que l'on peut voir sur l'imposant monument à
Marie-Thérèse sur la
Maria-Theresien Platz à Vienne : pas de
balance, mais
une épée. Et l'on retrouve l'idée de diviser, trancher : rappelons-nous le
jugement de Salomon... Dernier attribut de Themis : les yeux bandés, qui
doivent garantir l'impartialité.

Représentations de Thémis.
Résumons-nous : la justice est à mettre en relation avec la loi, l'équité
et l'impartialité. Les deux derniers termes supposent donc une victoire sur
soi-même : effacer ses émotions et ses sentiments. On parlera encore
d'objectivité. C'est pourquoi on conçoit difficilement que la justice
puisse être l'apanage de l'homme seul : elle ne peut être détenue que par
ce qui le dépasse, le divin.
L'appréhension de la justice divine par l'homme
Le rationalisme de la philosophie grecque a tenté de théoriser la
possibilité d'une justice pratiquée par les hommes, qui se fonderait sur
une expérience d'abord personnelle. Elle est en quelque sorte laïcisée par
des penseurs comme Thucydide ou Platon : l'homme est à même de concevoir et
pratiquer la justice comme une vertu. C'est ce que Platon appelle la
dikaiosunè
: pas seulement la justice comme existant dans l'au-delà
et comme seul apanage du divin, mais le sentiment même de justice que
l'homme aurait en lui. C'est une grosse avancée dans notre pensée de la
justice, mais elle trouve ses limites chez Platon lui-même. À la fin du
Phédon, Socrate mis en scène par Platon raconte le mythe du voyage
dans l'au-delà. Ce monde est selon lui organisé et hiérarchisé selon la
valeur des âmes des morts: sans entrer dans les détails, on peut dire que
les bons ont un sort heureux, les méchants un sort malheureux. Ce monde
semble exister en soi sans l'intervention d'un dieu quelconque: et
pourtant Platon nous donne l'impression dans son écriture que le principe
de justice qui régit ce monde est un principe divin, tant l'harmonie est
parfaite. Platon ne peut faire autrement d'ailleurs que s'appuyer sur la
mythologie, qui fait exister un tribunal qui juge les âmes: pas de noms
dans le
Phédon, mais tous les Grecs y reconnaissent Minos, Éaque
et Rhadamanthe, tous fils de Zeus. Mais l'histoire des idées a avancé: elle
émet désormais la possibilité que l'homme ait en lui une capacité de juger,
de comprendre le juste et de l'être. Mais d'où lui vient cette faculté,
comment il l'a, voilà la question qui peut naître à la lecture de Platon.
Ce parcours notionnel nous permet de comprendre un premier niveau de ce
qu'affirme Paul dans sa lettre aux Galates. Que sert de suivre une règle
prescrite si, au fond de son coeur, on ne croit pas? La justice n'a de
sens en effet que si elle est intériorisée: non pas tant acceptée comme
telle à la lecture de telle ou telle loi, mais ressentie au fond de soi
parce que c'est un acte de foi. Dieu ne fait pas que nous délivrer une loi
à suivre pour être justes, il met au fond de nous ce sentiment et ce désir
d'être justes. Dès lors, comment apprendre à le reconnaître en soi?
Justice et justesse
Il me vient à l'esprit une des manières dont Descartes prouve l'existence
de Dieu. Le raisonnement est simple et pourtant il engage une profonde
réflexion: Dieu, par essence, est infini alors que l'homme est fini; et
pourtant, ce dernier est capable de penser lui-même qu'il est fini: c'est
donc que Dieu a mis en lui la capacité à penser le fini et l'infini. Il en
est peut-être de même pour le sentiment de justice dont je parlais plus
haut: si nous sommes à même de pouvoir penser la justice, c'est sans doute
parce que Dieu a mis en nous cette capacité. D'une certaine manière, nous
participons de la justice de Dieu.
