La Justice chez Camus

Élise Bas










Nous ne sommes pas de ce monde, nous sommes des justes. Il y a une chaleur qui n'est pas pour nous. Dora, Acte III. « Je défendrai ma mère avant la justice.» Ce mot bien connu d'Albert Camus est à l'origine d'un profond malentendu. C'est que la notion est complexe, et l'assertion du philosophe, humaine — trop humaine — ne doit pas être entendue comme le cri de celui qui, sacralisant l'amour d'une mère, passerait au-dessus du pouvoir des institutions de la cité. Cette phrase est extraite d'une réponse à un étudiant algérien qui l'interpellait sur sa position pendant la guerre d'Algérie, lors de la remise du prix Nobel en 1957. Ce n'est donc que dans un contexte bien précis, celui de la guerre d'Algérie, qu'il est possible de percevoir la portée de la phrase de Camus ou du moins de la cerner sans trop la dénaturer, car il est vrai que peu de valeurs sont aussi polysémiques et contradictoires que la justice dans son oeuvre. « Justice » autoproclamée, justice « définie » par un groupe d'hommes, justice d'un temps... Comment ne pas verser dans le relativisme? Justice sans visage, idée, chose abstraite à laquelle un homme très tôt orphelin de père ne peut légitimement que préférer l'amour et la tendresse — bien réels — d'une mère. Mais en réalité, Camus ne vise ici que la « justice » du terrorisme qui sévit à Alger où sa mère habite. Si seule compte la condamnation de la violence terroriste, pourquoi appeler celle-ci « justice »?



Simultanément combattue comme institution ou passion et idéalisée comme valeur: tel est, semble-t-il, le statut paradoxal de la justice dans l'oeuvre de Camus. C'est de cette oscillation que j'aimerais rendre compte dans ces quelques pages, à partir d'extraits d'une pièce qui me tient particulièrement à coeur: Les Justes. Ne cherchez donc pas ici un exposé monolithique de ce qui serait la Justice chez Camus, et pardonnez mes ponctuels défauts de cohérence: je prends délibérément le parti d'éclairer la notion par des citations diverses, espérant que les différentes facettes de ce kaléidoscope s'éclaireront entre elles et que la beauté du texte vous incitera à lire la pièce... « J'ai compris qu'il ne suffisait pas de dénoncer l'injustice. Il fallait donner sa vie pour la combattre. Maintenant, je suis heureux. » (Voinov, Acte I.)






Albert Camus.

Avec Les Justes, pièce en V actes datant de 1949, Camus reprend la question du terrorisme individuel via l'exemple des socialistes révolutionnaires russes du début des années 1900. Il met à cet égard moins en scène des justes que des justiciers. Comme L'État de siège, Les Justes est l'histoire d'une lutte contre la tyrannie ou, comme le titre le suggère, d'une lutte pour la justice. Un groupe de terroristes russes appartenant au parti socialiste révolutionnaire décide de tuer le tsar, le Grand-Duc Serge, incarnant le despotisme et le malheur. A la fin de la pièce Kaliayev déclarera audacieusement: «J'ai lancé la bombe sur votre tyrannie, non sur un homme.»

Mais, comme le policier Skouratov lui répond:« Le problème est que c'est l'homme qui l'a reçue.» Dans Les Justes Camus pose implicitement la question des limites à assigner à la poursuite d'une cause — la justice — et, partant, celle de leur existence même. C'est-à-dire, y a-t-il une limite qu'il ne faut pas dépasser? Se battre pour une idée, donner sa vie pour un combat, pour la justice: la perspective est séduisante, vertigineuse, on ne saurait le dénier. Et pourtant, dès lors que l'on consent à quitter le domaine de la réflexion abstraite pour se confronter à l'épreuve des faits, la Justice ne semble plus si éternelle, si forte et impérissable. De la pensée conceptuelle de la Justice à sa pratique réelle, il y a un fossé où l'Homme devrait, ne serait-ce qu'un instant, s'arrêter pour y abandonner ses certitudes car la beauté esthétique de l'Idée n'est en rien gage de sa valeur dans le domaine de l'action humaine.

