Le temps du juste : la patience

Jean-Régis Catta








«L'exception est plus intéressante que le cas normal. Le cas normal ne prouve rien, l'exception prouve tout; elle ne fait pas que confirmer la règle: en réalité la règle ne vit que par l'exception. Avec l'exception, la force de la vie réelle brise la carapace d'une mécanique figée dans la répétition.» 1

Nuançons d'emblée cette affirmation schmittienne; l'exception ne prouve pas tout. Lire l'expérience quotidienne au prisme d'un cas limite risque toujours de donner une lumière faussée à l'analyse puisque, par hypothèse, le point de départ d'un raisonnement de ce type est a-normal. Néanmoins, la situation exceptionnelle comporte une fécondité heuristique certaine: en jetant une lumière non plus sur le tableau mais sur son cadre, elle révèle avec netteté les contours de ce qui en général n'apparaît pas à l'oeil inattentif car voilé par l'habitude. Porter son regard sur l'exception permet une compréhension plus aiguë puisqu'il s'agit de rechercher le point précis où l'on doit «trancher», juger sans possibilité de compromis. Aujourd'hui, alors que les possibilités techniques et scientifiques repoussent chaque jour les limites naturelles et légales du possible, « être juste » signifie parfois poser des choix crucifiants et incompréhensibles pour beaucoup puisque non fondés — semble-t-il — sur des considérations rationnelles. En effet, la logique de compassion aveugle, la politique de «l'exception éthique», en bref la «tyrannie du possible» possèdent une telle puissance rhétorique que l'esprit, aveuglé par l'évidence apparente et la pression de l'instant tragique mis en exergue lorsqu'une vie est en jeu, trouve difficilement le chemin de la justice. Comme l'écrit E. Levinas, «nous ne connaissons pas seulement la souffrance comme une sensation désagréable, accompagnant le fait d'être acculé ou heurté. Ce fait est la souffrance elle-même, le "sans issue" du contact. Toute l'acuité de la souffrance tient à l'impossibilité de la fuir, de se protéger en soi-même contre soi-même ; elle tient au détachement à l'égard de toute source vive. [...] Dans la souffrance, la réalité agit sur l'en soi de la volonté qui vire désespérée en soumission totale à la volonté d'autrui.»2 Dans ce contexte, un seul critère permet de séparer les sentiments contradictoires pour discerner le sens véritable de la justice: la distance vis à vis de l'instant, l'intégration d'un Temps qui dépasse le temps3.

Pour illustrer cette idée, l'hypothèse dite du «bébé-médicament», ou du «bébé du double espoir» est particulièrement éclairante. Il s'agit d'une situation exceptionnelle à bien des égards, régie en droit français par la loi du 6 août 20044. Elle concerne une famille dont l'un des enfants est « atteint d'une maladie génétique entraînant la mort dès les premières années de la vie et reconnue comme incurable au moment du diagnostic »5. Devant une telle situation, il est légitime que les parents désirent à la fois tout mettre en oeuvre pour guérir cet enfant et faire tout ce qui est en leur pouvoir pour éviter que cette maladie soit transmise une nouvelle fois. Techniquement, la solution apparaît facile, évidente, juste. Par le biais d'une procréation médicalement assistée (PMA) suivie d'un diagnostic préimplantatoire (DPI), un embryon « sain » et compatible HLA avec l'enfant malade peut être sélectionné et implanté. Grâce à cela, les parents peuvent, d'une part, donner naissance à un enfant indemne de la pathologie héréditaire et, d'autre part, donner à l'enfant malade une chance de guérison6. Ce nouveau-né possède des cellules qui peuvent être utiles à son aîné, permettant d'améliorer « son pronostic vital de façon décisive »7. Le bébé répond donc à un « double espoir » des parents: donner naissance à un enfant indemne de la pathologie et servir de « médicament » pour le grand frère ou la grande soeur. Humainement, cette solution est-elle juste ? De prime abord, les bénéfices semblent innombrables: un premier enfant est peut être sur la voie de la guérison, un second a été préservé de la pathologie héréditaire, et les parents peuvent enfin mettre un terme à leur inquiétude pour vivre paisiblement le bonheur familial retrouvé. Pourtant, la justice ne peut se résumer à cet instantané idyllique. Elle se reconnaît aux fruits qu'elle offre dans la durée. Or, le cas présenté ici manifeste très clairement qu'être juste est impossible si l'horizon du temps présent à la conscience considère comme indépassable la souffrance de l'instant.

