L'Idée de guerre juste.
Warren Pezé
Il y a plusieurs
façons de
traiter du problème de la guerre juste: angle philosophique, angle
théologique... N'étant pas philosophe de nature, j'ai choisi de l'aborder
sous un angle historique: je ne serai donc pas amené à trancher de la
justice, ou non, de telle ou telle guerre. Ce qui m'intéresse est bien
plutôt de voir ce qui rendait la guerre juste aux yeux de ceux qui la
faisaient, car on déclenche rarement une guerre sans être convaincu de la
justice de sa propre cause. De cette manière, on peut distinguer, au cours
des siècles, de nombreuses façons différentes d'envisager le problème de la
justice dans la guerre: on se rend alors compte que ces différents points
de vue historiques épousent finalement assez bien les subdivisions
philosophiques du concept de justice.
Cela dit, pour un exposé sérieux sur la question théologique et
philosophique de la guerre juste, je vous renvoie à un excellent article
paru dans le Sénevé voici quelques années, et dont voici le lien Internet:
www.eleves.ens.fr/aumonerie/seneve/numeros_en_ligne/pentecote03/
J'en viens au sujet. D'après Clausewitz, dans
De la
guerre, la guerre se définit comme un acte de violence par lequel nous
cherchons à contraindre l'ennemi à se soumettre à notre volonté. Volonté
orientée vers un but: il ne s'est probablement jamais produit de guerre
sans que les belligérants ne soient convaincus de la justesse de leur cause
; toute la question est alors de savoir quelle est la justice dont ils
pouvaient se réclamer en faisant la guerre, et éventuellement de dégager
les limites de ces différentes formes de justice.

Le général prussien Karl von Clausewitz, le théoricien de la
guerre totale
Là se pose le problème: le sens du mot
juste, qui est à
la fois
associé à l'idée de vertu — un homme, une conduite justes — et à la
conformité à la loi, totalement amorale; il était juste à Rome de punir son
esclave de mort, même si cette idée nous choque moralement; il suffit que
la loi l'ait permis alors. C'est cette polysémie qu'il faudra explorer. Je
me suis fondé pour l'analyser sur l'article de Paul Ricoeur des
Lectures 1 intitulé « Le juste entre le légal et le bon »; il
opère une séparation entre un juste qui est rattaché au
bien
d'après la
vertu d'équilibre ou d'
égalité (
isotès
en grec) et un juste qui est rattaché au
légal, par la simple
application de la loi. Je n'ai pas intégralement suivi cette séparation,
afin de m'adapter à la réalité historique de la guerre (qui n'était pas
vraiment le souci de Ricoeur dans
son article); j'ai donc distingué trois conceptions différentes de l'idée
de justice dans la guerre: le juste comme
équilibre, le juste comme
idéal universel, qui tous deux tendent au
bien, et le
juste comme
procédure attachée au
droit. Il faudra donc
étudier ces trois formes de justice l'une après l'autre, en analysant à
chaque fois tour à tour: les
fondements philosophiques de cette forme de justice, un exemple historique
de sa mise en pratique, ses limites.
La guerre vertueuse par équilibre.
La vertu d'isotès.
La guerre juste peut être associée au principe antique de la
mésotès (exposé dans
l'Éthique à Nicomaque d'Aristote),
c'est-à-dire un équilibre entre le trop et le pas assez; chaque contraire
est séparé de cet équilibre par une même distance, l'
isotès. Un tel
concept a donné naissance à l'égalité démocratique (isonomie) qui trouvait
son application dans le droit public (égalité face à la justice), dans la
distribution des magistratures, sous Solon ou Périclès. Il a semblé aux
anthropologues, parmi lesquels Lévi-Strauss, que cette
isotès, que
cette équirépartition était à la source des premières relations entre les
hommes, puisque c'est un principe de réciprocité; l'axe des relations
sociales, qui correspond à la barre verticale, ne peut se déployer qu'à
partir du moment où un équilibre parfait règne entre les participants;
aussi, dans les sociétés primitives (pas uniquement chez les papous, mais
également dans les anciennes tribus germaniques), le grand facteur de
pacification sociale est-il l'échange de dons et de contre-dons.
La figure ci-dessous montre le schéma de la
mésotès en
application pour la vertu de courage, équilibre entre couardise et
intrépidité érigé en vertu par un acte de volonté (sans lequel l'équilibre
reste une fade médiocrité; médiocre ayant la même origine que moyen).
