André Mandouze 1916–2006
Raphaël Spina
Un intellectuel tala dans le siècle
« Qui connaît Mandouze croit en la Providence »,
s'exclamait son frère de foi et ami de Résistance Jean-Marie Domenach, le
philosophe et futur directeur d'
Esprit. Ancien prince tala resté
profondément attaché à son École, grande figure de la Résistance
spirituelle, militant anticolonialiste ayant payé de sa personne pour
l'Algérie indépendante, infatigable exégète de saint Augustin à la
renommée mondiale, catholique de gauche depuis toujours et fier de se
revendiquer comme tel, le Pr. André Mandouze aura marqué la catholicité du
xxième siècle, le christianisme en France et dans le monde
arabe.
Qui connaît André Mandouze croit en la Providence.
Il est né à Bordeaux, dans un milieu très modeste et croyant, le 10 juin
1916. Élève de l'école communale, il restera toujours attaché à la
« laïque ». En 1937, il intègre la rue d'Ulm. «J'y ai été
très heureux, et je n'en ai vraiment pas encore fini avec ce bonheur.»
Ancien scout et personnalité de l'aumônerie, prince tala en 1938, amateur
de canulars autant qu'animateur de la Jeunesse Étudiante Chrétienne, il vit
ardemment ces temps troublés. Avec son ami le dominicain bordelais
Dieuzayde, il salue le Front Populaire et milite pour l'Espagne
républicaine, songe même à aller en usine partager le sort des
ouvriers. Ses activités lui laissent à peine le temps de réviser son
agrég de philo ? «Si tu es reçu », sourit un ami,
« ce sera une nouvelle preuve de l'existence de Dieu ». Il est
reçu, et grâce à Dieu, pendant les oraux à la Sorbonne, il fait la
rencontre de sa future femme, Jeannette. Ils auront la bénédiction de sept
enfants et d'innombrables descendants.
L'Occupation et Vichy arrivent. Jeune professeur rebelle en lycée à
Bourg-en-Bresse puis à Toulon, André Mandouze se distingue en refusant
obstinément d'accrocher le portrait du Maréchal dans sa classe, en
diffusant sous le manteau la presse clandestine chrétienne, en aidant à
saboter la projection du
Juif Süss, le plus célèbre film nazi
antisémite. En septembre 1942, à Lyon, il intègre l'équipe oecuménique
des
Cahiers du Témoignage Chrétien, fondés clandestinement l'an
précédent autour des Jésuites de Fourvière. Son arrivée relance et
galvanise le mouvement. Dynamique et téméraire, il devient le bras droit du
Père Chaillet, animateur de la revue aux cris prophétiques :
France,
prends garde de ne pas perdre ton âme. En juillet 1943, lui qui est un laïc
est chargé de rédiger intégralement le cahier XVII,
Déportation, qui
démontre aux ouvriers et aux étudiants chrétiens la propagande fallacieuse
pour le travail obligatoire dans le Reich. Il vient prêcher l'engagement
résistant du chrétien à Ulm devant les normaliens dont René Rémond. En
1944, il rédige aussi
Pour le Maquis, contre le terrorisme et
Espérances de la Libération. Peu après le débarquement, à Lyon, la Gestapo
vient l'arrêter. Il échappe par miracle. Le 17 juillet 1944, son ami le
jeune étudiant Gilbert Dru, une des plus pures figures des combattants de
l'esprit, n'a pas cette chance. Le 27 à midi, il est abattu en public avec
quatre autres jeunes résistants, sur la place Bellecour, et laissé agoniser
sous le soleil pendant des heures sans même qu'un prêtre ait droit
d'approcher pour donner l'absolution
1. Pendant l'insurrection de Paris, alors que les
balles sifflent encore, Mandouze assure la parution au grand jour de
TC, désormais pérennisé.
Il rêve d'une régénération complète de la France meurtrie, enfin libre des
puissances de l'argent si compromises, et qui émanciperait les classes
populaires. Lui qui a fait en vain le tour des évêques pendant la guerre
(« Mais avez-vous donc encore la foi ? ») est cependant
déçu de l'incapacité de la majeure partie de la hiérarchie à comprendre ses
erreurs: « Si tant de fidèles n'avaient pas désobéi à vos discours
pétainistes en résistant », n'hésite pas à lancer ce catholique fervent à
l'évêque de Marseille, « vous et vos pairs auriez été expulsés de
vos palais épiscopaux, alors un peu d'humilité, et repentez-vous! » Il
est déçu aussi par le nouveau parti démocrate-chrétien, le MRP, qui s'abîme
dans la répression aux colonies. Il est séduit par la « main tendue
«du PCF aux catholiques; chrétiens et communistes n'ont-ils pas
combattu côte à côte et rivalisé de sacrifices pour ce à quoi ils
croyaient? Progressiste, il voudrait maintenir l'entente avec les camarades
d'hier. En 1947, il assiste même à la conférence du Congrès mondial de la
Paix à Wroclaw. Mais un autre grand résistant, le P. Fessard, s.j., n'est
pas dupe de l'incurable totalitarisme soviétique, et publie dès 1945
France, prends garde de perdre ta liberté. Peu après Mandouze est de
fait évincé de la direction de
TC. Mais, rappelait-il soixante ans
après, comment oublier l'esprit de cette époque, quand même le futur
cardinal Daniélou exaltait l'unité de qui croyait au ciel et de qui n'y
croyait pas ?
Autobiographie d'un résistant contre toute injustice.