Les débats à l'Assemblée Nationale sur ce point furent très révélateurs: être juste, à temps, exige une prise de distance que le fonctionnement démocratique accentué par le lobbying scientifique et la pression médiatique rend aujourd'hui quasiment impossible. Avant cette loi, pour limiter les dérives eugéniques, l'intérêt de l'enfant à naître devait constituer le seul motif légitime de recours à un DPI. L'élargissement consenti ici par l'Assemblée Nationale ne supprime pas cette limite mais ajoute une seconde finalité qui introduit une rupture considérable dans les raisonnements. Le ministre de la Santé de l'époque, M. Douste-Blazy, l'a ouvertement reconnu. Il estime que le droit ne fait que suivre la possibilité technique et affirme que « le bonheur retrouvé d'une famille dont l'enfant est sauvé ne peut se discuter.»8 Dans quelle mesure être juste ne signifie-t-il pas, précisément, savoir résister à cette double contrainte, le possible et le sensible ? Mais, dans ce cas, à quel titre refuser un acte à la fois humainement possible et potentiellement bénéfique ? Une seule certitude à ce stade: la loi, en complétant la possibilité technique par la possibilité légale, n'a fait que renvoyer la décision et la responsabilité au niveau inférieur, à la relation médecin/famille.

Pour l'équipe médicale, devant une telle situation, comment « être juste » ? L'alternative est simple. Refuser signifie ici assumer la mort d'un être que l'on aurait pu peut-être sauver et renvoyer la famille à la solitude de sa détresse. Accepter, c'est faire durer un peu plus une espérance qui sera peut-être déçue, c'est donner à une naissance une fécondité à la fois certaine (la naissance du second) et incertaine (la guérison du premier), c'est-à-dire cautionner l'ambiguïté du désir des parents. En présence d'une telle impasse, exiger la justice, refuser l'instrumentalisation d'un être, semble d'une cruauté insoutenable. D'autant plus que l'enjeu s'avère limité voire ridicule : quelques cellules de cordon ombilical ! Un effort de lucidité, un souci de justice libre vis-à-vis des possibilités ouvertes par le droit est pourtant d'une nécessité vitale. Une situation exceptionnelle tend naturellement à s'émanciper toujours plus des limites initialement posées et si l'exigence de justice n'est pas présente d'emblée, les dérives sont inévitables9. Se reposer sur la loi pour « être juste » est une illusion qui ne résout rien, bien au contraire10.

La situation dans laquelle se trouvent les parents est résumée de manière saisissante par la député Valérie Pécresse lors des débats parlementaires: « Peut-on imaginer qu'un médecin ne mette pas tout en oeuvre pour accéder au désir légitime de la mère de mettre au monde un enfant bien portant et de donner une chance de guérison à son enfant malade ? Il est vain d'opposer un raisonnement abstrait à des situations aussi tragiquement concrètes ». La situation est certes « tragiquement concrète », mais qualifier ces raisonnements d'« abstraits », quand bien même ils tendraient à résister à la pression compassionnelle, est révélateur d'une appréciation parfaitement esclave des faits. En effet, l'absence quasi totale de recul liée à la souffrance fait parfois oublier le coeur de la difficulté ; l'enfant porteur de ce « double espoir ». Se voiler la face afin d'éviter les « raisonnements abstraits » ne peut empêcher que, neuf mois plus tard, l'exigence de justice prenne soudain visage.




Emmanuel Levinas.