Ce principe de
mésotès est un fondement de la justice,
puisque la justice consiste à donner à chacun la part qui lui revient, à
savoir l'équilibre entre le trop et le pas assez (c'est la conception
défendue par Socrate contre Thrasymaque dans
La République). Alors,
si on l'étend au domaine du droit international, cela signifie que les
nations doivent s'équilibrer les unes les autres sur l'axe horizontal, à
chacune étant accordé ce qui ne compromet pas la paix avec les autres
nations ; les nations doivent s'équilibrer les unes les autres à la manière
des hommes primitifs et des citoyens grecs de part et d'autre du zéro, afin
que puissent naître des relations pacifiques. C'est donc un principe
égalitaire, qui vise à faire traiter les nations d'égale à égale. Et une
guerre juste, en ce sens, est une guerre qui vise à rétablir un équilibre
entre les nations une fois que celui-ci a été compromis par une des
nations.
Sa signification historique.
Cette conception d'une guerre juste peut être associée à la
doctrine diplomatique qui a prévalu du
xviiième siècle à la seconde
guerre mondiale dans toute l'Europe; celle de
l'
équilibre des forces, d'après laquelle il ne doit pas y avoir de
nation dominante sur le continent. Par exemple, lors de la guerre de succession
d'Espagne qui eut lieu entre 1700 et 1714, la France était sur le point de
se retrouver à la tête du plus grand empire du monde puisque le testament
du roi d'Espagne, Charles II, lui accordait la totalité de son empire. Les
nations européennes, considérant que cela remettrait en cause l'équilibre
des puissances sur le continent, décidèrent de faire la guerre à la France
pour lui faire renoncer à cet héritage, et elles finirent par obtenir
raison (aux traités d'Utrecht en 1713).
Cet exemple est instructif en ceci: à l'origine, si la justice s'était
limitée à la
conformité au droit, la France aurait été reconnue
légataire de l'empire espagnol puisque le testament de Charles II, document
juridique, lui accordait cet empire. Mais la France fut privée d'un
héritage qui lui revenait de droit par une conception de la justice comme
principe moral, et non légal, qui autorisait tacitement les autres
nations européennes à lui faire la guerre pour préserver cette vertu
d'équilibre. On peut objectivement trouver dans cette manière de faire la
guerre une certaine justice, puisqu'elle garantit l'égalité des nations
entre elles et leur équilibre en temps de paix !

Le Congrès de Vienne établit un équilibre entre les grandes
puissances qui permit un siècle de paix exceptionnel en Europe
Ses limites.
Cependant, elle présente plusieurs inconvénients; d'abord elle
n'est décidée par aucun droit écrit mais uniquement par l'intérêt
particulier de chaque nation. Or, il se trouve que l'intérêt particulier de
chaque nation ne se restreint pas à l'équilibre. En effet, il est de
l'intérêt de chaque nation à la fois d'interdire
à ses voisins de s'agrandir (c'est cet aspect qui motive sa volonté
d'équilibre), et de chercher à s'agrandir; dès lors, l'équilibre est
soumis aux différentes ambitions nationales. De la même manière, dans les
sociétés primitives, le système du don/contre-don aboutit finalement à des
conflits réguliers; car dans le don, l'individu cherche surtout à faire de
l'autre son débiteur, son obligé. Les dons et contre-dons se succèdent
alors, en étant de plus en plus coûteux, jusqu'à ce qu'une des parties ne
puisse pas offrir un don plus coûteux que le précédent; alors éclate le
conflit.
Si la
mésotès est alors une justice qui préserve
efficacement l'équilibre des forces, c'est toutefois une justice qui
entretient les principes de sa remise en cause permanente puisqu'elle est
entièrement fondée sur les comportements des dirigeants, qui n'agissent
souvent que dans ce qu'ils croient être l'intérêt de leur
nation, c'est-à-dire souvent de s'étendre par la guerre. Comme dans les
sociétés primitives, les conflits sont des moments régulateurs
indispensables au rééquilibrage des relations entre États.

Le cardinal de Richelieu, en s'alliant aux princes protestants
pendant la guerre de trante ans, invente le concept de raison d'Etat
et met définitement fin au règne de l'universalisme.
La guerre juste par impératif d'expansion.
Le concept d'universalisme.
Il est écrit dans l'Épître aux Romains : « Le juste vit de la
foi.»
