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Chrétiens français face au travail obligatoire en Allemagne pendant la deuxième guerre mondiale

Raphael Spina









Quand s'abat la nuit brune, vient l'heure des choix pour les Églises -- particulièrement les catholiques, sans instructions d'un pape silencieux et trop diplomate. L'Église polonaise fait front face à une tentative d'anéantissement. L'Église luthérienne norvégienne brandit l'arme de la démission collective face aux tentatives de mainmise totalitaire sur l'âme du pays. Trempé par le dur précédent de 14--18, le clergé belge manifeste sa résistance passive. Au risque avéré de représailles1, l'Église hollandaise se joint au précoce rejet général de la loi antisémite allemande. Inversement reluisant est le destin d'une part de l'Église croate, dont des moines, des prêtres participent arme au poing au massacre oustachi d'innombrables Juifs et Orthodoxes serbes. Et très particulière est la situation de l'Église de France : car existe un régime de Vichy légal sinon légitime, dont le choix d'armistice puis de collaboration brouille, dans des esprits en désarroi, la perception des devoirs et des priorités.

Régime au chef charismatique, sauveur envoyé du ciel, dont appels à l'expiation, revanchisme social, anti-laïcité et idéologie d'ordre moral sonnent, pour beaucoup de fidèles et surtout de prélats d'alors, comme une douce revanche sur 1789, J. Ferry, 1905, 1936. Régime tentateur donc, où l'on se trouverait volontiers à son aise. Rien ne sert d'objecter qu'il y eut un temps 40 millions de Français derrière Pétain : l'Église en tant qu'institution ne suit pas le mouvement, elle en est une avant-garde. Ni de poser le poids de la présence allemande : des colonies d'Afrique à St-Pierre-et-Miquelon, la France Libre doit souvent assigner le seul évêque à résidence, au même titre que le gouverneur vichyste déchu. Sans rien oublier non plus de tous les croyants engagés dans la Résistance intérieure et extérieure souvent dès le début, et de tous ceux qui survivent, honnêtement et tout simplement ...

Mais deux questions en 1942 surgissent, deux pierres de touche pour révéler au sein des chrétiens français, laïcs et religieux, la valeur de leurs attitudes : les rafles antijuives, condamnées en chaire par plusieurs prélats, combattues par les futurs Justes ; puis ce qui est perçu alors comme plus important, et qui cause la pire crise interne de l'Occupation au sein du monde chrétien français -- parce qu'elle touche la totalité de la jeunesse, et toute la société par ricochet : la question du travail obligatoire en Allemagne.

Le 22 juin 1942, P. Laval annonce, en accord avec le « négrier de l'Europe » Sauckel, la « Relève » d'un prisonnier agriculteur contre le départ en Allemagne de trois ouvriers spécialisés -- singulier marchandage et sombre duperie, qui verra jusqu'à 7, 9 voire 20 jeunes ouvriers partir pour ramener un seul prisonnier âgé et malade. Les volontaires sont insuffisants : Pétain promulgue le 4 septembre une loi pour désigner d'office les ouvriers volontaires pour la Relève. Devant les résistances (grèves, manifestations de foule au départ des trains) et l'insatiabilité allemande, vient la loi du 16 février 1943 mobilisant outre-Rhin tous les hommes nés de 1920 à 1922 -- pour commencer. Il est difficile d'imaginer la crise brève et intense que fut le STO : fin juin 1943, en 10 mois de cette politique, plus de 620 000 jeunes travailleurs ont pris le chemin de l'Allemagne ! Déjà se multiplient les réfractaires, mais l'effondrement des départs à l'été 1943, puis leur quasi-nullité jusqu'à la Libération n'empêchent pas le mal d'être fait.






