Du Dieu Juste à l'homme juste
Alexis Frémont
La justice, la justice, tu
rechercheras. Deutéronome,
16, 20
L'idée de
justice divine est malaisée à définir. L'on ne peut
l'analyser à l'aune des définitions classiques du juste, car ces dernières
sont trop variées et polysémiques. Dans le monde gréco-romain, par exemple,
l'on jouait sur les nombreuses acceptions du terme « juste ». Un homme réputé
juste, c'était celui qui faisait preuve de loyalisme politique et
juridique. Sur un tout autre plan, ce pouvait être l'homme « vertueux ».
Ainsi, la justice était-elle conçue comme équilibre personnel et réussite
extérieure à la fois.
Il convient de mesurer l'apport fondamental de la religion chrétienne
à ce socle de valeurs. Déjà, la justice était l'une des prescriptions
légales du Pentateuque. Prise en ce sens, elle était souvent accompagnée de
droiture. Elle incitait ainsi à prendre soin des petits, des pauvres, des
veuves et des orphelins.
Plus généralement, la Bible offre fréquemment de quoi éclairer cette
notion. Nombreux sont les textes bibliques, en effet, qui tentent d'établir
une distinction très claire entre justice des hommes et justice de Dieu.
Ainsi, la justice des hommes est celle de l'arbitraire — quand la justice
de Dieu est la justice même. Seul, l'homme ne peut bien distinguer ce qui
est juste de ce qui ne l'est pas. Frappé de cécité parce que pécheur, il ne
peut atteindre au juste par ses propres efforts — ni même par l'obéissance
à la Loi.
1 saint Augustin entend aussi
la justice divine
au sens de l'épître aux Romains: « La justice de Dieu ne signifie pas ce
par quoi Dieu est juste, mais cette justice que Dieu donne à l'homme afin
qu'il soit juste grâce à Dieu. » La
justification — c'est-à-dire
le fait de trouver grâce devant Dieu — ne survient que par la foi au
Christ.
C'est donc l'idée du Dieu juste — et d'un Dieu juge tout-puissant —
qui pourra nous mener en fin de compte à l'attitude de l'homme juste, car
c'est Dieu lui-même qui donne sens à cette dernière.
D'abord, force est de constater que la vertu de justice ne procède
pas de l'homme. Elle est une réponse aux desseins divins. Par exemple, dans
une perspective vétérotestamentaire
2, Dieu est fréquemment représenté comme
un juge — dont l'homme devrait s'inspirer. Mais Dieu est tout le contraire
du juge moderne, qui ne ferait qu'appliquer le plus équitablement possible
les dispositions d'un code. C'est un roi qui approuve — ou réprouve —
les actes de ses propres sujets.
Cette situation juridique de l'homme devant Dieu a de nombreuses
expressions. Peut-être, la plus profonde est celle de l'homme qui n'oserait
même plus se présenter devant son roi-juge : « Éternel, écoute ma requête.
Réponds-moi dans ta justice. N'entre pas en jugement avec ton serviteur.
Car nul homme vivant ne peut être trouvé juste devant
toi. »
3 L'homme recherche ici le verdict
de son divin roi, car il sait Dieu
miséricordieux et bon : « Dans ta justice, retire mon âme de la détresse.
Dans ta bonté, extermine mes ennemis. »
4
Devant l'autorité
royale, l'homme courbe ainsi l'échine. Mais c'est essentiellement parce
qu'il attend de Dieu une libération: «Montre-moi le chemin où je dois
marcher. Enseigne-moi à faire ta volonté. Car tu es mon Dieu ». Ensuite,
parce que Dieu est l'objet de crainte du juste — il a droit de vie et de
mort sur ses créatures. Et le juste de la Bible de s'exclamer: « Je
supporterai le courroux de Yahvé, puisque j'ai péché contre lui, jusqu'à ce
qu'il défende ma cause, et me rende justice. Alors, il me ramènera à la
lumière, et me fera contempler mon salut. » Ainsi, l'homme est-il est à la
fois craintif, et confiant devant le juge-roi.
C'est donc dans la justice absolue d'un Dieu juge que se fonde
l'attitude éthico-pratique de l'homme juste. Yahvé est juste en toutes ses
voies, miséricordieux en toutes ses oeuvres
5. Confessée
souvent dans l'Ancien Testament, cette justice universelle a un double
aspect. Il s'agit d'abord d'un aspect juridique ou judiciaire de conformité
à la norme, — selon laquelle le juge récompense et punit. Mais c'est aussi
souvent une justice d'intervention ou de rédemption. Remarquons que cette
dernière est celle que l'on attribuait au juge dans l'Orient ancien — un
roi chargé d'établir la paix et la prospérité de son peuple. Or, ces deux
sens s'impliquent l'un l'autre, car c'est en jugeant les hommes —
individuellement et collectivement — que Dieu leur communique son salut.