Justice et vertu
C'est en fait la définition de la vertu: elle est un potentiel que nous
avons en nous mais elle reste à explorer et à pratiquer. C'est Platon le
premier qui range la justice au nombre des grandes vertus humaines: elle
figure au côté de la tempérance, du courage et de la prudence. Vous aurez
reconnu les quatre vertus cardinales de la religion catholique. Chez Platon
évidemment elles sont pensées dans le cadre philosophique et guère
théologique. Ce sont les vertus des gardiens de la cité, et l'on revient à
ce que l'on a exposé plus haut. Mais là où le christianisme va plus loin,
où il construit ce pont dont parle Victor Hugo, c'est dans l'introduction
des trois vertus théologales. En effet, les Pères de l'Église sentent une
certaine insuffisance dans la définition des quatre vertus cardinales, et
ce n'est pas un hasard s'ils reprennent cette distinction à la philosophie
antique. C'est dans cette mesure que l'on peut resituer le propos de Paul:
pour que les quatre vertus, dont la justice, soient élevées à un niveau
parfait, elles ont besoin des trois vertus théologales que sont la foi,
l'espérance et l'amour. Et c'est bien la foi dont parle Paul: la foi est
une vertu qui nous permet de pratiquer au mieux une autre vertu. Et comme
leur nom l'indique, les vertus théologales sont un rapport direct et
immédiat avec Dieu, et leur expression la plus évidente est la prière comme
l'amour du prochain.
C'est par l'exercice donc de ces vertus que nous sommes amenés à pratiquer
les autres: aimer son prochain, ami ou ennemi, met en effet sur la voie de
la justice, puisqu'il s'agit de juger en toute impartialité. On ne juge pas
quelqu'un, mais son prochain; de même, la foi aide à être juste, car celui
qui croit en Dieu croit en sa bonté, et donc en sa justice. Dès lors,
l'aspiration à la justice devient comme une évidence qui dépasse la seule
relation aux autres, certes essentielle, que permet la justice de la
société; c'est la relation à Dieu qui est en jeu, et donc par voie de
retour, la relation à soi-même, ce que garantit aussi l'amour du prochain.

«Aimer son prochain, ami ou ennemi, met en effet sur la voie de
la justice, puisqu'il s'agit de juger en toute impartialité»
Justice et harmonie
La pratique de toutes ces vertus nous met sur le chemin du bien, sur le
chemin que Dieu nous invite à suivre. Et comme le dit Paul, ce qui nous
attend si nous les pratiquons, c'est la grâce divine qui viendra nous
racheter. Saint Augustin en particulier s'attache à cette question de la
grâce dans la vie humaine et de son rapport avec les vertus cardinales. Il le
développe dans un traité que j'ai eu l'occasion de présenter dans un
précédent
Sénevé6, le
De Musica. Et ce qui est
intéressant, c'est que, pour saint Augustin, la pratique musicale est à
l'image de la pratique sociale. Elle doit obéir aux quatre vertus
cardinales: la musique, dans l'éloge de Dieu, doit être modérée,
vigoureuse, sage... et juste. Mais évidemment, il prend le concept de
justitia dans le sens moderne de justesse et non plus de
justice. Là encore il s'agit de trouver le juste milieu, qui sera celui de
la note située entre un son trop aigu et un autre trop grave. Le son doit être
parfaitement équilibré. Et notamment pour un flûtiste, comme le
soulignait à sa manière Mozart, il faut de la confiance, de l'espérance et
beaucoup d'amour pour sortir un son juste!
Mais comment arriver à déterminer, voire décider que tel ou tel son est
juste? Il existe des instruments pour: les fameux accordeurs... Mais
essayez d'accorder tout un orchestre avec un accordeur, si vous n'exercez
pas vous-mêmes votre oreille: c'est aller au-devant de graves ennuis! Tout
le monde bien sûr n'a pas l'oreille absolue, mais chacun peut s'efforcer de
travailler et améliorer son écoute.