On part sous le choc de la surprise brutale et du bref délai laissé pour obtempérer, par mentalité légaliste enracinée, par incapacité à penser ou organiser un passage à la clandestinité, faute d'avoir rencontré la bonne personne qui pourra en aider tant d'autres, et par crainte surtout des représailles sur sa famille (rarement exercées, mais on ne le sait pas d'emblée). Et, pire, parfois, sur l'espoir erroné qu'on fera revenir un père, ami ou voisin prisonnier, par son sacrifice, ou, moins chrétiennement, par celui de ceux qui ne veulent pas partir ! Il y a la pression voire la délation d'une part de la population, au nom d'un « devoir patriotique » singulièrement entendu, des bienfaits de l'épreuve, de l'infaillibilité du Maréchal. D'où le calvaire de ce catholique nancéen dont la propre mère sape les dernières chances d'éviter le STO. Avec leur immense autorité, que vont dire les Églises face à ce que la France qualifie largement de « déportation » ?

La Résistance spirituelle organise la contre-propagande, quand trop de travailleurs et d'étudiants chrétiens s'interrogent sur leur devoir. Témoignage chrétien consacre son cahier XVII : Déportation, à démontrer, par la plume de l'ex-prince tala André Mandouze (L 1937), que le STO viole le droits des gens, la dignité du travail libre, de la personne. Nombre de laïcs, séminaristes, prêtres, novices gagnent ou aident à gagner les campagnes et les forêts. Tous ne sont pas obligés, loin de là, de prendre le maquis, ni n'en sont du reste désireux. Les trois quarts sont hébergés dans des fermes, trouvent des emplois-refuges, obtiennent des Résistants des faux papiers et faux certificats produits bientôt à une échelle industrielle. Si 4 normaliens partent en Allemagne, plus de 50 s'abritent dans divers chantiers et usines. Ils y refont involontairement l'expérience de leur condisciple Simone Weil : pénibilité de la condition ouvrière, monotonie, ennui, tristesse, néfastes à toute vie intellectuelle et spirituelle. Au même moment en Pologne, le séminariste Karol Wojtyla, menacé de travail forcé, ne rejoint pas comme plusieurs amis la résistance armée, mais entre chez Solvay, où il révise sa théologie caché derrière la machine pendant que ses camarades de travail font le guet en cas d'arrivée du surveillant allemand. Les Allemands donnent à l'Église le premier pape depuis Pierre à posséder une expérience du monde ouvrier -- elle servira.

En France même, citons, parmi tant d'autres, la catholique de gauche Evelyne Garnier, nièce de J.Maritain, qui aide à infiltrer près de vingt-cinq administrations départementales du STO, lesquelles s'acharnent à tout freiner par les moyens les plus rocambolesques. On trouve souvent quelqu'un qui croit au ciel, allié à un autre qui n'y croit pas, pour truquer les listes, ouvrir les portes aux commandos résistants qui brûlent les fichiers du STO à Grenoble, Tarbes, Quimper, Aurillac, Versailles, Lille, ou surtout Paris le 26 février 1944. A l'office régional du Travail de Paris, un jeune et fervent croyant, Guy Flavien, fait exempter à lui seul des milliers de gens ; dénoncé par la presse collaborationniste la plus nauséabonde, il refuse, au nom de son devoir de chrétien, d'abandonner son poste tant qu'il peut en sauver d'autres, et c'est à son bureau qu'on vient le chercher, deux semaines avant la libération de Paris, pour l'envoyer périr dans les mines de sel de Buchenwald. Dans les poussières mortifères du fond, entouré de droits communs, sous-alimenté, il manifeste jusqu'à la fin la force de sa foi. Décédé le soir de Pâques 1945, il sera compagnon de la Libération posthume. Dans le Vercors, l'abbé Pierre s'illustre en transportant les jeunes réfractaires au massif-refuge. Le père Corentin se sert de son couvent parisien comme lieu de passage de nombreux jeunes vers les maquis -- celui-là même, vers la porte d'Orléans, dans lequel la Gestapo vient froidement l'abattre un jour de 1944. Plus extraordinaire encore est l'histoire de l'abbaye de Timadeuc dans le Morbihan, où le père supérieur, chef de réseau, planifie l'aide aux réfractaires tandis que le frère Le Pennen se spécialise en faux papiers et que le frère Thomas installe au sous-sol une salle de tir : la nuit, les réfugiés des fermes voisines viennent s'entraîner au maniement des armes. Les patrons protestant Peugeot ou catholique Michelin évacuent eux-mêmes leurs ouvriers vers les refuges ou les maquis, sans cesser de verser leurs salaires à leurs familles. Puis vient le temps du combat du maquis (jamais doté d'un seul aumônier par la hiérarchie...) où des prêtres se battent, où des religieuses recueillent et soignent les blessés ...

