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La vocation de Matthieu

Enrica Zanin








D ans le doute, combien de fois nous avons demandé : Seigneur, que veux-tu de moi? Et la réponse, souvent inattendue, déroutante, décevante : «Descends vite, car il me faut aujourd'hui demeurer chez toi»1, «donne-moi à boire»2, «viens dehors»3, «ce que tu fais, fais-le vite»4. Chacun, appelé à la sainteté, doit discerner sa vocation particulière. Savons-nous reconnaître la voix du Seigneur? Osons-nous répondre «me voici», prononcer le «oui» qui nous sauve ? C'est la question que pose le tableau de Caravaggio, la vocation de saint Matthieu (cf. http://gallery.euroweb.hu/index1.html ), de 1599, qui se trouve dans la Chapelle Contarelli, à San Luigi dei Francesi5, en face du Martyre de saint Matthieu du même auteur. Il illustre un texte très laconique de l'Évangile de Matthieu, qui revient dans les trois synoptiques : «Étant sorti, Jésus vit, en passant, un homme assis au bureau de la douane, appelé Matthieu, et il lui dit 'Suis-moi!' Et, se levant, il le suivit»6. Une rapidité presque brutale, une simplicité presque banale couvre le mystère de cette réponse radicale et muette. Le tableau fixe cet instant de suspension qui fera tout basculer.


La Vocation de St Matthieu, par Caravaggio

J'ai revu ce tableau cet été, presque par hasard, alors que je cherchais à comprendre et accepter ma propre vocation. J'ai voulu l'analyser et, en le lisant de gauche à droite, je n'ai pas pu m'empêcher (même en vacances) de me poser trois questions : Que ? Qui ? Quoi? Ou si vous préférez : qui est appelé? Qui appelle? Appelle à quoi?



Tout le monde est appelé. Les cinq personnages autour de la table baignent tous dans la lumière qui entre avec le Christ. On y voit un jeune, deux adultes, deux vieillards. On y reconnaît cinq hommes, au travail en pleine activité : Matthieu tient encore dans sa main droite la pièce qu'il comptait. Sur le devant de la table sont posés un encrier, une liasse de papiers et un sac d'impôts. Les deux personnages sur la gauche qui entassent les pièces d'argent nous rappellent les tableaux flamands qui critiquent l'avidité, en particulier le tableau de Marinus van Reymerswaele de 1536 sur le même sujet, conservé à Gand. Dieu vient nous appeler à tout âge, dans nos occupations quotidiennes et dans notre péché. L'appel a donc lieu, dans ce geste majestueux de la main. C'est la réponse qui est souvent douteuse, peureuse ou absente. Le jeune assis de face se retire vers la gauche, pose son coude sur l'épaule de Matthieu, comme s'il cherchait protection. Il voit le Christ, mais il a peur, et sa réponse ne vient pas. L'homme de dos se retourne par un geste soudain. Il entend l'appel, mais réagit avec violence : il est armé, il appuie ses mains avec force sur le banc et sur la table, il semble irrité par cet appel qui le détourne du travail. Les deux hommes à l'extrême gauche ne lèvent pas les yeux de leur besogne. Ils réagissent avec indifférence à l'arrivée de l'Inconnu, plongés dans une avide énumération ou peut-être dans une diligente attention. Matthieu, enfin, regarde Jésus, et demande, douteux, si c'est bien lui qu'Il appelle.

Quelle serait notre réaction ? La peur, l'irritation, l'indifférence, le zèle, le doute ? Caravaggio a su peindre la palette des émotions qui retardent une réponse joyeuse et prompte à l'appel décisif.