Dieu est donc d'abord le juge parfaitement juste. Il ne peut être
corrompu; il ne favorise pas le riche et le puissant, et fait droit au
pauvre et à l'isolé. En délivrant l'opprimé et en pardonnant à ce pécheur,
Dieu manifeste la plénitude de sa justice. Celle-ci est plus soucieuse de
salut que de châtiment — c'est ce que montre l'épisode de l'intercession
d'Abraham pour Sodome. Loin d'être simplement punitive, la justice divine
est essentiellement fidélité à la promesse et à l'Alliance avec les hommes.
Elle est don du salut, communication de grâce et de gloire — ce qui n'est
pas sans supposer une perspective universaliste et cosmique, dans l'Ancien
Testament.
Avec des nuances très appréciables, le Nouveau Testament est dominé
par ces mêmes conceptions. Dieu est juste, dans le même sens que dans
l'Ancien Testament. Il exerce royalement son droit de vie et de mort, et
d'approbation ou de désapprobation sur ces sujets que sont tous les hommes
(qu'ils le sachent, ou qu'ils l'ignorent). Cette justice de Dieu n'est pas
considérée en elle-même, mais dans son verdict historique — prononcé dans
la mort et la résurrection de Jésus-Christ. Dieu est ici aussi conçu comme
un roi. Son verdict va changer du tout au tout la condition de l'homme et
de l'univers tout entier.
Ici, remarquons que le Nouveau Testament reconnaît une justice au
sens plus large. Certes, elle ne résulte pas directement de l'oeuvre de
Dieu
et de la Croix. Les justes sont tous ceux dont Dieu approuve la conduite.
Et, par voie de conséquence, la justice désigne l'ensemble des pratiques
concrètes de la vie religieuse du juif fidèle; ceux qui ont « faim et soif
de justice », sont ceux qui soupirent après une vie enfin approuvée (et
libérée de toute oppression) par Dieu.
6 Par conséquent,
cette justice n'est pas toujours intérieure. Elle est plus généralement
comprise comme une vie concrète, humaine, et précisément historique.

Ceux qui ont « faim et soif de justice », sont ceux qui
soupirent après une vie approuvée par Dieu.
Ainsi, la justice divine sert-elle partout de principe. La
malédiction de l'homme trouve son plus bel accomplissement dans la croix du
Christ. Et parce que la justice de Dieu est une justice libératrice, elle
doit condamner une fois pour toutes le péché. Elle remporte avec la Croix
une victoire définitive sur toutes les puissances qui tenaient l'homme et
l'univers entier asservis.
La Croix du Christ représente donc d'un geste nouveau de libération
de la part de la justice de Dieu. Mais il s'agit aussi d'une disposition
nouvelle de son amour éternel. Dès la Création du monde, Dieu avait en vue
la Création renouvelée en Jésus-Christ. Toute l'histoire de l'humanité
convergeait vers la croix. La croix n'est pas un ultime essai humain de
faire fléchir la colère divine. Elle est pleinement l'oeuvre de
Dieu, la cérémonie décisive de réconciliation, préparée de longue date —
tout comme l'était le sacrifice lévitique, dans l'ancienne alliance.
Dès lors, le juste croyant ne compte plus que sur cette oeuvre de
Dieu. Il renonce à toute justice propre et proprement temporelle; il est un
« justifié », mais par sa propre foi. Non pas que sa foi lui soit une
nouvelle oeuvre méritoire, mais parce qu'il ne cesse de compter sur la
seule justice de Dieu.
7
Cette justice imputée au croyant par Dieu est une justice réelle.
L'homme à qui Dieu n'impute plus ses péchés à cause de Jésus-Christ est
« juste». Et il l'est devant Dieu — ce qui seul importe. Il est
un pécheur
vraiment pardonné, donc vraiment juste. Le Dieu qui a condamné est aussi
celui qui ouvre à l'homme une possibilité concrète de vie
meilleure
8. Affranchi du péché, l'homme devient
donc l'« esclave de la justice »
9 Cette
expression intéressante signifie que l'homme pardonné se doit de mener
une vie juste.
Enfin, si la justification fut accomplie à la croix et révélée par
l'Évangile, elle ne sera définitivement manifeste qu'au Jugement Dernier —
expression ultime et cause finale de la justice de Dieu. Elle reste donc,
aussi, un objet d'espérance. Le croyant demeure affamé et assoiffé de cette
justice définitive: « Pour nous, c'est par la foi et par
l'Esprit que nous attendons l'espérance de la justice.»