Dans les usines mêmes du Reich des chrétiens STO, éclairés sur la réalité du régime, tentent de saboter la production, ou de s'évader. Séminariste, Maurice Perrin s'échappe de « cette vie d'esclavage » avec une cinquantaine de camarades d'usine, et ils rejoignent les partisans de la Slovaquie insurgés, qui tiennent tête deux mois à la Wehrmacht. Bref, et bien que çà et là quelque curé monte en chaire faire l'apologie du STO voire refuse d'absoudre les réfractaires, le comportement du clergé régulier et du bas-clergé séculier est, dans sa forte majorité, activement honorable !

C'est moins simple pour un corps épiscopal tiré à hue et à dia... Échaudé par 14--18, son homologue belge a condamné en bloc le travail forcé trois semaines après son instauration. Très intégrés à la société, ayant eux-mêmes des enfants concernés, les Protestants de France condamnent le STO en à peine moins de délai. Radio-Vatican (mais qui la capte ?) fait savoir sa franche horreur du travail forcé. Action Catholique, scoutisme, compagnonnage hésitent, puis condamnent, au prix de leur interdiction. Mais dans les semaines qui suivent la loi du 16 février 1943, la plupart des évêques se taisent, ou approuvent tacitement, empêtrés dans la loyauté envers Vichy. Ceux de Grenoble, Le Puy, Mende, Nîmes, Cahors, Vendée, etc. multiplient les déclarations sur la punition divine, l'obéissance absolue à l'autorité venue de Dieu, l'oisiveté pire des maux, le refus de faire « de la politique », l'égoïsme à se soustraire au sort commun, la vertu suprême de la résignation. Tel promet le refus d'absolution voire des sacrements à qui ne partira pas, ou refuse d'ordonner ses séminaristes s'ils ne vont pas au STO. Mais d'autres voix protestent, tels Mgr Saliège à Toulouse. A Montauban, Mgr Théas organise des veillées de prières pour ceux qu'on arrache de force à leur famille et leur pays. Informé par le curé d'Hérimoncourt, cité ouvrière, des vastes rafles chez Peugeot, Mgr Dubourg à Besançon prononce aussitôt le plus vibrant sermon contre le traitement des travailleurs -- mais se croit obligé d'en transmettre le texte au préfet en l'assurant qu'il ne veut en rien gêner le gouvernement qui « fait tout ce qu'il peut » ... Les plus retentissantes déclarations (non en réalité les plus tranchées) proviennent du cardinal Liénart, à Lille. Passionné de questions sociales, proche des ouvriers depuis qu'il prit la défense des grévistes de 1929 contre le patronat local, apôtre indéfectible de la JOC, celui qui a le surnom et la réputation de « cardinal rouge » tient en mars 1943 deux discours assez alambiqués, desquels se détachent néanmoins deux phrases : «Si vous ne partez pas, un autre sera requis à votre place », mais aussi : « le STO n'est pas un devoir de conscience, et (...) on peut s'y dérober sans péché. » Certains choisissent de ne retenir que la première proposition et y trouvent légitimation à leur décision de partir quand même. Mais pour la plupart des ouvriers chrétiens, la seconde phrase sonne comme la libération tant attendue pour leur conscience. Au terme Cardinaux et Archevêques ne tombent d'accord que sur deux points : s'opposer catégoriquement à toute extension du STO aux femmes, dont vie, santé et moralité surtout seraient en péril outre-Rhin (l'action des Églises prévint de fait toute tentation d'infliger aux Françaises le sort de tant de femmes d'Europe de l'est), et s'en prendre -- sans ménagement -- à tous les « prétendus théologiens » « anonymes et sans mandat » qui se permettent d'émettre un avis chrétien contre le STO sans passer par la hiérarchie. Sur ce dernier la position commune consiste en une déploration mesurée de « l'épreuve » imposée « par la défaite ».