La pensée de E. Lévinas est une fois encore très éclairante : « le rapport avec Autrui, écrit-il, ne se mue pas, comme la connaissance, en jouissance et possession, en liberté. Autrui s'impose comme une exigence qui domine cette liberté et, dès lors, comme plus originelle que tout ce qui se passe en moi. Autrui [...] indique la fin des pouvoirs »11. Or, opter pour l'hypothèse du « bébé-médicament » revient à refuser cette borne. Matériellement, la technique de guérison intervient alors que le « bébé-médicament » n'existe pas comme personne juridique. Mais les avantages attendus de cette sélection embryonnaire dépendent de la naissance, c'est-à-dire de la venue au monde d'une personne au sens juridique du terme. La PMA et le DPI représentent des actes qui peuvent sembler anodins au moment de leur commission puisque autrui ne paraît pas explicitement, mais ils prennent tout leur relief lorsque autrui apparaît, de manière conforme aux souhaits médicaux, dans cet enfant porteur d'un double espoir. « C'est l'accueil d'Autrui, le commencement de ma conscience morale, qui met en question ma liberté »12, c'est-à-dire qui donne son sens au problème de l'agir juste. Autrui, ici, est double. Dans un premier temps, il m'apparaît dans celui dont la vie est menacée (enfant atteint de la pathologie). Ma volonté libre, interpellée, fait face à une première exigence de justice. Répondre de manière immédiate peut conduire à instrumentaliser un autre être. En effet, c'est uniquement de manière médiate et postérieure, dans un second temps, que le visage d'autrui se révèle ailleurs (enfant né pour guérir un frère ou une soeur). Ma volonté libre, interpellée à nouveau, affronte une seconde exigence de justice dont la réponse est entièrement conditionnée par la réponse apportée à l'interpellation première13.

Cette situation éthique bien particulière voit ainsi se dégager deux démarches différentes, dans lesquelles « être juste » ne revêt pas la même signification et n'emporte pas les mêmes conséquences. Face à la souffrance, la première démarche qui consiste à « être juste » dans l'instant est une tentation bien compréhensible : que ne ferait-on pas pour le bonheur d'une famille, pour la vie d'un enfant ? En l'espèce, il s'agit néanmoins d'une justice à contretemps. En croyant libérer un enfant de la mort, on ne fait que retarder son échéance, en payant le prix fort puisqu'un autre être se retrouve enchaîné, doublement enchaîné14. L'attitude véritablement juste ici doit concilier la prise en compte de la souffrance et les capacités techniques, sans pour autant sacrifier l'accueil authentique d'autrui. Cette deuxième démarche, en renonçant de donner à la vie d'un être présent une valeur qui relativise la vie d'un être en devenir, intègre une distance vis-à-vis de l'instant, insère dans la compréhension du temps une dimension d'éternité. « Par la souffrance, rappelle E. Lévinas, l'être libre cesse d'être libre, mais, non-libre, est encore libre. Elle demeure à distance par rapport à ce mal de par sa conscience même et, par conséquent, peut virer en volonté héroïque. Cette situation où la conscience privée de toute liberté de mouvements, conserve une minimale distance à l'égard du présent ; cette passivité ultime qui se mue cependant désespérément en acte et en espoir, est la « patience » , la passivité du subir et, cependant, la maîtrise même. Dans la patience s'accomplit un dégagement au sein de l'engagement »15.

Lorsque Adam a été atteint d'une « pathologie héréditaire entraînant la mort » (appelée péché originel), le Père n'a pas envoyé le Fils dans l'instant pour éviter que le premier homme goûte l'amertume du fruit de la connaissance du Bien et du Mal, et empêcher la mort de faire son oeuvre. Patiemment, il a tissé des liens avec l'humanité pour permettre qu'un jour, un bébé naisse afin de sauver sa création. Par ailleurs, aucune instrumentalisation n'est à l'oeuvre : c'est le Christ lui-même qui s'est avancé : « Voici que je viens pour faire ta volonté » dit le psaume. Le Salut n'est juste que parce que le Sauveur est libre. Si « la justice est la droiture de la volonté gardée pour elle-même »16, le seul acte libre et juste relève au moins en partie du don de soi. Pour être droite, la volonté doit ancrer ses actes au-delà de l'instant, de l'intérêt personnel et immédiat. Ainsi, « dans la patience, la volonté perce la croûte de son égoïsme et comme déplace le centre de sa gravité hors d'elle pour vouloir comme Désir et Bonté que rien ne limite »17.

J-R.C.
Index du numéro.