Spécialiste de saint Augustin, sur lequel il bâtit son oeuvre monumentale,
A. Mandouze part en 1945 enseigner en Algérie, sur les traces de l'évêque
d'Hippone. Le massacre de Sétif est encore tout récent. Il découvre effaré
l'aveuglement et le racisme profond qui infecte jusqu'à de nombreux
chrétiens pieds-noirs (« un athéisme pratique »). Pendant des
années, depuis l'Algérie, il tire en vain la sonnette d'alarme et
prophétise la guerre, qui éclate en novembre 1954 — à quelques jours du
colloque pour les 1600 ans de saint Augustin, en présence du jeune et novateur
théologien allemand J. Ratzinger. Malgré ses avertissements, les
gouvernements successifs s'enfoncent dans la répression. Dénonçant la
torture, A. Mandouze reçoit de multiples menaces de mort et doit quitter
l'Algérie pour la région parisienne avec sa famille. Son domicile à
Neauphle-le-Château sera plastiqué par l'OAS et recouvert de graffiti
haineux. En janvier 1956, il n'hésite pas salle Wagram à Paris, lors d'un
meeting contre la guerre, à apporter aux assistants « le salut de la
Résistance algérienne ». Il est jeté en prison à la Santé pour plus de
quatre semaines, fin 1956.
Libéré, il poursuit inlassablement son combat, conteste le retour de De
Gaulle au pouvoir parce qu'il n'empêche pas la guerre de se poursuivre
pendant quatre ans, ni la censure de perdurer, ni les saisies de
TC
et autres journaux, ni bien sûr les tortures — et alors que le 17 octobre
1961, les Algériens désarmés sont noyés dans la Seine sous la houlette du
préfet Papon. Il signe le
manifeste des 121 pour le droit à
l'insoumission en Algérie, et qui proclame que « la cause du peuple
algérien est celle de tous les hommes libres.» Aux accords d'Évian, il
revient en Algérie pour devenir le premier directeur de l'enseignement
supérieur du pays indépendant. Déçu par l'arabisation forcée et par
l'éviction de Ben Bella par Boumediene (1965), il se retire puis rentre en
France, tout en gardant de liens étroits avec l'Algérie toute sa vie. En
2001, c'est largement grâce à lui qu'un colloque sur saint Augustin put être
organisée en Algérie: pour la première fois depuis 40 ans, le pays
reconnaissait officiellement l'existence de son passé pré-arabe et
pré-musulman, celui des Berbères, de Rome et du christianisme.
Professeur à la Sorbonne, il poursuit ses travaux sur Augustin, sa
théologie et son temps, en parle à des colloques dans bien des pays,
contribue ce faisant au dialogue avec l'islam, repasse souvent la
Méditerranée pour arpenter les lieux archéologiques liés à son
existence. En 2000 le président algérien Bouteflika lui adresse Gérard
Depardieu: de la rencontre improbable de l'acteur et du chercheur vont
naître les retentissantes lectures d'Augustin à Notre-Dame par le premier!
Il se bat dès l'origine contre les intégristes de la Fraternité
Saint-Pie X: confronté à eux lors d'un de leurs importants congrès à Lille
en 1977,
il n'a aucun mal à reconnaître leurs discours — il l'a déjà assez entendu,
c'est à peu près celui des vichystes et de l'OAS. Philosophe catholique,
philosophe chrétien, A. Mandouze est notamment
doctor honoris causa
de la faculté protestante de Paris. Admirateur de Jean XXIII, il est, dans
la lignée de Vatican II, très attaché à la définition de l'Église comme
« peuple de Dieu ».
Attaché aussi à l'oecuménisme, il accueille avec colère le texte
Dominus Jesus inspiré par le cardinal Ratzinger, et où était déniée
aux protestants la qualité d'Églises. Il reprend sa plume à plus de 85 ans
pour s'élever contre ce
recul
2,
estimant que le cardinal a eu des termes inadmissibles contre les
réformés. Pas spécialement réjoui par son élévation au pontificat, tout en
continuant à professer son admiration pour les très beaux textes qu'il
écrivit jadis sur le « peuple de Dieu », cet homme libre et fidèle à
ses convictions, ce « provocateur impénitent, tempérament de feu, saint
homme de fidélité et de passion, prophète râleur et bougon »(H. Tincq),
se tenait prêt s'il le fallait à reprendre la parole et à témoigner pour
l'oeuménisme en cas de nouveaux propos franchissant la ligne
jaune. Vigilant, il fut plutôt rassuré par les premiers gestes de Benoît
XVI, sa visite à la synagogue de Cologne, ou la double réception à peu
d'intervalle de Mgr du Fellay, chef des intégristes, et du théologien
progressiste Hans Küng
3. Ces gestes entrouvraient une ouverture possible à destination de
certains condamnés du précédent pontificat. Dans ses derniers mois,
A. Mandouze s'éleva bien sûr contre la loi prétendant dicter un
enseignement du « rôle positif » de la colonisation.
Venu témoigner souvent à des colloques sur la Résistance, ou au centenaire
de l'École Normale Supérieure, André Mandouze était resté très attaché à la
rue d'Ulm — et à la nouvelle génération tala qu'il ne pouvait plus
connaître directement...
Ce jour-là il apprécia le cadeau d'un
Sénevé, et me demanda avec
insistance de bien saluer et encourager les talas d'aujourd'hui de sa
part. Qu'aujourd'hui le lecteur de l'aumônerie puisse saluer à son tour
l'âme de cet homme incontestablement remarquable, plus qu'un intellectuel,
un juste de foi et de combat!
André Mandouze a rejoint le Père le 5 juin 2006.
R.S.