Ce n'est pas que 60 ans après qu'on est en droit s'interroger sur comment il fut possible en France d'en arriver à simplement s'interroger sur la légitimité morale ou non du travail forcé dans les usines de guerre du Führer, contre son propre pays de surcroît. Au printemps 1943, ainsi, de Rome, le célèbre Cal Tisserand commente, désolé, les ambiguïtés et divisions de l'Église de France : « Nous n'aurions jamais cru que la confusion des esprits aille si loin. Il était si simple de raisonner chrétiennement. »

Mais une seconde question, redoutable et bien moins simple, se pose spécifiquement à l'Église : Faut-il accompagner les ouvriers, et envoyer les prêtres, les séminaristes, les jocistes au STO ? C'est que si l'annonce universelle de l'Évangile est consubstantielle à l'Église, l'ardeur voire la mystique de l'apostolat ouvrier est à son apogée en ce temps-là. L'Entre-deux-guerres est le grand temps de l'Action Catholique, de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne, des auberges de jeunesse, de l'approfondissement de la doctrine sociale de l'Église, d'une théologie insistant sur la place du travail dans le plan divin de salut, de la reconquête du monde ouvrier trop longtemps délaissé. France, pays de mission paraît en 1943. « Là où sont les ouvriers, là est la JOC » : on ne peut laisser partir tant de camarades, de fidèles sans assistance spirituelle. On s'inquiète des ravages possibles de l'amoralité, de la misère intérieure des exilés en ces grands centres industriels étrangers. Et comment ne pas désirer maintenir ou reconvertir à la foi cette masse de travailleurs ? N'est-ce pas aussi donner un sens à l'épreuve commune, en faire naître un bien, une rédemption ? D'où les plaintes de prêtres ou jocistes déplorant de n'être pas soumis au STO « parce qu'on veut nous empêcher d'exercer notre apostolat. » D'où le départ sans résistance de nombreux jocistes, étudiants et religieux, par esprit missionnaire. En en sachant certes le prix -- puis les risques ...
9.5cm