1 La justice est un concept qui
s'appuie aussi sur
la transcendance, le culte qu'on lui rend et l'obéissance qu'on lui
doit. On est en droit de se demander comment du christianisme, religion
d'amour, on a pu arriver à une idée de guerre juste : cela suppose un
cheminement de pensée tout-à-fait particulier. Nous allons nous pencher sur
le chapitre XIX de
La Cité de Dieu de saint Augustin, car ce
chapitre offre un bon exemple du glissement par lequel on passe d'une
religion d'amour aux guerres d'évangélisation. Les paragraphes 4, 7 et 21
traitent directement du sujet, je vous y renvoie donc.
Dans la première partie, nous avons vu une justice qui exige
que la vertu soit faite d'
équilibre, équilibre à poursuivre par la
sagesse de l'homme. Pourtant saint Augustin fait de la justice un autre
type de vertu. Il affirme que c'est une grande vanité de se faire soi-même,
créature faillible, l'arbitre de son propre bonheur: « Qui donc est
arrivé à un si haut degré de sagesse qu'il n'ait plus rien à démêler avec
les passions ? » En effet, notre raison est faillible parce qu'elle
est soumise à l'empire du corps autant que le corps est soumis à l'empire
de la raison; le sage lui-même peut être atteint par la douleur, la
maladie, qui altéreront ses facultés. S'il n'est plus juste pour le sage de
suivre les préceptes de sa raison faillible pour mener sa vie vers le
souverain bien, il est en revanche juste pour le religieux de suivre les
préceptes de Dieu, qui est infaillible. Ce sont donc les préceptes divins
qui sont la source de la justice.
Suivons saint Augustin, au paragraphe 7: « C'est
l'injustice de l'ennemi qui arme le sage pour la défense de la justice, et
c'est cette injustice que l'homme doit déplorer, ne s'ensuivit-il aucune
nécessité de combattre.» Jusque là tout est normal, saint Augustin
défend la justice de la guerre si celle-ci répond à une injustice faite à
la cité ; la guerre défensive donc, à laquelle le sage se doit
d'adhérer. Dans ce même paragraphe, il stigmatise les mauvaises raisons de
faire la guerre, à savoir la volonté d'étendre sa domination. Dans les
paragraphes suivants, il traite de la paix comme du bien désirable par tous
les hommes, et distingue différentes sortes de paix, cela est peu dans
notre sujet.
Mais plus loin, au paragraphe 21, saint Augustin s'attelle à
une autre tâche, celle de démontrer qu'il n'y a jamais eu de république
romaine, et c'est là qu'il va fournir, sans le vouloir puisque sa
démonstration n'est pas orientée vers ce but, des arguments aux futurs
fauteurs de guerre juste: il va critiquer le
de Republica de
Cicéron, qui définit une république comme « la chose du peuple » ;
et le peuple comme « une association nombreuse qui repose sur la
sanction du droit consenti et sur la communauté d'intérêts » ; or si
on a bien suivi le paragraphe 4, on se rappelle que saint Augustin disait
que le seul fondement de la justice doit être la parole divine puisque notre
raison est faillible ; donc un peuple qui n'a pas le droit de Dieu comme
fondement n'a pas de véritable droit comme fondement; et n'est plus une
république. « Quand l'homme ne sert pas Dieu, quelle justice peut être
dans l'homme ? »
Cela ne serait pas bien dramatique si, en plus d'anéantir
l'idée de république romaine, saint Augustin ne s'attaquait pas aussi à
cette idée selon laquelle une cité est nécessairement dans l'injustice
lorsqu'elle impose sa domination à des provinces barbares (comme ce fut le
cas de l'empire romain). Soucieux maintenant de dégager l'empire romain
d'une injustice, saint Augustin dit que « cela est juste (imposer sa
domination), parce que la servitude est utile aux hommes asservis quand le
droit écarte l'abus ; que cette dépendance leur sera d'autant plus
salutaire que l'indépendance leur était funeste.» On se rappelle une
fois de plus que le fondement de tout droit doit être Dieu. Alors, puisque
seul le droit peut écarter l'abus et que seul Dieu possède le droit, il est
juste d'asservir des hommes au nom de Dieu. On voit donc comment le fait
que Dieu seul est l'origine du vrai droit finit, dans l'argumentation, par
légitimer une guerre faite au nom de Dieu. Pour comprendre vaguement
quelque chose, je vous invite à lire le chapitre en question.
Sa signification historique.