10 Si la Croix donne sens à la vie de l'homme juste, il est
une autre justice eschatologique que le croyant espère.
Ainsi, si Dieu justifie les comportements de l'homme juste, il
soutient aussi perpétuellement sa conduite — par la promesse d'une justice
nouvelle à la fin des temps. Reste à savoir en quoi consiste précisément
l'attitude terrestre du juste « approuvé » par Dieu.
Tentant de répondre à cette question d'une manière philosophique,
Leibniz a tenté de définir la justice comme charité du
sage
11. Elle est donc
recommandée par la raison propre, (de chacun)
mais aussi, par la raison universelle (Dieu comme raison dernière des
choses, des existences). Plus précisément, elle est une vertu au service de
la raison pratique — raison qui concerne les actes, et qui n'est autre que
la vertu de Prudence. Être juste s'assimile alors à l'acte d'exprimer son
amour pour Dieu et ses Créatures.
Mais Leibniz fait état du risque d'une aporie: comment le bien des
autres créatures peut-il en même temps être le nôtre ? Comment peut-il être
une fin, et non seulement un moyen ? Il ne peut l'être qu'en étant lui-même
agréable... Mais désirer le bien d'autrui pour lui-même, ce n'est rien
d'autre qu'aimer. Ici, l'on peut s'interroger à bon droit: en quoi une
telle attitude est-elle authentiquement juste ?

L'amour appartient à la nature même de la justice.
Dans ses
Éléments du droit naturel, Leibniz constate en effet que la
position de l'homme juste peut perdre de sa valeur morale, si elle n'est
qu'amour humain. Ce dernier amour ne peut être juste tant qu'il n'est pas
fondé en Dieu. En effet, être juste « par amour » équivaudrait à céder à ses
propres inclinations — et donc, en quelque sorte, à la facilité. Une telle
justice pourrait ne pas être entièrement une vertu. Leibniz indique que
pour que la justice soit autre chose qu'affection et amour (c'est-à-dire se
plaire à la félicité de l'autre), il faut y intégrer la notion de Bien
propre — celle-là même, qui provient directement de Dieu: « Nous aimons
celui dont le bien-être est notre plaisir.» En d'autres termes, l'amour
pour le bien d'autrui se réfracte en amour de notre propre vertu. Il
s'ensuit que l'amour appartient à la nature même de la justice. L'on peut
en inférer que « la véritable et parfaite définition de la justice, c'est
l'habitude d'aimer les autres ou de tirer volupté du bien d'autrui toutes
les fois que l'occasion se présente; le juste, c'est aussi tout ce qui
n'est pas injuste, et non seulement
l'équitable.»
12
Dans une telle conception, l'amour proprement humain est le premier
degré de la chaîne des vertus. Et la justice en est le second degré.
Approfondir ces degrés, donnés dans une suite logique, conduit à la vertu
de justice
stricto sensu — qui est définie comme amour, ou charité
du sage.
De ce troisième degré, l'on passe à la justice naturelle, qui est très
exactement justice de Dieu. Commutative, ou distributive, la justice
devient universelle — car justifiée par Dieu. Elle contient ainsi toutes
les vertus. Il en ressort donc que la vraie justice n'est pas le propre de
l'homme.
Cette justice véritable est toute entière expression et « diffusion »
de l'amour divin. Pourtant, nombreux sont les théologiens qui ont signalé
la difficulté de ce point spécifique. En effet, comment donc l'amour et la
miséricorde de Dieu peuvent-ils se concilier avec sa justice ? Car la
justice divine — comme nous l'avions vu au sujet de l'Ancien Testament —
peut aussi être punitive. En réponse à toutes ces questions, les Pères de
l'Église tiennent un langage sotériologique. Si le salut consiste en ce que
le Christ a payé notre dette, un lien profond unit justice et amour. Ainsi,
saint Irénée s'oppose-t-il à la distinction gnostique d'un dieu « bon » et
d'un dieu « juste ». D'une manière plus générale, nous pourrions affirmer
que la justice et la bonté divines éclatent dans le rachat que le Verbe de
Dieu fait des hommes, par son propre sang. Dieu reprend son propre bien en
toute justice et toute bonté, car il paye pour nous la rançon due. Cette
manifestation radicale de justice se refuse à exercer la violence punitive
du juge moderne — et fût-ce contre le démon!
Ici encore, c'est la Croix seule qui unifie l'Histoire de l'humanité.
