La vocation de Booz
Si la Bible m'était Comtée...
Sylvain Perrot
Souvenez-vous (pour ceux
qui étaient là...). C'était à Assise, au cours
d'un repas de fête. Une remarque anodine faisait naître un âpre débat
littéraire entre les détracteurs et les défenseurs d'une figure majeure
de la littérature française au xixième siècle, figurant au
Panthéon des Lettres comme à celui de la République : un certain Victor
Marie Comte Hugo 1. J'ai donc choisi de vous parler dans ce
Sénevé d'un poème qui est à mes yeux un des plus beaux de la langue
française. Péguy y voit «un poème de paix biblique, patriarcale,
nocturne », avis que je partage bien volontiers, et je vais essayer de
le démontrer 2. C'est aussi et surtout le récit
poétisé d'une Vocation, celle de Booz, qui est appelé par Dieu à avoir
une descendance malgré son grand âge.
Ce poème s'intitule donc Booz endormi. A la première lecture, il
paraît fort simple : il s'agit d'une scène tirée de la Bible, plus
exactement du Livre de Ruth, qui avait particulièrement plu à Hugo, car
ce livre, très court, est porteur d'un grand message de paix, dans une
atmosphère pastorale 3. Ruth, une Moabite, accompagne sa belle-mère
hébraïque dans le pays des Hébreux, et glane des épis dans le champ de
Booz. Or Booz, veuf, comprend qu'il doit la prendre pour femme, car
telle est la volonté de Dieu, quand, une nuit, Ruth vient s'allonger à
ses pieds. Un fils naquira de cette union, le futur grand-père de David.
Histoire simple donc, mais qui devient sous la plume d'Hugo fort
complexe comme opération poétique et comme fond historico-mythique sur
lequel Hugo tente de jouer. Mais écoutons-le plutôt :
Booz endormi
Booz s'était couché, de fatigue accablé ;
Il avait tout le jour travaillé dans son aire,
Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ;
Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.
Ce vieillard possédait des champs de blé et d'orge ;
Il était, quoique riche, à la justice enclin ;
Il n'avait pas de fange en l'eau de son moulin ;
Il n'avait pas d'enfer dans le feu de sa forge.
Sa barbe était d'argent comme un ruisseau d'avril,
Sa gerbe n'était point avare ni haineuse ;
Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse :
«Laissez tomber exprès des épis,» disait-il.
Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques,
Vêtu de probité candide et de lin blanc ;
Et, toujours du côté des pauvres ruisselant,
Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.
Booz était bon maître et fidèle parent ;
Il était généreux, quoiqu'il fût économe ;
Les femmes regardaient Booz plus qu'un jeune homme,
Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.
Le vieillard, qui revient vers la source première,
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;
Et l'on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,
Mais dans l'oeil du vieillard on voit de la lumière.
***
Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens ;
Près des meules, qu'on eût prises pour des décombres,
Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ;
Et ceci se passait dans des temps très anciens.
Les tribus d'Israël avaient pour chef un juge ;
La terre, où l'homme errait sous la tente, inquiet
Des empreintes de pieds de géants qu'il voyait,
Etait encor mouillée et molle du déluge.
***
Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,
Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;
Or, la porte du ciel s'étant entre-bâillée
Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.
Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne
Qui, sorti de son ventre, allait jusqu'au ciel bleu ;
Une race y montait comme une longue chaîne ;
Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu.
Et Booz murmurait avec la voix de l'âme :
«Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ?
Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingts,
Et je n'ai pas de fils, et je n'ai plus de femme.
«Voilà longtemps que celle avec qui j'ai dormi,
O Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ;
Et nous sommes encor tout mêlés l'un à l'autre,
Elle à demi vivante et moi mort à demi.
«Une race naîtrait de moi ! Comment le croire ?
Comment se pourrait-il que j'eusse des enfants ?
Quand on est jeune, on a des matins triomphants,
Le jour sort de la nuit comme d'une victoire ;
«Mais, vieux, on tremble ainsi qu'à l'hiver le bouleau ;
Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe,
Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe,
Comme un boeuf ayant soif penche son front vers l'eau.»
Ainsi parlait Booz dans le rêve et l'extase,
Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ;
Le cèdre ne sent pas une rose à sa base,
Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.
***
Pendant qu'il sommeillait, Ruth, une Moabite,
S'était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,
Espérant on ne sait quel rayon inconnu,
Quand viendrait du réveil la lumière subite.
Booz ne savait point qu'une femme était là,
Et Ruth ne savait pas ce que Dieu voulait d'elle.
