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Le travail dans les systèmes de valeur

ou « bricolage à partir d'un article de Jacques Le Goff à qui je pique son titre », in Le travail au Moyen-Age, une approche interdisciplinaire, actes du colloque international de Louvain-la-Neuve, 1990

Clotilde Angleys








Travail, nous dit M. Robert, est issu du peu sympathique tripalium, un instrument de torture composé de trois pieux. Dans ce même sens douloureux, le mot travail désigne aussi une sorte de joug pour maintenir les animaux un peu rétifs (parfois comme punition), et également les douleurs de l'enfantement, sens beaucoup plus ancien que celui que nous lui donnons actuellement. Bref, les origines de ce mot ne sont pas particulièrement réjouissantes, alors que le travail constitue depuis deux siècles au moins une des valeurs-clefs de la culture et du monde occidentaux. Comment passe-t-on d'un extrême à l'autre, dans le système de valeur de la société européenne ?1 Pour faire semblant d'y répondre, il faut recommencer au tout début dudit monde occidental, c'est à dire le monde romain.

Dans cette joyeuse époque peuplée de légionnaires en sandalettes et de millurions, hiérarchiquement situés au-dessus des centurions, où seuls les livreurs de menhirs un peu enveloppés2 posent vraiment problème, le seul travail considéré (labor, un des mots qui sera utilisé par la suite dans les langues romanes pour désigner le travail tel que nous l'entendons), est celui du paysan, au son du ronron virgilien et de tous ses continuateurs. Mais par-dessus cette valorisation du travail agricole (les vaches et la campagne, c'est bon pour la santé), ce que retiendras surtout le Moyen-Âge, c'est l'idée que l'homme libre se caractérise par une absence de travail, l'otium, le loisir. Loisir ne signifie pas nécessairement inactivité les doigts de pieds en éventail, au contraire la forme la plus noble est l'otium cum dignitate, c'est à dire avec une fonction politique. À l'inverse de l'homme libre, on trouve l'esclave, celui qui est défini par son travail, opus servile (un des autres mots qui désigne le travail dans les langues romanes est opus).

C'est sur ce système que vient se greffer la conception chrétienne du travail, dont d'autres éminents collaborateurs de ce journal parlent sans aucun doute beaucoup mieux que moi. Il s'agit moins ici d'exposer cette conception que de montrer quels aspects vont préoccuper une dizaine de siècles de Moyen-Âge où moines, clercs, pas clairs, chanoines, abbés, prédicateurs, ordres mendiants, ordres pas mendiants, clergé de tout poil, bref, tout ce qui sait lire (et que la question intéresse) en ceste joyeuse époque, vont allègrement se jeter à la tête les arguments pour et contre le travail (qui ne s'appelle pas encore travail mais opus ou labor).


Fragonard, Pasha, rallié pour l'occasion du côté de Jésus, et manifestement un argument de poids !

À ma droite, en faveur du non-travail, nous trouvons Jésus (argument de poids), que la Bible ne montre nulle part en train de travailler, et qui enseigne de s'abandonner à la Providence : « Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers, et votre Père les nourrit »3. Dans ce contexte, le pauvre, le mendiant, celui qui ne travaille pas, est perçu comme l'image vivante du Christ, envers qui le chrétien se doit d'exercer la charité (ainsi on recrute des pauvres, dont la prière est réputée plus efficace, pour les enterrements).