C'est à cette seule condition, et c'est une des idées importantes de saint
Augustin, que l'on pourra entendre le choeur des anges, qui est
l'harmonie parfaite. Il en va de la justesse comme de la justice: nul ne
saurait prétendre la détenir parfaitement, mais il peut travailler dans
cette voie. Pourquoi? Parce que Dieu, en créant l'homme, crée avec lui la
justesse et la justice, il place au fond de lui ces deux vertus — qui n'en
font qu'une seule — mais c'est à l'homme de les cultiver
7. Elles sont en
quelque sorte un potentiel qu'il revient à l'homme d'actualiser.
Aussi ne peut-on pas, à l'instar du pharisien qui pense qu'il suffit
d'obéir à la loi, déterminer si l'on est juste ou non. C'est là la grande
révolution (osons le terme) du christianisme: la justice ne doit pas être
ostentatoire, elle doit être pratiquée de l'intérieur. On peut faire le
parallèle avec ce que le Christ dit de la prière: les Juifs la pratiquent
collectivement et ouvertement, alors que le Christ nous invite d'abord à la
prière intérieure, car ce que nous faisons dans le secret de notre
coeur, notre Père le sait.
Donc ce que nous pouvons faire, ce n'est sans doute pas être juste, mais
nous pouvons le vouloir du fond de notre coeur et pour cela, il faut
croire, avoir foi dans le Christ. La justice n'est pas un bien que l'on
possède, voire qui s'achète, mais depuis l'Antiquité on sait bien que si la
justice ne s'achète pas, les hommes qui la rendent ne sont pas à son
image. Mais Dieu a fait l'homme à son image, et donc il a mis en lui ce
sentiment de justice. Mais nous devons aussi demeurer dans le Christ, et
ainsi nous demeurerons dans sa justice. Et c'est bien pour cela que dans la
liturgie de l'Eucharistie, nous pouvons dire que rendre grâce au Seigneur,
c'est
juste et bon.
Le plus parfait des jugements
On l'a vu, depuis l'Égypte antique, la notion de justice est associée au
monde divin, parce que l'on estimait que la justice parfaite était
nécessairement l'apanage d'un dieu. Mais la différence entre le
christianisme et les religions païennes tient à ce que dans le
christianisme, l'homme a en lui la justice de Dieu, en tant qu'il est
créature de Dieu. Mais c'est bien sûr ce dernier qui est la justice dans ce
qu'elle a de plus parfait; il est bien au-delà d'une simple référence,
comme pouvaient l'être les divinités païennes. Et c'est au moment où le
Christ se manifestera dans toute sa gloire que sa justice apparaîtra dans
sa perfection. Et c'est pourquoi saint Paul peut dire que nous avons
l'espérance — et voilà une vertu théologale — des justes. C'est parce que
le Christ sera parfaitement juste que nous pouvons espérer être sauvés,
dans la mesure où nous-mêmes aurons su peut-être pas tant être justes que
vouloir l'être; ou plutôt nous saurons être justes si nous prions le
Seigneur chaque jour de l'être.
C'est donc la foi et l'espérance en la toute-puissance du Seigneur qui nous
sauveront au jour du Jugement. Arrêtons-nous alors quelques instants sur la
manière dont on a pu concevoir ce jour du Jugement depuis l'Antiquité
chrétienne. Quelle attitude faut-il adopter devant cette fin promise?
L'homme est évidemment partagé entre deux attitudes: la crainte et
l'espoir. Cette tension est visible depuis les premières représentations du
Jugement Dernier dans l'art occidental. Je m'intéresserai rapidement à deux
de ses principales manifestations: la peinture d'un maître italien et le
Dies Irae, magistralement mis en musique par Mozart et Verdi.
Le Dernier Jour
«Devant le Jugement Dernier, en admirant d'un côté les corps glorifiés
et de l'autre ceux soumis à la condamnation éternelle, nous sommes éblouis
de splendeur et d'épouvante, mais nous comprenons aussi que cette vision
tout entière est profondément pénétrée d'une seule et même lumière et
logique artistique: la lumière et la logique de la foi que l'Église
proclame en confessant: Je crois en un seul Dieu... créateur du ciel et de
la terre, de toutes les choses visibles et invisibles.» C'est ainsi que
le Saint Père Jean-Paul II parlait de l'oeuvre de Michel-Ange dans une
homélie qu'il a prononcée le 8 avril 1994.