Un frais parfum sortait des touffes d'asphodèle ;
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.
L'ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;
Les anges y volaient sans doute obscurément,
Car on voyait passer dans la nuit, par moment,
Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.
La respiration de Booz qui dormait
Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.
On était dans le mois où la nature est douce,
Les collines ayant des lis sur leur sommet.
Ruth songeait et Booz dormait ; l'herbe était noire,
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;
Une imense bonté tombait du firmament ;
C'était l'heure tranquille où les lions vont boire.
Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l'ombre
Brillait à l'occident, et Ruth se demandait,
Immobile, ouvrant l'oeil à moitié sous les voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l'éternel été,
Avait, en s'en allant, négligemment jeté,
Cette faucille d'or dans le champ des étoiles.
Le projet hugolien
Génie et christianisme
Booz est extrait de la Légende des Siècles, un des
derniers recueils de Victor Hugo, publié en trois séries (1859, 1877 et
1883). Vingt-cinq ans auront donc été nécessaires pour écrire ce qu'Hugo
concevait comme des Petites Epopées. C'est la dernière grande oeuvre de ce poète qui meurt en 1885, après avoir consacré plus de 60 ans
à la Poésie (excusez du peu !) C'est l'oeuvre de la maturité : on est
loin des déchaînements de sa jeunesse, quand il s'emportait contre les
règles de la tragédie classique, et de ses invectives politiques contre
Napoléon III. Souvent poésie et philosophie ne font pas bon ménage
(Nietzsche conçoit son Zarathoustra comme une oeuvre d'ado
boutonneux - ce sont ces termes à peu près -, et Kant n'utilise pas
vraiment la langue de Goethe...). C'était le projet initial d'Hugo que
de marier Philosophie et Poésie, voulant donner ainsi une autre
dimension à son oeuvre : finies les idées politiques et sociales (Hugo
en a marre, de toute façon, ça ne marche pas), trop temporelles ; il lui
faut explorer ce qu'il y a au-delà, le spirituel, en un mot, Dieu. Mais
qu'en dire ? Comment rivaliser avec le plus grand best-seller de tous
les temps 4 ? Hugo voit deux
approches : les poèmes philosophiques sur Dieu, ça sera pour plus tard
(La fin de Satan, Dieu). D'abord, il faut raconter
l'Histoire du Christianisme, en cette période où les milieux
intellectuels sont gagnés par la fièvre du positivisme : dans quel sens
va l'Histoire ? Hugo, pour une fois, n'est pas précurseur :
Chateaubriand et son Génie du Christianisme ont déjà fait date.
Oui, mais c'est sans compter sur l'éclair de génie dont parle Baudelaire
dans une introduction qu'il fait pour un manuel de littérature : Hugo a
inventé l'épopée moderne. Baudelaire voit la modernité dans le fait que
ce n'est pas une épopée grecque ou romaine, laquelle s'attache à une
histoire centrale sur laquelle viennent se greffer des histoires annexes
(la colère d'Achille dans l'Iliade, le retour d'Ulysse dans
l'Odyssée, le périple d'Enée dans l'Enéide) : bien au
contraire, il s'agit d'une succession de «petites épopées
5».
Chaque poème est une petite histoire, scène tirée de la Bible au début,
puis de l'histoire des religions. Dans la première partie, Hugo nous
conte la Bible. Il s'adresse à un public large, il a peur que sa
métaphysique, exposée à l'état brut, ne suscite quelques réticences dans
la réception. Ce sont donc des contes, détachés les uns des autres, mais
respectant un ordre cohérent et pensé. Baudelaire, au même moment, est
habité par la même démarche dans ses Fleurs du Mal. Chez Hugo,
l'idée directrice est l'évolution de l'humanité, son progrès moral,
jusqu'à l'épanouissement de la conscience et la libération vis-à-vis de
la matière. Hugo se fait peintre : il surprend des moments privilégiés,
des états de la civilisation, et les caractérise dans leurs traits
essentiels, pour les élever à une valeur de symbole. Hugo ne veut pas
faire un documentaire, Michelet s'en occupe. Hugo veut créer une couleur
évocatrice d'un passé. Il faut déchiffrer la réalité, et c'est le rôle
de poète qui pour le coup se fait prophète. Hugo enveloppe ses poèmes
d'un halo de mystère, il nous convie à une «Légende ».