L'universalisme, dans le domaine des relations internationales,
est apparu avec deux grandes religions monothéistes: la chrétienté et
l'islam, et a régné sur l'Europe durant tout le Moyen-Âge, et jusqu'à
Richelieu (qui a désobéi à l'impératif divin en s'alliant aux protestants
pendant la guerre de Trente Ans ; c'est l'invention de la raison
d'État). Mais à plus large titre, cette conception universaliste qui sera
partagée par les religions monothéistes prosélytes, sera aussi partagée par
toute nation qui érigera en nécessité universelle son idéal particulier, ce
qui se fait le plus souvent par la recherche d'une nécessité naturelle; par
exemple, la révolution française, en idéalisant l'état de nature et en
faisant de la liberté de l'homme un droit naturel issu de la naissance,
fait de tout État qui ne respecte pas cette liberté une souillure
contre-nature, illégitime. L'assemblée constituante « déclare
solennellement qu'elle regarde l'ensemble du genre humain comme ne formant
qu'une seule et même société » : on est donc bien dans de
l'universalisme. Les textes révolutionnaires prennent systématiquement à
témoin l'univers tout entier de leurs décisions, avec la conscience d'une
certaine responsabilité vis-à-vis de l'humanité... Alors, puisque la
république française est la seule à avoir rétabli un droit de nature
universellement nécessaire, il lui incombe de le propager ; en effet,
puisque le principe de souveraineté réside naturellement dans la nation, et
qu'à l'étranger la nation se trouve tyrannisée, c'est faire oeuvre de
justice de lui rendre sa souveraineté ; d'où le slogan: « Nous faisons
la guerre aux rois, non aux peuples.» Un autre exemple, à approfondir,
est celui du communisme.

Charles Quint, une tentative d'Empire universel.
Ces guerres nous posent problème dans la mesure où leur
légitimité, ce qui les rend justes, repose uniquement sur la conscience de
ceux qui la provoquent. Il semble donc qu'on puisse dire, pour trancher le
fait qu'elles sont justes ou injustes, que cela ne dépend que du point de vue.
Il semble qu'on ne puisse identifier la nature juste ou non de ce type de
guerre qu'en faisant appel à l'intuition et au jugement du plus grand
nombre ; en se référant par exemple à l'accueil que font les « peuples
agressés » à ceux qui leur apportent le « bien universel ».
Lorsque ce bien ne sera pas universel, il sera nécessairement vécu
comme l'invasion d'une culture par une autre, et provoquera donc de
fréquentes révoltes, comme par exemple les guerres de colonisation. Lorsque
ce bien universel se révélera être un mal, les peuples pourront aussi se
révolter, comme ils le firent à Budapest en 1956 ou à Prague en 1968. Et au
contraire on pourra repérer de façon empirique une guerre à peu près juste
à l'accueil que lui fera le peuple agressé, par exemple celui qu'ont fait
les Italiens du nord aux troupes de Français en 1797, qui venaient apporter
l'idée de libre arbitre à des peuples vivant sous la botte de l'Autriche
depuis un siècle. On peut enfin déterminer un dernier principe, que nous
devons à Kant : le principe de publicité. « Toute prétention juridique
doit être susceptible de publicité », dit-il dans l'appendice de
Pour la Paix perpétuelle. C'est-à-dire que si une guerre et ses
préparatifs sont tenus secrets, cela voudra nécessairement dire que la
cause qu'elle défend est injuste et susceptible de provoquer des réactions
outrées. Mais on voit tout ce que ces critères de repérage ont d'imprécis,
puisqu'ils sont liés au jugement humain; par exemple, l'invasion de
l'Italie par les révolutionnaires, si elle a été bien accueillie par
les populations, n'en a pas moins débouché sur l'asservissement et le
pillage de cette région par la France qui prétendait lui apporter la
justice. L'idée de justice universelle est souvent un prétexte expansionniste...
La guerre juste par application du droit.
Le lien entre État et individu.