« Qu'importe que tu ne sois pas un justicier, si justice est faite, même par des assassins. Toi et moi, ne sommes rien.» (Stepan à Kaliayev, Acte II)

  Dans la pièce, Stepan est le plus inflexible de tous les terroristes, il ne voit qu'une réponse à tout: l'obéissance aveugle au Parti. Son univers, manichéen, classifie le monde qui l'entoure en deux groupes: les amis et les ennemis. Il n'y a plus de société, d'humanité, d'enfants. Aussi ne peut-il considérer la reculade de Kaliayev que comme une trahison, comme un manque de foi dans la révolution, comme une faiblesse qui fait d'Ivan Kaliayev (ou « Yanek ») un « délicat » aux antipodes de l'homme d'action pur qu'il rêve d'être, ce qui l'amène en fin de compte à le mépriser «...Mais je répéterai que la terreur ne convient pas aux délicats. Nous sommes des meurtriers et nous avons choisi de l'être.» Reculade? C'est que Kaliayev, au moment fatidique où il devait lancer la bombe sur la calèche du tsar, n'a pu y parvenir: il y avait des enfants dans la calèche du Grand-Duc.« J'ai couru vers elle. C'est à ce moment-là que je les ai vus. Ils ne riaient pas, eux. Ils se tenaient tout droits et regardaient dans le vide. Comme ils avaient l'air triste! Perdus dans leurs habits de parade, les mains sur les cuisses, le buste raide de chaque côté de la portière! [...]S'ils m'avaient regardé, je crois que j'aurais lancé la bombe. Pour éteindre au moins ce regard triste. Mais ils regardaient toujours devant eux.» Kaliayev ne peut pas tuer des enfants, même pour la justice, même pour sauver des milliers d'autres enfants russes. Par contre, Stepan est prêt à tout faire. Pour lui, les idées sont plus importantes que les hommes, et même plus importantes que les enfants. Il dit: « Je n'ai pas assez de coeur pour ces niaiseries. Quand nous nous déciderons à oublier les enfants, ce jour-là, nous serons les maîtres du monde et la révolution triomphera.» Alors que Kaliayev, terroriste moins absolu, vit le conflit entre l'acte et sa justification, qu'il cherche à concilier sa vocation pour la Cause avec la moralité de son acte, Stepan, lui atteint l'hybris du terroriste et y perd son humanité:



«— Kaliayev:  Les hommes ne vivent pas que de justice.

Stepan: Quand on leur vole le pain, de quoi vivraient-ils donc, sinon de justice ?

Kaliayev: De justice et d'innocence.

Stepan: L'innocence ? Je la connais peut-être. Mais j'ai choisi de l'ignorer et de la faire ignorer à des milliers d'hommes pour qu'elle prenne un jour un sens plus grand.»




Francis Azéma et Hocine Boudjemaa dans la mise en scène des Vagabonds, mars 2003.



Peut-être est-ce à cause des Stepan de ce monde que Camus a renoncé au communisme. Peut-être lui n'est-il pas prêt à sacrifier des enfants pour sauver le monde. Peut-être comprend-il que ce sont les personnes et non pas les idées qui importent vraiment. Si les limites de l'action juste sont si difficiles à cerner, c'est sans doute qu'en filigrane apparaissent très souvent d'autres notions telles la culpabilité ou l'innocence, que l'on n'a jamais (ou presque) à se prononcer quant à la « justice » pure, mais toujours quant à une entité prise dans des rêts intersubjectifs, qui n'est pas pensable dans le champ de la rationalité la plus stricte, en tant qu'elle a partie liée au sentiment, à la souffrance personnelle d'êtres ancrés dans une situation historique dont ils sont parfois responsables, mais jamais tout à fait maîtres.1



Kaliayev (criant) : «Oui ! Mais moi j'aime ceux qui vivent aujourd'hui sur la même terre que moi et c'est eux que je salue. C'est pour eux que je lutte et que je consens à mourir. Et pour une cité lointaine dont je ne suis pas sûr, je n'irai pas ajouter à l'injustice vivante pour une justice morte.»