Un hymne à la bonté divine
Ce poème est une sorte d'exception dans
le
recueil. En effet, Hugo a retenu de l'Histoire beaucoup de scènes
sombres : Caïn meurtrier poursuivi par sa conscience
6,
l'Inquisition... Booz endormi, dès le titre, nous invite à nous
arrêter dans une oasis pour un instant de paix et d'harmonie. Hugo tente
dans ce poème de recréer ce qui fait la force et la grâce de la poésie
biblique : sa simplicité. Il veut reconstiteur l'univers de la Bible
pastorale : il s'agit de proposer une image de bonheur et de raconter un
miracle, qu'Hugo lie habilement à un autre fondateur : la naissance du
Christ. Jésus meurt pour l'humanité : il illumine la nuit. Hugo veut
donc suggérer sur un mode visionnaire, presque onirique, une chaîne
merveilleuse, miraculeuse de la bonté, qui va avec un accord entre la
terre et le ciel, entre les créatures et le créateur. Dieu apparaît
comme une figure mythique de la bonté : Jésus est un descendant de Booz.
Hugo met en oeuvre un réseau sémantique, une correspondance entre
d'une part la scène biblique, la figure de Booz, et d'autre part un
destin à venir dans l'humanité, dans le ciel.
Une réécriture fidèle du livre de Ruth
Le coucher de Booz
C'est un moment privilégié : tout le monde est endormi, le silence est
profond. C'est l'heure où Dieu se manifeste le mieux aux hommes. Le
premier vers nous donne ainsi une idée de l'atmosphère qui règnera dans
tout le poème, mais aussi le nom du protagoniste sur lequel s'ouvre le
poème. Le décor est planté : nous sommes revenus aux temps de la Bible
pastorale : le contexte agricole et le coucher de Booz sont des emprunts
directs au livre de Ruth. Il manque toutefois un détail majeur qui
donnera au poème toute sa force : la scène se passe à Bethléem... Mais
arrêtons-nous quelques instants sur la langue employée par Hugo : nous
sommes loin de la rhétorique enflammée qui a pu être la sienne dans
beaucoup de ses oeuvres. Ici, nous avons une langue et des rythmes
simples, des énumérations qui se poursuivront dans toute cette première
partie : Hugo reproduit la simplicité biblique. La vie épouse le rythme
normal des journées. Les jours se suivent au rythme tranquille des
saisons. Le travail est fécond : la moisson est abondante. Les
possessions de Booz sont modestes : ce sont l'aire et la place ordinaire
(qui n'est en fait qu'un lit de paille près des meules). Les boisseaux
en revanche, qui appartiennent à Booz, ne sont pas accompagnés d'un
possessif. C'est une véritable peinture, dont le titre pourrait être le
Sommeil du Juste. Peinture, car je ne peux que penser au tableau de Van
Gogh montrant les moissonneurs au repos.
La Méridienne par Vincent Van Gogh, Musée d'Orsay
Juste, Booz l'est, et c'est ce qu'évoque la seconde strophe. Certes Booz
possède, mais il a le sens de la justice. Ce n'est pas un texte
politique, mais certaines idées d'Hugo sont apparentes, en particulier
son socialisme et l'idée que les riches le sont pour aider les pauvres.
Et souvenez-vous, dans la Bible, les mauvais riches n'ont pas bonne
presse, ils sont même souvent maudits de Dieu. Et cette allusion à la
justice de Booz permet à Hugo de développer toutes ses qualités morales.
À l'époque où il écrit, Hugo commence à ressembler à un vieillard,
peut-être à ce vieillard qu'il décrit. Les deux derniers vers sont donc
investis d'un sens moral : c'est le début du travail métaphorique du
texte. On a en effet un déplacement, comme souvent dans la Bible, du
monde matériel au monde moral (pensez aux paraboles du Christ : «Le
Royaume de Dieu est comme ... »). Notez l'allitération en [f] : le feu
d'enfer est celui de la forge d'Héphaïstos, dieu du feu et de la forge
chez les Grecs, dont l'atelier se trouve sous terre. On retrouve cette
association de la forge à l'enfer dans l'Assommoir de Zola. Booz
est ainsi absous d'un mal nécessaire, celui de la Chute : il est une
exception dans l'humanité. Ce vieillard a quelque chose d'utopique.
Car Booz est plus qu'un vieillard, il est un patriarche. Nous sommes
revenus aux temps des patriarches d'Israël : la barbe d'argent n'est pas
grise, mais blanche, attribut habituel des patriarches. Ce à quoi pense
Hugo, et c'est précisé par l'image du ruisseau, c'est aux reflets
argentés de l'eau brillante. Booz est âgé, mais il est encore jeune :
c'est tout le paradoxe de ce vers entre la barbe et le mois évoqué.