Détail de Saint Matthieu



Détail de Jésus



C'est le Christ qui appelle. Par un geste impérieux de la main. L'appel est clair, explicite, mais n'oblige pas : le bras qui indique est souple, presque languissant. Les yeux du Christ sont dans l'ombre, et Matthieu aveuglé par la lumière ne les voit pas. Le Christ ne juge pas, ne force pas, laisse à l'homme la liberté de répondre. Le Christ ne s'impose pas : il se présente ici, homme parmi les hommes. Derrière lui, la lumière nous surprend. Mais quoi de surnaturel dans cette lumière ? Elle n'explique rien, elle fait seulement signe, elle choisit, elle appelle comme le bras du Christ qui traverse la scène. Alors que la fenêtre qui nous fait face est obscurcie et ne laisse filtrer que peu de clarté. Mais il y a une troisième lumière, celle qui éclaire le visage de Jésus et le dos de Pierre. D'où vient-elle ? Pourquoi ne fait-elle aucune ombre sur le jeune homme ? Cette lumière mystérieuse7 qui éclaire le visage du Christ nous rappelle peut-être la double nature du Fils qui est vrai homme et vrai Dieu. Pierre, en revanche, est comme éclairé malgré lui, gauchement, de dos. Il reçoit la lumière sans le savoir, comme il recevra l'Esprit par don de Dieu. Le Christ indique et Pierre l'imite, plus hésitant. Il est retourné, comme pour demander à Jésus le bien fondé de son geste : est-ce vraiment lui ? Pierre appelle à son tour, dans sa faiblesse d'homme. C'est ainsi que les chrétiens cherchent à répéter le geste du Maître pour que l'appel soit finalement entendu.



Le Christ nous appelle à le suivre. Il appelle Matthieu à se lever et à sortir avec lui de la pénombre du négoce vers la lumière. Le tableau est divisé en deux parties par une ligne verticale qui suit le bord du volet et celui du banc. À gauche, tout est horizontal : les hommes sont assis, immobiles. À droite tout est vertical : Jésus et Pierre sont debout, en marche. À gauche le passé, à droite l'avenir de la conversion : il est temps de se lever pour retrouver sa dignité d'hommes faits à l'image de Dieu et de vivre dans la verticalité de la relation au Père. Car suivre le Christ, c'est suivre la Vérité.



Le bras tendu du Christ et la diagonale de lumière viennent finalement relier le deux temps, tout comme l'incarnation du Christ et le don de l'Esprit font entrer l'humanité dans le temps du salut. Mais entre le temps de l'attente et le temps du salut il y a un passage obligé et douloureux. Au-dessus de la main tendue du Christ, dans le châssis de la fenêtre, est dessinée une croix. Elle rappelle la mort prochaine du Christ, mais aussi la mort prochaine de Matthieu martyr, et la mort de tout homme qui seule saura nous faire atteindre en plénitude la vie de fils de Dieu. Car suivre le Christ, c'est entrer dans la Vie.



Le Christ appelle Matthieu à le suivre, car le Christ est le Chemin. Notre seule vocation est de suivre le Christ hors du bureau de la douane vers la lumière. Le Christ regarde Matthieu, mais son pied est déjà tourné vers la porte, prêt à faire demi-tour. Par le Christ nous entrons dans la lumière, comme le dit l'Épître aux Éphésiens : «Jadis vous étiez ténèbres, mais à présent vous êtes lumière dans le Seigneur ; conduisez-vous en enfant de lumière»8. Suivre le Christ c'est renoncer au monde pour revenir au monde, être dans le monde sans être du monde : c'est ainsi que Jésus et Pierre sont nu-pieds, vêtus d'un manteau sans âge, alors que les cinq personnages sont habillés à la mode du xviième siècle. Matthieu est appelé à laisser «les OEuvres de ténèbres» et à revêtir les «armes de lumière»9, et mourra dans le tableau voisin, vêtu d'une aube et d'une chasuble.



La Vocation de Matthieu a un sens moral : de l'avidité du besoin, de la lourdeur du péché, le Christ nous appelle à le suivre dans la lumière. La Vocation de Matthieu a un sens eschatologique : le Christ, par sa croix et par sa résurrection, a ouvert aux hommes les portes du salut. La vocation de Matthieu a un sens littéral : le Christ passe et appelle : qui osera répondre «qu'il advienne selon ta parole»10 ?
E.Z.

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