Elle unifie aussi la vision que nous avons de Dieu, puisque penser la Croix
du Christ invalide la distinction facile qui serait faite entre un Dieu bon
et miséricordieux et un Dieu de justice.
Mais une question plus ponctuelle peut apparaître. Si la justice de
Dieu est universelle, elle n'est pas parfaitement juste — puisqu'elle ne
condamne jamais définitivement le pécheur. Pour saint Anselme, la justice
est l'exemple même de ces attributs divins qui appartiennent à la nature
suprême de Dieu. Mais la miséricorde en est un aussi, puisque nous savons
bien que Dieu pardonne et sauve. Or, saint Anselme s'est montré fort
conscient de ce problème soulevé par l'attribution à Dieu de propriétés qui
semblent contradictoires: comment celui qui est « le juste » par essence
peut-il faire quelque chose qui ne serait pas juste, en épargnant les
méchants ?
Saint Anselme résout cette antinomie. En renvoyant à l'unité de l'essence
divine et à la coïncidence mystérieuse en elle de tous les attributs du
souverain bien, il affirme que Dieu est juste — non pas en ce qu'il nous
traite selon nos mérites, mais en ce qu'il nous traite d'une manière
conforme à ce qu'il est Lui-même. C'est donc parce que Dieu traite l'homme
comme son égal qu'Il est infiniment juste et bon; son amour n'épargne aucun
homme — qu'il soit « dit juste » selon des critères humains, ou non.

Saint Thomas raccorde indissolublement justice divine et
justice humaine.
Ce glissement sémantique eu égard à la conception ordinaire de la
vertu de justice se trouve aussi chez saint Thomas d'Aquin. Pour le Docteur
Angélique, Dieu, en étant juste, ne fait autre chose que se rendre ce qu'il
se doit à lui-même.
Cette justice est d'abord distributive. Mais elle est surtout
fondatrice, car elle consiste à donner à chacun ce qui lui convient, en
vertu de sa propre nature d'être créé. Elle a également — nous retrouvons
ici les conceptions développées par l'Ancien Testament — une portée
cosmique, dans la mesure où se constitue ainsi un ordre de l'univers. Il
n'y a pas d'opposition entre justice et miséricorde divines, car la
miséricorde est la plénitude de la justice. Plus profondément, elle en est
la racine. Car rien n'est dû à la créature que par la volonté de son
créateur. Tout est donné par Dieu avec surabondance, et plus que ne l'exige
la proportion des choses.
Si Dieu donne tout à l'homme, la vertu traditionnelle de justice
provient aussi nécessairement de sa Volonté. C'est à ce titre que saint
Thomas raccorde indissolublement justice divine et justice humaine. Pour
Thomas d'Aquin, la justice humaine et politique est l'une des quatre vertus
cardinales. Elle répond à la vertu spécifique de la volonté. Certes, saint
Thomas admet la définition traditionnelle de la justice, comme volonté de
rendre à chacun son dû — selon la règle de l'égalité. Mais ce n'est qu'en
rappelant que cette justice éthique se conforme idéalement à celle de Dieu.
Sur cette base, il insiste sur la justice distributive. La justice
distributive est constituée des règles qui gouvernent les rapports entre
individus — y compris la règle de ne pas nuire à autrui. Cette dernière,
par exemple, inclut l'interdiction du meurtre, de l'adultère et du vol.
S'il est une « bonne » justice humaine, la justice divine sert donc ici
aussi de principe pour juger toutes les conceptions de la justice. Dans les
évangiles synoptiques, cet idéal est d'ailleurs à la base de la
réévaluation radicale des relations humaines, que l'on trouve dans le
sermon sur la montagne — selon cette injonction sans appel: «Soyez
parfaits, comme votre Père céleste est parfait.»
Mais c'est l'opposition entre justice de Dieu et indignité de
l'homme qui serait plus importante encore, pour la réflexion théologique.
L'homme ne peut atteindre la justice par ses propres efforts, même par
l'obéissance à la Loi de l'Ancienne Alliance. C'est la foi en Dieu qui rend
l'homme juste. Toute foi en Jésus-Christ peut être comptée pour justice.
Car si une certaine chose a été imputée à quelqu'un, la foi était cette
chose précieuse — pour la valeur de laquelle l'homme était réputé juste. De
fait, elle lui était inhérente. Ainsi peut-on dire bienheureux l'homme
auquel Dieu impute la justice. Ses iniquités ont été pardonnées; ses
péchés ont été « couverts ». Il a approuvé le soutien de Dieu — Lequel, en
sa royauté, « approuve » sa Créature. C'est donc l'homme à qui Dieu n'a
point compté de péché qui serait l'homme juste par excellence.
A.F.