On a vu précédemment, avec la justice comme vertu, qu'un État
pouvait se comporter comme un individu et rechercher le juste à travers le
bien. Nous allons voir maintenant qu'un État, en dehors de cela, peut
être assimilé à un individu, si on considère que le milieu international
dans lequel nous nous trouvons peut être rapproché de l'état de nature
dans lequel les individus s'agressent mutuellement, dans l'anarchie (telle
que les philosophes se la représentent). D'après Kant, dans
Pour la
Paix perpétuelle, « les peuples en tant qu'États peuvent être
assimilés à des individus qui, dans leur état de nature, se portent
préjudice par le simple fait qu'ils existent les uns à côté des autres et
dont chacun, au nom de sa sécurité, peut et doit exiger de l'autre qu'il
entre en même temps que lui dans une constitution, semblable à la
constitution civile, dans laquelle son droit peut être garanti à
chacun. Cela constituerait une fédération des peuples.» En effet, des
États différents ne peuvent pas être soumis à une contrainte militaire
commune (une sorte de police) tant que n'est pas institué un tribunal
commun, une justice commune. Ils sont donc condamnés d'ici là à conclure
des traités dont l'application ne repose que sur le bon vouloir des princes; c'est-à-dire qu'ils ne l'appliquent que tant qu'ils jugent que leur
cause y est conforme, puisque dans un système où il n'y a pas de droit
commun, chacun juge sa cause la plus juste de toutes. Dès lors, comme ils
n'ont pu garantir le droit par une procédure de tribunal comme nous le
faisons en société, ils firent généralement que ce soit l'issue de la
guerre qui déterminât le droit ; Pascal écrivait : « Ne pouvant faire
que le juste fut
fort, on fit que le fort fut juste.» Par exemple, dans le
traité de Versailles les alliés nommèrent l'Allemagne responsable de la
guerre. D'après Kant, ce serait un abus.
La fédération, condition de possibilité d'un vrai droit
international.
La seule justice qui peut exister au niveau international
serait celle qu'on trouve au sein même de nos États. Or cette justice,
pour s'exercer, implique deux choses ; un État au dessus d'elle qui
assure son fonctionnement et qui lui donne des lois, et une base populaire
à laquelle elle s'applique. Il est donc nécessaire de créer ce cadre qui
n'existe pas, ce qui revient à faire un vrai contrat social. Pour ce faire,
Kant parle de créer une fédération pacifique (2
ième section), fédération car
les États se refusent toujours à renoncer à leur souveraineté totale, et
donc la constitution d'un État mondial est impossible. Cette fédération
cherche à garantir la liberté de chaque État pris à part, et applique le
principe de la séparation des pouvoirs ; en effet, elle doit être
exclusivement composée d'États républicains qui y adhèrent
librement. Elle doit édicter des lois universellement valables. Le contrat
social étendu de cette manière à l'international donne naissance non pas à
un État, mais à une fédération libre, à laquelle s'applique toujours un
droit international et non pas un droit public.
La guerre juste de ce point de vue.
Dès lors, si on poursuit l'analogie, la guerre devient une
entorse au droit, tout comme un crime est une entorse au droit dans nos
sociétés. Kant dit: « Quant à la guerre elle-même, elle n'a besoin
d'aucun mobile particulier ; elle semble au contraire greffée sur la nature
humaine et même passer pour un acte noble auquel l'homme est porté par
l'instinct de l'honneur et non par les ressorts de l'intérêt personnel
.» Elle peut donc se passer d'un mobile rationnel et être mise sur le
compte de notre nature, mais étendue à un peuple tout entier, ce qui n'a
rien de fantaisiste si on s'appuie sur le plus grand théoricien de la
guerre, Clausewitz, qui fonde la guerre sur l'alliance suivante dans
l'article 28 de
l'Art de la Guerre; l'instinct naturel aveugle,
qu'il associe au peuple, et l'acte de raison, qui utilise cet instinct, et
qu'il associe à la politique. Par conséquent, il appelle la guerre « un
acte de vie sociale, un conflit de grands intérêts qui ne se résout qu'avec
effusion de sang ». Dès lors, une fois qu'on a ainsi assimilé la guerre
dans le droit international à ce qui est un crime dans le droit public, on
peut parvenir à l'idée qu'elle est nuisible au maintien de la fédération
des États en tant que crime, que dès lors elle doit être réprimée par la
justice instaurée par la fédération; et la seule manière de la réprimer
semble être une guerre, de la même manière qu'un crime dans le droit public
est réprimé avec violence par la police qui est chargée de veiller à
l'application du Droit. On peut donc assimiler la guerre juste du point de
vue du droit à un acte répressif déclenché par une entorse au droit, et qui
adapte sa répression au niveau de l'entorse, tout comme la police adapte sa
réponse au crime qu'elle pourchasse. Le but de la guerre est toujours,
d'après Kant, de rétablir le droit, et non pas d'exterminer son
adversaire. Mais comme dans l'état d'anarchie le droit est une notion
flottante, il n'y a que cet état de fédération qui lui rende sa véritable
vocation de justicière.