Quant à l'association de l'avarice et de la haine --- notez au passage
l'évocation du péché 7 ---, elle s'explique
essentiellement par le fait que les avares sont haineux parce qu'ils
manquent d'amour. Le rythme est ici oral, entraînant, comme le montre
l'accent à la césure : l'intrusion de la prose se fait sentir. Le
personnage est placé dans la réalité quotidienne et est suggérée sa
générosité. Hugo idéalise son vieillard : l'épisode de la glaneuse, dans
le livre de Ruth, est unique, et met en scène Booz avec Ruth. Mais ici,
pour Hugo, la générosité d'un jour devient celle de toujours.
L'Été ou Booz et Ruth, par Nicolas Poussin, Musée du
Louvre
Le commentaire s'éloigne de plus en plus de la réalité. La métaphore
s'impose peu à peu dans ce portrait moral de Booz. On le voit en effet
dès le premier vers : les sentiers obliques --- notez le pluriel ---
suggèrent bien sûr leur contraire, le droit chemin, celui des Justes.
Cette strophe en outre est très lumineuse : c'est le blanc qui y domine.
Nous avions déjà la barbe blanche : nous avons à présent l'idée de
pureté, renforcée par le zeugma du vers suivant 8, car candide en latin signifie blanc. La
blancheur va bien sûr ici de paire avec l'innocence. Tout est homogène.
On peut ainsi remarquer que la quatrième strophe est construite sur le
même modèle que la troisième : les deux premiers vers sont consacrés au
portrait «statique »de Booz, les deux autres en font un portrait
en situation. Dans ces deux strophes il est question des pauvres. Notons
ici la comparaison purement métaphorique des sacs de grains avec des
ruisseaux (motif qu'on avait relevé plus haut). Mais allons plus loin :
l'eau est par excellence la puissance fécondante des grains. Ici, c'est
le grain qui est investi de la capacité de féconder la terre. Davantage
d'ailleurs, car c'est la glaneuse, Ruth, qui récoltera ces grains épars,
les grains de Booz. Nous avons donc une annonce des noces de Booz et
Ruth, dont naîtra Obed.
Après les vertus de Booz, Hugo évoque le regard que les autres portent
sur ce patriarche. Cette strophe s'ouvre sur un rapprochement phonique
et expressif entre Booz et bon. Booz n'est plus représenté en compagnie
des pauvres, mais dans la cellule familiale : il est discrètement fait
allusion à l'autorité de Booz, qui se fait respecter par la bonté. Il
est dominus sans être tyrannus. Les relations entre Booz
et ses serviteurs sont fondées sur la bonté, comme la relation entre
Dieu et les hommes, comme nous le verrons dans la dernière partie du
poème. Quant aux relations familiales, elles sont fondées sur la
confiance et la fidélité 9, en un mot la
piété, c'est-à-dire le devoir qui nous lie à nos proches et à Dieu.
Ainsi ce premier vers brosse le portrait d'un homme animé d'une foi
sincère en Dieu. Booz est donc un homme bon, en ce qu'il participe de la
bonté de Dieu, et d'autant plus qu'il est généreux, idée esquissée plus
haut. C'est en effet la générosité de celui qui n'amasse pas ce qu'il a
obtenu en travaillant : c'est l'opposé de l'avare... Hugo insiste sur
le fait que Booz est bon, mais aussi qu'il est... beau ! Comment ne pas
penser qu'Hugo est en train de parler de lui ! En effet, le passage au
présent nous fait entrer dans le champ de la vérité générale. Booz est
encore séducteur, mais plus que son physique, c'est bien sûr sa sagesse
qui séduit. Mais ces vers sont aussi l'annonce de ce qui va se passer :
Ruth renonce à se marier avec un homme jeune, et accepte qu'un vieillard
devienne son époux 10.
Puis vient la nécessaire évocation de la mort. Mais celle-ci n'est pas
le propre d'un homme angoissé mais plutôt du poète qui voit dans la mort
une lumière éclatante. On ne peut échapper à la mort, alors mieux vaut
l'appréhender avec sérénité. Et le Juste n'a rien à craindre de la mort.
Nous retrouvons dans ces vers un motif emprunté aux Psaumes : la mort
est un retour à la source première. Songez aussi au livre de
l'Ecclésiaste : nous sommes des êtres de poussière et nous redeviendrons
poussière. Cette idée de l'éternel retour est suggérée par un retour des
mots et des rythmes. Si dans le premier vers il est question de l'eau
(la source), la suite est marquée par la métaphore du feu, opposé à la
lumière. Quelle est cette lumière ? Il n'y a pas de nuit réelle : la
lumière vient toujours éclairer les ténèbres. Cette lumière est placée
sous le signe de l'éternité : cette lumière est à la fois première et
dernière, tandis que les jeunes gens sont changeants, ils s'emportent,
s'enflamment sans réfléchir.