Le Jugement Dernier
Cette composition, réalisée par Michel-Ange entre 1536 et 1541, est centrée
sur le Christ, représenté en fait juste avant que ne soit prononcé le
Jugement Dernier
8. Son geste, à la fois impérieux
et calme,
semble attirer l'attention tout en apaisant l'agitation ambiante: il
organise l'ensemble de la fresque autour de lui. Sont un peu en dehors les
groupes d'anges qui volent en portant les symboles de la Passion, dans les
lunettes du haut (à gauche, la Croix, les clous et la couronne d'épines; à
droite, la colonne de la Flagellation, l'échelle et la branche portant
l'éponge imbibée de vinaigre).
La Vierge est à côté du Christ, elle penche la tête, car désormais la
sentence va être rendue. Elle a prié, intercédé pour les humains, mais
c'est maintenant le Jour du Jugement. Les saints et les élus, disposés
autour de la Mère et du Fils, attendent eux aussi dans l'anxiété l'annonce
du verdict: leur attitude est loin d'exprimer le calme. L'angoisse
domine. On reconnaît aisément certains saints: saint Pierre avec les deux
clés, saint Laurent avec son grill, saint Barthélémy avec sa propre
peau
9, sainte
Catherine d'Alexandrie avec sa roue dentée, saint Sébastien à genoux les
flèches à la main. Certains d'entre eux tendent la main vers le Christ dans
un dernier geste de supplication, priant le Christ pour eux mais aussi pour
les hommes « communs » qui sont représentés dans la partie inférieure
de la fresque.
En effet, au-dessous, au centre, les anges de l'Apocalypse réveillent les
morts au son de longues trompettes; à gauche les ressuscités en ascension
vers le ciel récupèrent leurs corps, selon la promesse de la résurrection
de la chair; à droite les anges et les démons s'empressent de précipiter
les damnés en enfer. Enfin, en bas, Charon fait descendre les damnés de son
embarcation à coups de rames, assisté par des démons, pour les conduire
devant le juge des enfers Minos
10. Ici, c'est bien la
référence à l'Enfer de la
Divine Comédie de Dante Alighieri qui est
en filigrane.
On constate une séparation très nette en deux parties: d'un côté les
justes, de l'autre les damnés. J'ai tout récemment vu une toile
représentant le Jugement Dernier au
Landesmuseum de
Sankt-Pölten11, oeuvre du grand
peintre baroque Johann Michael Rottmayr (à qui les églises viennoises
doivent beaucoup
12). On pouvait là encore être frappé par cette division en deux
des hommes. Et chez Rottamyr, on pouvait sentir une certaine violence, la
sombre tragédie de ces êtres perdus. C'est typique d'une peinture
contemporaine de la guerre de Trente Ans: le sentiment de l'horreur de la
mort prédomine. Chez Michel-Ange, c'est beaucoup plus
lumineux
13: et d'ailleurs la fresque gigantesque accorde beaucoup plus
de place à la multitude des saintes et des saints.
Irons-nous jusqu'à dire que Michel-Ange avait plus de foi que Rottmayr?
Certainement pas: c'est avant tout le reflet d'une époque, florissante en
Italie, ravagée dans le Saint Empire; le peintre est donc plus ou moins
expressif dans certaines parties du tableau. Mais ce qui ressort, c'est
plutôt que chez les deux peintres, le sort des justes est évidemment celui
qu'il faut espérer, le sort des damnés en revanche est des plus terribles.
Et nous savons bien que nous ne sommes pas des saints: il est donc tout
naturel de craindre le pire. Si c'est déjà visible dans la peinture, cela
l'est encore plus dans la musique.