Faux certificat délivré par Mgr Piguet à un de ses prêtres réfractaires
Car de laborieuses négociations en vue d'une aumônerie des travailleurs requis sont menées au long de 1943 par l'abbé Rodhain, l'aumônier des prisonniers de guerre et futur père du Secours Catholique. Elles échouent. L'attitude allemande se raidit. Le 3 décembre 1943, le maître de la Gestapo, Kaltenbrunner, interdit toute activité religieuse parmi les travailleurs étrangers du Reich -- et prescrit la persécution de tous ceux suspects de l'organiser. Parmi les requis, les membres d'ordres religieux, novices ou pas, sont traqués, détectés, et aussitôt expulsés en France comme des malpropres. De jeunes ajistes sont expédiés creuser des tranchées à l'arrière immédiat du front russe pour s'être réunis à plus de quatre. Quant aux prêtres dissimulés, il n'y a pour eux qu'à disparaître dans la nuit des camps. Peuvent-ils être autre chose que des espions, des comploteurs, des bolcheviks ! Or devant l'intransigeance de Berlin, Mgr Suhard, archevêque de Paris2, se convertit à l'illégalité et fait envoyer plus de 25 aumôniers clandestins dans les usines du Reich. Pour la première fois des prêtres sans soutane ni paroisse exercent une activité manuelle au milieu d'ouailles dont rien ne les distingue. La moitié sont découverts, certains succombent après avoir réconforté jusqu'au bout leurs camarades d'infortune, ou rentrent, squelettes vivants, profitant parfois peu longtemps de la liberté retrouvée. D'autres prêtres ont agi de leur propre chef. Ainsi Clément Cotte à Clermont-Ferrand (91 ans aujourd'hui), prêtre-ouvrier avant l'heure parmi les Michelins, « saint homme qui n'hésitait pas à se dépouiller régulièrement de ses propres vêtements » au profit de familles de travailleurs nécessiteux : désireux d'accompagner comme volontaire ses frères ouvriers au STO, il part contre l'avis de son évêque, Mgr Piguet (1887--1953) : « eh bien partez donc si vous le voulez, mais ce n'est pas moi qui irai vous chercher ! » Arrêté dans son usine allemande, déporté à Dachau, le P. Cotte y voit arriver à son tour ... Mgr Piguet, arrêté dans sa cathédrale le jour de Pentecôte 1944, et à la surprise générale seul évêque déporté de France : « Alors, Monseigneur, vous êtes venu me chercher ? » 40 ans après, cet évêque que ses pairs mêmes jugeaient trop complaisant envers Vichy se révèlera avoir préservé à leur surprise plusieurs prêtres d'un STO qu'il n'avait pas d'abord désapprouvé, et hébergé un prêtre résistant, et caché des familles juives ... Complexité du temps, choix difficiles et contrastés de deux chrétiens3!

Le STO a bien été un « séminaire de prêtres-ouvriers ». Mais n'oublions pas les laïcs. C'est le moment des cercles chrétiens clandestins, des communions dans l'escalier, des réunions secrètes au fond des forêts, des retrouvailles pour les messes en plein champ, loin de l'usine et des tristes baraquements. Ce qu'on pense revivre en communion, c'est la foi du temps des Catacombes. Il faut la vivre sans évêques ni desservants ni structures, sans pompes du culte ni matériel élémentaire du cérémonial. Tel STO à Berlin se confesse sur un trottoir à son camarade prêtre à la sortie du métro, et part dire sa pénitence au fond du Tiergarten. On trouve souvent des complices compréhensifs parmi prêtres et fidèles autrichiens ou bavarois, hospitaliers de tradition, et sans sympathie pour le nazisme antichrétien. Ils aident les travailleurs français à assister à la messe, parfois au prix de longs détours sur le chemin de l'usine. Jocistes et ouvriers de bonne volonté combattent la démoralisation, l'alcoolisme, la prostitution, les actes de droit commun, la propagande collaborationniste. Tout cela aide à supporter des conditions certes pas uniformément pénibles4 mais où saleté, promiscuité, mauvaise nourriture, bombardements, longs horaires de travail, distribution des taches au mépris du bon sens (le coiffeur devient fondeur, l'employé de banque tourneur ...), surveillance de la police qui peut déporter tout saboteur voire tout incompétent, enfin le poids de l'exil et de la séparation font beaucoup souffrir. Beaucoup sont témoins du sort des esclaves polonais, ukrainiens, russes, raflés quant à eux en masse dans leurs rues et leurs villages, surexploités, systématiquement maltraités. Des chrétiens encore vivent les bombardements sur Hambourg, Berlin, la Ruhr, Dresde. Leur pensée sur l'homme en est sans doute moins changée que par le spectacle des marches de la mort des déportés évacués des camps, en 1945. Mais aussi, la bête aux abois n'épargne plus les travailleurs étrangers : le Vendredi Saint de 1945, dans une clairière de Dortmund, a lieu le pire acte de leur répression, le massacre de 345 des leurs de tous pays ...