Le souvenir de temps très anciens
Cette partie, bien plus courte que la précédente, nous éloigne quelques
instants de l'histoire de Booz. Hugo nous projette dans le mythe : les
repères temporels sont plus flous. Temps bibliques, on l'avait compris,
mais, comme on le voit dans la strophe suivante, Hugo remonte jusqu'aux
temps antédiluviens. On assiste donc à un recul panoramique aussi bien
spatial que temporel. On quitte l'exposé narratif. Ce recadrage se fait
sous la forme d'un tableau nocturne, comme le montre l'emploi du
vocabulaire pictural. Le texte s'assombrit, nous avons une sorte de
mélopée. Les sonorités sont éloquentes, en particulier la rime décombres
-- sombres : l'inquiétude règne.
Hugo connaît sa chronologie, mais il a pris le parti de créer un flou,
pour donner à son texte une force particulière, celle de l'intemporel.
C'est le temps du mythe, de la légende. Le premier vers évoque le temps
le plus proche de Booz : c'est celui des tribus et des juges d'Israël.
Puis il est fait allusion au temps où les Juifs sont un peuple de
nomades. Être nomade, c'est être angoissé, ne pas avoir de toit sûr.
C'est cet aspect que souligne Hugo par la coupe inhabituelle du vers,
qui du coup met en exergue l'adjectif inquiet. Ici, Hugo l'emploie dans
son sens étymologique : qui n'est pas en repos. Ces vers sont marquées
par une lourdeur menaçante : la scène de Booz devient dès lors un
refuge, un hâvre de paix. Est-il possible de préserver de la bonté, de
la tranquillité ? La scène de Booz se veut une réponse plutôt optimiste.
Puis vient une troisième époque : c'est bien sûr l'évocation du déluge,
punition de Dieu pour le Mal commis sur terre. Evocation qui a quelque
chose de terrifiant avec la mention des géants. C'est un emprunt à la
Genèse, mais il a aussi quelque chose d'épique. Il y a en fait deux
emprunts à la Genèse : les géants d'une part et la création de l'homme
d'autre part, comme le montre l'association terre -- eau. Naissance et
renaissance sont au coeur de cette strophe.
Les sources d'Hugo ne sont pas seulement bibliques : un grand auteur se
cache derrière ces deux strophes. C'est le bien connu évêque de Meaux,
qui écrit dans son Discours sur l'Histoire Universelle : «Représentez-vous donc le monde encore nouveau et encore, pour ainsi
dire, tout trempé des des eaux du déluge, lorsque les hommes,
si près de l'origine des choses... » C'est comme si le monde
renaissait après le déluge 11.
La vocation de Booz
La vocation de Booz s'exprime dans le rêve, coeur du poème. La période
romantique en art se caractérise par une volonté de redonner sa place à
l'imagination et au rêve contre le rationalisme du xviiiième
siècle.
On estimait avant que c'était une forme imparfaite et donc troublée de
la conscience éveillée. Il devient avec le romantisme le vecteur de
l'imagination. Pour le grand poète romantique allemand Jean-Paul, «le
rêve n'est rien d'autre que poésie volontaire », et donc puissance
créatrice. Quant à Gérard de Nerval, il estime que le rêve permet une
communication vers l'infini. C'est donc le meilleur moyen de communiquer
avec Dieu : le rêve est l'occasion de saisir quelque chose du divin.
C'est un moment privilégié où Dieu choisit de se monter aux hommes.
Mais cette partie pose un premier problème quant à l'emploi des sources
bibliques. Le songe n'est pas une invention hugolienne, mais le songe de
Booz en est une. En effet, dans le livre de Ruth, il est fait allusion à
cette nuit où Ruth vient se coucher aux pieds de Booz, mais nullement à
un songe. Toutefois, Booz est pris d'un frisson, il sent une présence.
Quelle est l'origine de ce frisson ? C'est dans ce moment très court
qu'Hugo voit l'intervention de Dieu, et il cherche à comprendre ce qu'a
pu être ce frisson miraculeux : et pourquoi pas le réveil d'un songe ?