Jour de colère
Comme on peut s'en douter, il ne se passe pas un jour sans que je croise
une affiche, voire des bonbons, à l'effigie de Mozart. Le prodige
autrichien a excellé dans tous les genres, et il nous a laissé une
oeuvre inachevée de son vivant — elle le sera par la suite par un de
ses disciples selon ses indications — le fameux
Requiem. Il
s'agit, ce n'est pas un scoop, de la messe des morts. Le
requiem
tire son nom de la phrase d'ouverture (en latin, comme tout le reste...):
«
Requiem æternam dona eis Domine.»
14

Ce cher Wolfgang a 250 ans...
Le requiem comprend généralement les parties suivantes: Introït,
Kyrie,
Graduel (avec le trait:
Absolve, Domine),
Dies Irae, Offertoire (
Domine Jesu Christe),
Sanctus,
Benedictus, Agnus Dei, Communion (
Lux Aeterna).
La Messe des morts est avant tout une messe, et en comprend les étapes
majeures. Mais le
Dies Irae apparaît bien comme une spécificité du
requiem; on associe souvent
Requiem et
Dies Irae: que l'on
pense au
Requiem de Mozart ou à celui de Verdi, ce sont les notes du
Dies Irae qui nous viennent irrésistiblement en tête. Or ces morceaux
frappent par leur violence, leur caractère sombre et effrayant, avec une
importance nette accordée aux choeurs nombreux. Les paroles elles-mêmes
sont marquées par le tragique:
Dies Irae / Dies illa / Solvet
saeclum in favilla / Teste David cum Sibylla... Jour de colère, ce jour-là
dissipera le monde dans la poussière, comme l'avaient annoncé David et la
Sibylle.
Voilà donc un début qui, comme on dit, «annonce la couleur». On
attribue généralement ce poème à un franciscain du nom de Thomas de
Celano
15. Ce texte, écrit dans un très bon latin, diffère cependant de la
langue de Cicéron: on y découvre des rimes en particulier, inconnues de
l'Antiquité (du moins sous une forme «systématisée»). C'est sans
doute un des plus beaux poèmes du Moyen-Âge. Quant au thème, vous l'aurez
compris, c'est le jour du Jugement Dernier, la dernière trompette invoquant
les âmes, pour que les bons soient délivrés, et les mauvais brûlés dans les
flammes de l'enfer.
Jour de colère donc, où le Christ viendra juger les hommes. Il serait trop
long ici de détailler l'étude de toutes les strophes, car le poète était
particulièrement bien inspiré... Je ne ferai donc ici qu'un rapide résumé
des différentes strophes, et je vous convie vivement à le lire en entier,
et encore mieux, à l'écouter
16!
Si la première strophe évoque ce fameux jour, la seconde en précise
l'ambiance: c'est le
tremor, la frayeur, qui domine au moment de
la venue du juge. Ce que nous avons vu dans la peinture baroque était déjà
né au Moyen-Âge: la crainte de Dieu était très forte et les temps
n'étaient pas toujours propices (épidémies...). La troisième strophe
décrit la trompette obligeant les hommes à se présenter devant le trône;
dans la quatrième, il est fait mention — pour la deuxième fois —, du
juge, lequel provoquera la stupéfaction de la mort, à deux niveaux: tout
d'abord la mort s'arrêtera, et surtout elle devra faire marche arrière. La
thématique de la justice est évidemment très forte: toutes les strophes
qui suivent, ou presque, contiennent au moins un mot en rapport avec le
juge. La cinquième évoque le livre où tous nos actes sont consignés et
avec lequel nous serons jugés, la sixième le juge lui-même en train de
siéger et ne laissant rien d'impuni, la septième le désarroi de l'homme
devant assurer sa défense.
Voilà un point que nous n'avons que peu développé: le Jugement Dernier est
un procès, où il y a un accusé et un juge. Mais sommes-nous seuls devant ce
terrible juge? Au moment ultime, sans doute. Mais la peinture de
Michel-Ange nous rappelle que nous avons une magnifique avocate, qui ne
cesse de prier pour nous: c'est bien sûr Marie, à qui nous demandons dans
le
Salve Regina de tourner ses regards vers nous et de prier pour
nous, comme dans l'
Ave Maria. Et c'est là que nous devons fonder
notre espérance dont parle saint Paul: la Vierge Marie nous écoute, prie
pour nous.