Signification historique et ouverture.
Si on continue d'attacher les théories que nous avons
développées à des mouvements précis du droit international, après les
doctrines de l'universalisme et de l'équilibre des forces, celle que nous
venons de voir d'un droit international universel et de la constitution
d'une fédération universelle est beaucoup plus jeune, datant au plus loin
de l'abbé de Saint Pierre et de son
Traité de paix perpétuelle de
1713, composé de 5 articles fondant une union européenne pacifique et
auquel je vous renvoie, et à Kant avec
Pour la Paix perpétuelle
de 1795. Elle s'est appliquée concrètement à partir de la Société des
Nations, puis après la seconde guerre mondiale avec l'Organisation des
Nations Unies et le Tribunal Pénal International, sans
qu'on lui ait encore donné les moyens de sa magnifique ambition.

Des troupes irlandaises au Kosovo en 1999. C'est sur mandat de
l'ONU que l'OTAN intervint contre Milosevic, une des rares
interventions militaires procéduralement justes de l'Histoire.
Conclusion : progression dialectique des conceptions des
relations internationales.
Comme a dit Kant dans
Pour la Paix Perpétuelle,
« l'état de paix entre des hommes vivant côte à côte n'est pas un état
de nature, lequel est bien plutôt un état de guerre où les hostilités
restent perpétuellement menaçantes. Cet état de
paix doit donc être institué, ce qui ne peut avoir lieu que dans un État
juridique. » Nous pouvons aussi en déduire que la guerre est bien plus
que l'expression d'un intérêt ou d'un mobile politique ; c'est quelque
chose de fondamentalement attaché à l'homme et à sa vie en société
(Clausewitz va jusqu'à dire « acte social » !). Il arrive à mon sens
qu'elle outrepasse le champ de la justice, quand elle devient par exemple
un ferment de vie sociale, comme en Papouasie par exemple, ou en Amérique
précolombienne où les nations aztèques organisaient à l'avance des
rencontres militaires ritualisées, dans lesquelles les combattants ne
cherchaient pas à tuer mais à faire des prisonniers, qui vivaient avec la
famille de leur ennemi pendant un an, puis étaient solennellement sacrifiés
avec leur plein consentement, ce qui provoquait la plus vive douleur de
leur ancien ennemi (qui se revêtait, pour l'occasion, de la peau de son
prisonnier après le supplice de celui-ci).

Le même prêtre pouvait sacrifier jusqu'à 5.000 personnes par jour.
Comment juger de ces guerres en terme de justice ou de morale,
je ne peux pas le dire, et je ne crois pas que quiconque le puisse
puisqu'il n'y a pas de responsable, d'agresseur, d'agressé, et qu'elles
alimentent la vie en commun des hommes. Les Européens que nous sommes
jugent généralement la guerre d'après ce qu'ils en savent, et ils n'en
connaissent généralement que les guerres européennes. Or ces guerres, j'en
suis convaincu, ne sont motivées politiquement que parce qu'elles
extériorisent des tensions, des pulsions et des mouvements passionnels de
foules ou de gouvernements sur le mode du politique car l'Europe s'y prête,
avec ses multiples États, sa nombreuse population, sa diversité
culturelle, sa tradition politique, alors que d'autres régions du globe
ignorent totalement cette conception de la guerre, les Aztèques dont nous
venons de parler par exemple, qui avaient fait de la guerre un rituel
social. Je veux donc souligner cette diversité des définitions de la
guerre, et l'incapacité de la réduire à une « continuation de la
politique par d'autres moyens », comme le fait Clausewitz, définition
bien trop européenne pour être universelle. Et c'est ce que John Keegan
s'efforce de faire dans son histoire de la guerre qui multiplie les
références à d'autres formes de guerres pour nous faire admettre que la
guerre, en tant qu'erreur de jugement ou que passion populaire, ne peut
s'éteindre sur terre qu'au même titre que les autres formes de criminalité,
par l'éducation aux valeurs sociales et par l'élévation du niveau de vie,
et que d'ici là il faudra toujours pour réprimer ces tendances
irréductibles des guerres, dont on peut espérer que les progrès de la
mondialisation et la constitution d'un « État planétaire »
les rendront justes, au sens procédural du terme bien sûr...
W.P.