Mais pour le raconter, Hugo s'inspire d'autres sources qui restent
bibliques. Le songe de Booz devient un songe symbolique, l'archétype
d'une certaine manière des songes d'Abraham et de Jacob.
Et c'est visible dès la première strophe : Hugo fait une comparaison
avec le sommeil de Jacob et celui de Judith. Mais là encore, Hugo triche
un peu : si le songe de Jacob est avéré, celui de Judith n'est nullement
évoqué dans le livre qui lui est consacré. Pour ce qui est du bien connu
petit-fils d'Abraham, il voit en rêve une échelle reliant la terre aux
cieux, sur laquelle montent et descendent des anges. Or Jacob fait ce
songe juste avant de se marier, comme Booz. Quant à Judith, la Bible ne
mentionne pas de songe, mais elle précise bien qu'elle a été visitée par
l'esprit de Dieu, ce qui permet à Hugo de rapprocher ces deux noms qui
commencent par la même lettre, ce fameux J si juif, qui aura son
importance par la suite. Hugo replace ici Booz dans une lignée d'élus,
unis par ce songe : Abraham s'étonnant en rêve que le Seigneur lui
accorde une descendance si nombreuse, Jacob rêvant d'une échelle et Booz
d'un chêne. Vient ensuite une description qui paraît bien simple, voire
sortie tout droit d'une vignette naïve. C'est tout juste si on n'est pas
dans une illustration de la Bible pour enfants : le détail pittoresque
de cette porte du ciel à demi-ouverte fait sourire. Et pourtant, cette
simplicité est extrêmement déroutante : image naïve, mais comment dire
ce qui se passe sinon de manière naïve ? Cet emploi volontaire d'Hugo
marque avant tout l'incompréhension de la créature : le ciel s'ouvre,
mais de manière incomplète, ménageant ainsi un mystère troublant. Hugo
déjà dans L'homme qui rit écrivait : «Quand l'infini s'ouvre,
pas de fermeture plus formidable ». Hugo était profondément troublé
par ce jeu d'ouverture -- fermeture. Il veut ainsi montrer qu'il y a un
abîme entre le haut et le bas, et c'est Dieu qui choisit de créer une
passerelle. Le songe dès lors est présenté moins comme une créature
ailée qui descend que comme une révélation. Il en va de même avec
l'inspiration poétique : Hugo a toujours pensé que le Poète est le
Prophète des temps modernes, et donc qu'il est investi d'une mission
sacrée, celle d'éclairer le peuple 12.
Vitrail représentant le songe de Jacob
Nous voici donc en plein paradoxe : Booz voit sans voir, il a les yeux
fermés et pourtant il voit ce chêne qui monte. Ce chêne, roi de la
forêt, est naturellement investi d'une connotation sexuelle : il est la
puissance virile qui permet la procréation. Car c'est bien ce qu'annonce
ce songe : tu vas donner naissance à cette descendance, elle jaillit de
tes entrailles. Pourquoi Hugo parle-t-il d'un arbre alors que Jacob a vu
une échelle ? Comme je l'ai dit plus haut, Hugo ne raconte pas un songe
mais le songe, et il mêle différents épisodes bibliques. Et ici il est
fait référence à l'arbre de Jessé, souvent représenté dans l'art
médiéval. Or cet arbre n'est autre que l'arbre généalogique du Christ.
Le livre de Ruth spécifie que le descendant de Booz à la troisième
génération est David, mais ne mentionne pas le Christ. Hugo fait donc
une synthèse, et rétablit clairement la filiation entre Booz et David et
entre David et le Christ. Car ce à quoi il est fait allusion dans cette
chaîne, c'est à une nouvelle alliance entre Dieu et les hommes qui est
scellée par deux figures majeures, David et le Christ. Ce roi qui
chante, c'est bien sûr l'auteur de psaumes, mais c'est aussi celui grâce
à qui les hommes sont heureux. Mais de l'autre côté, c'est la souffrance
de Dieu fait homme. Et on peut d'ailleurs relever une différence entre
l'arbre de Jessé et celui de Booz : le premier part de la poitrine et le
second du ventre, ce qui naturellement oriente l'interprétation et est
souligné dans la suite par l'incompréhension de Booz, qui ne peut croire
à ces forces procréatrices dont il se sent privé. Et c'est bien là que
réside le miracle, qui fut celui d'Abraham.