Kaliayev et Stepan incarnent ainsi deux comportements radicalement opposés au service d'une même éthique, celle de l'engagement. La violence se partage entre les assassins (c'est-à-dire ceux qui, tels Stepan, tuent indistinctement, y compris les enfants) et les justes (les révolutionnaires, qui fixent une limite à la violence, au nombre desquels figure Kaliayev, qui finira toutefois par tuer le Grand-Duc lors de la seconde tentative, quand les enfants ne seront plus présents à ses côtés). En précédant de son regard la violence, Kaliayev lui assigne ses limites morales avant de lui conférer, par son sacrifice — les indicateurs sont partout, l'assassin du Grand-Duc sait parfaitement qu'il ne pourra échapper au châtiment suprême — sa légitimité politique. En regard de Stepan, Kaliayev apparaît donc comme « un juste », bien que meurtrier. C'est sans doute ici que le chrétien ne peut qu'emprunter un chemin autre. Peut-on encore appeler « juste » celui qui bafoue le premier des commandements? A cette question, l'Église répondrait certainement — de manière justifiée aux yeux du chrétien, de manière péremptoire et dogmatique aux yeux de celui qui ne l'est pas — par la négative. Et de fait, loin d'imposer une vision de la justice, la pièce de Camus ne peut qu'interpeller l'un et l'autre lecteurs, les invitant à réfléchir sur ce qu'ils considèrent comme des valeurs fondatrices alors même qu'ils n'en perçoivent pas toujours le contenu.



« Pour nous qui ne croyons pas à Dieu, il faut toute la justice ou c'est le désespoir » dit Stepan à la fin de l'Acte III, lorsque Kaliayev vient de partir pour lancer une seconde fois la bombe contre le Grand-Duc. Alors que, selon le mot de Dora, « Il ne pratique pas », il s'est pourtant signé en quittant ses camarades; ce qui fait dire à Stepan : « Il a l'âme religieuse, pourtant.»



Emprisonné dans une cellule de la Tour Pougatchev à la prison de Boutiri après la réussite de la seconde tentative d'assassinat du Grand-Duc Serge, Kaliayev reste fidèle à son combat pour la justice, une justice qui, pour déconnectée qu'elle soit de tout lien avec la religion, n'en est pas moins belle. Il échange quelques mots lourds de sens avec Foka, forçat-bourreau chargé de pendre les condamnés (« pour chaque pendu, ils m'enlèvent une année de prison. C'est une bonne affaire.»2), et sa lecture de la légende de saint Dimitri ne doit pas être comprise comme une simple parodie ou un exercice de style provocateur:



« K: Un temps viendra où [...] nous serons tous frères et la justice rendra nos coeurs transparents. Sais-tu ce dont je parle?

— F: Oui, c'est le royaume de Dieu.[...]

— K: Il ne faut pas dire cela, frère. Dieu ne peut rien. La justice est notre affaire! Tu ne comprends pas? Connais-tu la légende de saint Dimitri?

— F: Non.

— K: Il avait rendez-vous dans la steppe avec Dieu lui-même, et il se hâtait lorsqu'il rencontra un paysan dont la voiture était embourbée. Alors saint Dimitri l'aida. La boue était épaisse, la fondrière profonde. Il fallut batailler pendant une heure. Et quand ce fut fini, saint Dimitri courut au rendez-vous. Mais Dieu n'était plus là.

— F: Et alors?

— K: Et alors il y a ceux qui arriveront toujours en retard au rendez-vous parce qu'il y a trop de charrettes embourbées et trop de frères à secourir.»



On oserait presque dire ici que c'est paradoxalement une forme de charité qui éloigne finalement Kaliayev de Dieu. Une telle éthique, toute au service de l'autre (équivalent au « prochain » du chrétien), tournée vers l'action et non vers la simple promesse d'action, reste — me semble-t-il — éminemment respectable.3

De la relativité de la notion de justice



Kaliayev demeure avant tout un être pour la mort. « Quel crime ? Je ne me souviens que d'un acte de justice.», rétorque-t-il à la Grande-Duchesse, épouse du Grand-Duc Serge assassiné, venue le visiter en prison car, selon ses propres termes :  « ...à qui parler du crime, sinon au meurtrier? » Alors qu'elle demande le repentir, lui se prépare à bien mourir. S'il demande la grâce, il sera réputé traître à la cause. Bref, pour lui, « prier c'est trahir ». Le seul choix possible est la mort voulue, le dialogue entre deux logiques implacables apparaît bien vite voué à l'échec. De fait, les arguments de Kaliayev peuvent prétendre — dans leur ordre — à une cohérence tout aussi grande que ceux de la Grande-Duchesse, qui semble parfois, à coup de phrases lapidaires et de sentences toutes faites, un peu trop réciter son catéchisme :



«La Grande-Duchesse: Il n'y a pas d'amour loin de Dieu.