À ma gauche, les partisans du travail, soutenus par la Genèse, qui montre Dieu se reposant après son travail de création4, mais surtout la malédiction après le péché originel5. C'est peut-être de là que vient la dérive du sens du mot travail6 : puisqu'il désigne la torture des douleurs de l'enfantement qui sont la part de la femme dans la malédiction divine, peut-être le sens du travail s'est-il étendu aux deux aspects de cette malédiction : la douleur de la femme et la peine de l'homme. C'est de cette conception du travail, largement majoritaire, qu'est issue la division tripartite de la société entre ceux qui travaillent véritablement, les laborantes, majoritairement un travail agricole, ceux qui prient, mais travaillent aussi en étudiant et en produisant les choses ignobles qui rendent aveugles des générations de chartistes (ce qui génère d'interminables débats sur la place du travail manuel dans la vie monastique), et ceux qui combattent, ce qui constituent leur forme de travail (allez voir chez Duby si j'y suis)7. Dans cette conception, un soupçon se porte, dès le Moyen-Âge, sur ceux qui ne travaillent pas, qui sont certes l'image du Christ, mais quand même un peu parasites : en caricaturant, il y a les bons (ceux qui ne font pas exprès) et les mauvais pauvres (les fainéants).

Quelques siècles de plus, et le travail triomphe du non-travail par KO tout au long de l'époque moderne. Cela commence par le Grand Renfermement des Pauvres à partir du xviiièmesiècle : peu à peu, le pauvre devient une menace dans une société où l'individu se définit de plus en plus par son travail, et il importe de le séparer du reste de la société pour le christianiser et le mettre au travail : c'est le but de l'hôpital général, qui n'a aucun but médical. Certes, cette attitude n'est pas généralisée, et des oeuvres de véritable charité, comme les Frères des Écoles chrétiennes, fondés par Jean-Baptiste de la Salle, se développent, toutefois le but est ici de fournir une éducation gratuite pour empêcher la pauvreté. On le voit bien, l'attitude face au non-travail est de plus en plus hostile ; celui qui ne travaille pas n'est pas « normal » (peut-être qu'il a des sabots à la place des pieds, ma commère).


Saint Jean-Baptiste dans la Salle (de classe)

Parallèlement à ce soupçon porté sur les oisifs (terme qui est aujourd'hui plutôt péjoratif), les trois ordres mués en tiers-état, noblesse et clergé, subissent eux aussi des critiques de plus en plus violentes : en effet, si chacun se plie à sa façon à la punition divine, y compris le clergé par l'étude ou la charge d'âmes et la noblesse par la récupération de l'otium politique, seul l'ancien ordre des laborantes travaille véritablement, et bien plus est censé entretenir les deux autres ordres qui n'ont pas le droit de travailler. L'idée que l'individu se définit par son travail progresse de plus en plus, et la proclamation de l'égalité des hommes qui deviennent citoyens (récupérant la fonction politique auparavant réservée à la noblesse) ouvre la voie à une valorisation sans précédent du travail.

Sur cette idée d'égalité arrive le xixième siècle, grosse moustache et cheminée qui fume. Le travail prend un sens de plus en plus large, allant jusqu'à recouvrir toute activité humaine qui donne à celui qui l'exerce le moyen d'exister ; on parle ainsi du travail de l'ouvrier comme de celui de l'écrivain ou du gouvernant. Le travail devient également beaucoup plus personnel, et l'individu est de plus en plus représenté par son travail. Il devient une valeur au sens où il convient que tout individu travaille et soit reconnu pour son bon travail, mais aussi un moyen de la promotion sociale, possibilité paradoxalement créée par l'égalité nouvelle des citoyens : il était difficile de changer d'ordre, mais on peut toujours rêver d'accéder à un meilleur statut social. « Enrichissez-vous par le travail et par l'épargne » dit le monsieur qui n'a même pas de moustache 8.

Des mines de Zola jusqu'à maintenant, il ne reste qu'un petit pas : le travail n'est désormais, à ce qu'il me semble, plus seulement une valeur sur laquelle on juge l'individu (même si le « travail bien fait » et le « goût du travail » sont toujours des éléments positifs, et que certains décident de se consacrer entièrement à leur travail) ; mais il est encore, et de plus en plus un moyen dans la civilisation de loisir : il doit procurer les moyen de subsistance à celui qui le fournit, mais également lui laisser le temps et lui permettre financièrement de se consacrer aux loisirs, nouvelle forme d'otium apparue depuis la fin du xixième siècle.
C. A.

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