L'arbre de Jessé, Livre d'heures, manuscrit du
xvièmesiècle
Et en effet, on a l'impression de retrouver Abraham dans les propos
qu'Hugo fait dire à Booz. Car dans le livre de Ruth, il n'est pas fait
allusion à ces doutes de Booz. Mais il en va autrement dans la Genèse,
où Abraham s'étonne : 13. Booz, comme Abraham, ne comprend pas : le mystère
règne, et comme on dit, les voies du Seigneur sont impénétrables. Le
doute se répète, montrant l'incapacité de la créature à comprendre le
créateur. Tout le mystère réside dans ce pronom ceci : pourquoi
moi ? pourquoi suis-je l'élu, moi qui suis un homme tout ce qu'il y a de
plus ordinaire ?! Hugo nous montre un Booz d'une grande humanité, qui
fait parler la voix du bon sens, qui comme chacun sait, est la chose au
monde la mieux partagée. Ici Hugo s'inspire de figures centrales du
Nouveau Testament qui tiennent à peu près les mêmes propos : sont «vieux et fort âgé[s] » Zacharie et Elizabeth, et celle qui ne connaît
point d'homme n'est autre que Marie. Hugo insiste ainsi sur la lignée à
venir de Booz. Mais plus que le doute, c'est une certaine tristesse qui
se dégage du discours de Booz : c'est ce que montrent ces terribles
négations du vers Et je n'ai pas de fils, et je n'ai plus de
femme. Booz est un vieillard seul, dont la souffrance se fait ici plus
intense. Booz est à la fois coupé du passé et de l'avenir : il erre
entre deux temps. Il y a à la fois un attachement et une aliénation au
temps. L'écoulement du temps rend l'homme sensible au caractère éphémère
de son existence. C'est le présent de l'absence qui se fait cruellement
ressentir.
L'amour qu'il éprouve pour son épouse appartient à un temps désormais
révolu, comme le montre le passé composé. Dès lors, une relation avec
une femme est pour lui de l'ordre de l'irréel. Il éprouve une forme de
désespoir qui s'exprime dans la remémoration de souvenirs érotiques.
Booz n'est bien sûr pas un obsédé, mais c'est l'idée de cette
procréation qui le tourmente. Booz est un parent fidèle : l'idée d'un
adultère le répulse, car il se sent encore lié à sa femme. Le couple
reste uni à travers la mort.
Booz a renoncé à la vie : il la laisse aux jeunes gens. Il abdique
devant les forces de la jeunesse. Au début du poème, Hugo parlait de
lui-même. Ce n'est donc plus tant Hugo qui parle maintenant que le
vieillard qui parle de l'intérieur. C'est une tout autre optique donc.
Il y a une certaine jalousie envers les jeunes gens, pour ces matins
triomphants... La vie est un combat, et les jeunes gens sont mieux
armés que les vieillards.
Une métaphore en appelant souvent une autre, le chêne vu par Booz pousse
ce dernier à se comparer lui-même à un arbre. Pourquoi le bouleau ? Par
opposition au chêne, le bouleau a en général un tronc assez mince et
donc il tremble plus en cas de grand vent. C'est un arbre maigre, frêle,
comme l'est le vieillard. Nous avons ici la contrepartie de ce qui était
exposé dans la première partie du poème. Comparaison avec un arbre, mais
aussi avec un animal : Booz s'assimile à un boeuf, en d'autres termes
un taureau castré. Booz est accablé et il aspire aussi à la mort, ayant
longtemps vécu.
La dernière strophe amène l'image de la femme. Le motif de l'arbre se
poursuit : cette fois il est question du cèdre, qui donne une couleur
locale au récit, car le cèdre est un arbre typique du Moyen-Orient
14. Mais c'est
aussi un bois particulièrement odoriférant : commencent ici des
références sensorielles et sensuelles qui se poursuivent avec la rose,
puis l'asphodèle et les lys dans la dernière partie.
Cette partie aura en fait exposé un problème majeur de la théologie
chrétienne, transposé dans l'Ancien Testament : le mystère de
l'incarnation, qui se fait sous l'impulsion divine. En d'autres termes,
il s'agit d'un miracle. Que retenir de ce songe ? Le silence de Dieu,
sans doute. Qui parle en effet, sinon Booz sous la forme interrogative ?
L'homme est condamné au monologue. Il n'est qu'un lieu de passage, de
transmission. Il appartient au dessein mystérieux de Dieu. Mais celui-ci
est-il vraiment silencieux ? Les deux derniers vers nous invitent à
nuancer : Dieu répond à Booz, Booz ne comprend pas, ne sent pas. La
réponse aux questions de Booz, c'est Ruth : à son réveil, Booz comprend,
sait. Dieu n'est donc pas si inaccessible, il suffit -- mais bien sûr
c'est loin d'être acquis -- d'apprendre à écouter, de se montrer
disponible 15.