La septième strophe est une supplique qui multiplie les demandes de salut,
relayées par une adresse directe au Christ, avec dans les deux strophes
l'introduction du motif de la piété. La supplique au Christ est, dans la
huitième strophe, le rappel de la Passion, que le Christ a acceptée pour le
salut des hommes. D'où une neuvième strophe qui en appelle au
juste
judex, au juste juge, pour qu'il nous accorde la rémission des péchés avec
le règlement des comptes; la dixième strophe évoque la position de l'homme
qui est à genoux, dans la position traditionnelle du suppliant, conscient
d'avoir péché.
La onzième strophe évoque deux figures majeures qui ont reçu la grâce du
Christ: Marie bien sûr mais aussi le «bon larron». Qui donc est
l'homme pour que le Christ prenne en compte ses demandes? Tel est l'objet
de la douzième strophe: l'homme est peu de choses, mais il redoute les
flammes de l'enfer... Un motif traditionnel vient appuyer la demande de
l'homme: il se compare à une de ces nombreuses brebis dont le Christ est
le bon pasteur. Il s'agit d'être la brebis, le chevreau, qui se trouve à
la droite du Christ. La quatorzième strophe rappelle le sort réservé aux
méchants; la quinzième, qui clôt l'ensemble du poème, se traduit ainsi:
«Je te supplie, à genoux et étendu par terre, mon coeur usé comme
si c'était de la cendre; aie souci de ma fin.»
Les
ultima verba de cet homme, ce seront évidemment les nôtres:
sentiment de honte devant l'ampleur de nos péchés, le coeur usé à force
de pleurer, la supplique aux lèvres, mais l'espoir demeure. Car cette fin
(
finis en latin), est-ce vraiment la fin? Qu'y a-t-il après le
Jugement? Pour les méchants, la damnation éternelle; pour les justes, la
vie éternelle. Bien sûr, ce n'est pas un scoop: on l'a dit et redit dans
cet article, probablement aussi dans ce
Sénevé, et pourtant, nous ne
pouvons nous empêcher de le répéter... Car il faut redire notre espoir,
notre foi dans le Seigneur: pas seulement la foi qu'il écoutera nos
prières, mais aussi et surtout la foi qu'il nous accompagne en tout ce
que nous faisons dans notre vie. Et c'est ainsi que la justice au jour du
Jugement nous est garantie, parce que nous reconnaissons la vérité de
cette justice et nous la plaçons au coeur de nos vies.
Conclusion.
Il est un mot qu'on prononce assez fréquemment dans les terres que je
parcours actuellement: «
Grüss Gott!» C'est une locution qui sert
dans beaucoup de circonstances, la première d'entre elles étant pour
saluer, mais aussi remercier, dire au revoir... Ces deux mots, tout simples
en apparence, sont porteurs de beaucoup plus; le sens d'ailleurs en est
profondément marqué par le lieu même, l'Autriche étant une fervente fille
de l'Église. Ils veulent tout simplement dire: «Dieu te bénisse!»
Ce sont des petits mots comme ça, quand on leur donne tout leur sens, qui
nous aident à progresser sur le chemin de la justice. Car, redisons-le
encore, c'est parce que le Seigneur nous accompagne dans toutes nos
activités qu'il nous est possible d'être justes. Comme le dit le Christ, ne
craignons pas: ne nous laissons pas obnubiler par cette crainte du
Jugement. Nous ne devons pas être justes pour éviter la damnation
éternelle, ce serait faire fausse route; nous devons seulement accepter
que le Christ nous aide sur ce chemin, et pour cela nous devons mettre
toute notre foi en lui, comme nous invite à le faire saint Paul. Vivons tous
les jours dans la paix et la foi du Christ, il saura diriger nos pas, pour
peu que nous le voulions. Et avec le psalmiste, demandons à notre âme de
bénir le Seigneur, car «le Seigneur est tendresse et pitié, lent à la
colère, et plein d'amour, sa justice demeure à jamais...»
S.P.