— K: Si. L'amour pour la créature.

— La Grande-Duchesse : La créature est abjecte. Que faire d'autre que la détruire ou lui pardonner ?

— K: Mourir avec elle.

— La Grande-Duchesse: On meurt seul. Il est mort seul.

— K (avec désespoir) : Mourir avec elle! Ceux qui s'aiment aujourd'hui doivent mourir ensemble s'ils veulent être réunis. L'injustice sépare, la honte, la douleur, le mal qu'on fait aux autres, le crime séparent. Vivre est une torture puisque vivre sépare...

— La Grande-Duchesse: Dieu réunit.

— K: Pas sur cette terre. Et mes rendez-vous sont sur cette terre.»

C'est sans doute le va-et-vient continu entre deux points de vue — celui de la Grande-Duchessse chrétienne d'une part, celui de Yanek Kaliayev l'athée révolutionnaire d'autre part — qui rend la dernière partie de la pièce de Camus si intéressante. Les deux perspectives se complètent et se nourrissent l'une l'autre. La Grande-Duchesse souligne avec justesse que « Tous les hommes prennent le même ton pour parler de la justice. Il [le Grand-Duc] disait “ Cela est juste!” , et l'on devait se taire. Il se trompait peut-être, tu te trompes...» On ne saurait revenir de manière plus concise sur les racines irréductiblement subjectives de l'appréciation du juste et de l'injuste.

Justice et Justification

« Nous ne sommes pas de ce monde, nous sommes des justes. Il y a une chaleur qui n'est pas pour nous.[...]. Ah! pitié pour les justes! » (Dora, Acte III.) Pour conclure, il semble que la suprême habileté de Camus soit de mêler de manière intime ou d'effacer ça et là les contours des deux positions, de telle sorte qu'on aurait peut-être tort de prendre parti unilatéralement pour la Grande-Duchesse contre Kaliayev et vice-versa. Car les Justes révèle aussi que les angoisses sur la signification de la justice sont communes à tous les hommes, que la lancinante quête de justice dans l'ici-bas s'accompagne d'un effort permanent de justification. La chute finale des héros ne doit pas faire oublier qu'ils ont traversé la contradiction la plus extrême (et douloureuse) avant de choisir la mort volontaire. « Mourir pour l'idée, c'est la seule façon d'être à la hauteur de l'idée. C'est la justification.», avait-il dit4. Kaliayev a tué pour son idée de la justice. Est-il juste ou meurtrier? Son propre sacrifice final est la réponse à cette impossible justification. Au « Tu dois vivre, et consentir à être un meurtrier[...] Dieu te justifiera. » prôné par la Grande-Duchesse, Kaliayev préfère la mort immédiate. Réponse ambiguë s'il en est, et si le lecteur chrétien demeure réticent devant cette idée de « purification par le sacrifice », sorte d'attitude « suicidaire », puisse-t-il néanmoins avoir conscience que l'une des maximes les plus chrétiennes de la pièce est énoncée par Kaliayev. À Dora qui, désespérée de solitude, déçue de l'apparente indifférence du peuple pour qui elle et ses proches ont tant sacrifié, déclare:

« Nous l'[le peuple]aimons, c'est vrai. Nous l'aimons d'un vaste amour sans appui, d'un amour malheureux. Nous vivons loin de lui, enfermés dans nos chambres, perdus dans nos pensées. Et le peuple, lui, nous aime-t-il? Sait-il que nous l'aimons? Le peuple se tait. Quel silence, quel silence...», Kaliayev répond humblement: «Mais c'est cela l'amour, tout donner, tout sacrifier sans espoir de retour.»

É.B.


Index du numéro.