Dans ce contexte prend place la mort emblématique de Marcel Callo. Ce souriant typographe rennais de 22 ans, militant jociste, répond au STO non sans déchirement (il vient de se fiancer, et de perdre une soeur sous les bombes), mais avec la ferme volonté d'organiser la vie spirituelle parmi ses camarades. Arrêté et emprisonné, il succombe dans la foi et la dignité à Mauthausen, le 19 mars 1945. Très populaire en Allemagne et en France, sa mémoire a son rôle comme symbole de la réconciliation des travailleurs et des peuples européens. Image de tant d'autres « témoins du Christ en STO », il est béatifié en 1987.

D'ex-résistants chrétiens ont certes rappelé alors que l'esprit missionnaire ne recouvre pas une critique du travail forcé en tant que tel, ni la vie religieuse clandestine ne vise au combat contre le Reich hitlérien. C'est poser une question à tout croyant: fût-ce par ardeur évangélisatrice et auprès du monde du travail, peut-on, dans un monde en feu, où contre l'homme et toute civilisation se déchaînent les forces du mal absolu, ne penser qu'en termes strictement religieux, en risquant de faire abstraction de la réalité politique contemporaine, elle-même pourtant lourde de conséquences spirituelles ... ? La réponse ne doit rien enlever au respect pour ces âmes de grande noblesse, qui ont fait un choix difficile, en vue de la gloire de Dieu, qui savaient tout ce qu'elles risquaient, et ont bien mérité, à leur manière, de la résistance spirituelle et de la dignité de l'homme -- et de l'honneur des ouvriers, STO ou pas.





Wildau, camp de STO

À la mémoire d'un requis tué en Allemagne






Car les STO reviennent amputés de 35 000 des leurs, broyés sous les bombes, laissés à dépérir dans les usines faute de soins, parfois assassinés, sans parler du nombre incalculable de ceux qui sont sortis tuberculeux des mines et des fonderies, mutilés par les machines auxquelles ils avaient été placés sans aucune formation préalable ... Retour amer: exclus de la victoire, perçus en collaborateurs de facto, sans vraie place dans la mémoire nationale, ils ont trop peu souffert pour être reconnus comme « déportés », mais trop enduré pour accepter le déni pur et simple de leur vécu d'infortune. Leur puissante Fédération nationale est toujours restée unie ; laïque et apolitique, chrétiens et communistes y sont toujours les plus actifs, et elle ne manque jamais de commémorer les camarades chrétiens restés en Allemagne. Et peu d'années avant la béatification de M. Callo vécue comme une reconnaissance la délégation reçue par Jean-Paul II entend l'ancien réfractaire de Cracovie émettre la prière : « Que plus jamais il ne puisse y avoir de « déportation du travail » ».

Message toujours d'actualité. Les camps de travail des dictatures communistes ou conservatrices ne sont pas tous morts. Le travail forcé institutionnalisé dans les colonies a duré jusqu'au lendemain de la dernière guerre, et se survit en partie sous d'autres avatars. Des dizaines de milliers de jeunes domestiques asiatiques (souvent chrétiennes) ont été envoyées dans les riches États voisins ou dans ceux du Golfe pour y vivre une exploitation guère plus enviable que l'esclavage. Le récent scandale du travail forcé en Birmanie parle de lui-même. Ou le travail des enfants à vaste échelle, qu'encouragent souvent les délocalisations et une mondialisation sans âme. Un peu partout dans le monde, la vigilance de tout chrétien, mais encore de tout être qui refuse de voir un travail « maudit comme l'opprobre et comme le blasphème »5 utilisé pour la déchéance de l'homme fait à l'image de Dieu, demeure bien de nécessité. La perversion « du vrai travail, sain, fécond, généreux » n'est décidément pas qu'une page d'histoire. Au père Brugière, en reconnaissance amicale.
R. S.


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