Une nuit nuptiale, auguste et solennelle
On quitte désormais l'univers du songe pour la réalité. On revient en
effet à la description et à la narration après avoir écouté le discours
de Booz. Mais cette réalité est-elle vraiment réelle ? C'est loin d'être
évident : Hugo idéalise cette nuit, il l'«onirise » si l'on puit
dire.
La première strophe nous montre une scène qu'on connaît pour un autre
épisode biblique : c'est la scène de l'Annonciation. Ruth en effet est
ici décrite comme les peintres de la Renaissance représentent Marie. Ce
rayon inconnu évoque pour la plupart des lecteurs l'Esprit saint. Alors
pourquoi Hugo exprime-t-il une réserve par ce on ne sait quel ?
C'est toujours pour rendre compte de ce mystère qui enveloppe
l'incarnation. Ce rayon imprègne la jeune femme. Car tout se fait sous
le sgne du miracle : l'apparition de Ruth est miraculeuse. Hugo prend
soin de ne rien mentionner de l'histoire de Ruth avant : il y a sûrement
de sa part un refus de trouver un schème de causalité. Dieu est la seule
cause de ce miracle. Ruth est en attitude de soumission, conformément à
l'époque qui veut que le mari est prédominant sur la femme. Elle se
donne, s'offre. Quant au sein dénudé, c'est bien sûr l'annonce de la
maternité. Cette strophe exprime donc le mystère de l'incarnation dans
ce qu'il a à la fois de plus simple et de plus complexe. C'est le
mystère de la naissance de la vie dans le corps de la femme
16
Ruth est donc au coeur du mystère : elle est appelée à son tour. La
vocation s'exprime dans une harmonie pleine et entière, à la fois
terrestre et cosmique. Ces strophes se caractérisent en effet par un
élargissement de l'espace sur deux axes : l'axe horizontal, avec
l'évocation de la nature (collines, ruisseaux...), et l'axe vertical,
avec un lien qui se dessine progressivement entre la terre et le ciel.
Tout d'abord, l'harmonie terrestre est essentiellement sensorielle :
elle se manifeste dans les sons 17, dans les parfums 18, les formes
visuelles 19, les couleurs 20. Hugo peint ici un instant d'harmonie suprême :
les personnages sont en harmonie avec la nature, elle-même en harmonie
avec le firmament. Cette harmonie n'est pas seulement picturale, elle
est cinématique en quelque sorte : le ruisseau coule et surtout les
lions vont boire 21. C'est donc un moment particulier, où la violence
est mise en suspens. Le combat de la vie disparaît. C'est dans cet
instant parfait que se manifeste le mystère. Et le merveilleux n'est pas
absent du poème, toujours avec cette retenue énigmatique propre à Hugo :
ce quelque chose de bleu qui paraissait une aile montre encore
l'incapacité de l'homme à cerner le divin. On ne peut que l'approcher,
le surprendre. Le poète est déchiffreur : il dévoile les rares signes de
la présence du divin.
Les deux dernières strophes sont, à mon goût, les plus belles de tout le
poème, car révélatrices du génie poétique qui inspirait Hugo. En effet,
le premier vers, en apparence anodin, recèle un des plus grands mystères
de la poésie française. C'est ce nom propre, Jérimadeth, qui a
fait beaucoup couler d'encre. Et à mon avis, Charles Péguy en a
parfaitment compris les enjeux dans Victor Marie Comte Hugo. Il
est particulièrement sensible à ces deux strophes et essaie d'en
comprendre la genèse. Et ce mot est le symbole même de la création
poétique. Car ce nom n'existe pas : les érudits spécialistes du monde
hébraïque s'en sont arraché les cheveux. Ce nom ne figurait dans aucun
atlas allemand, et comme le dit Péguy, «si un nom hébreu n'est pas
dans un atlas allemand, il est perdu ». Car ce nom a tout d'un vrai
nom hébreux, trop peut-être : tout d'abord ce J majuscule qui ouvre le
mot, tel celui de Jacob, Judith, Joseph, Jésus... Ce mot commence même
comme une ville célèbre dans le monde proche-oriental : Jéricho
22. Et la fin, ce th est celui de Judith, Sabaoth
et... Ruth. Et il y a un lien phonique entre Ruth, Ur et Jérimadeth :
les noms sont aussi en harmonie. Ajoutons quelques noms, réels, mais
moins connus : Jérahméel, Jérimoth. Voilà donc un nom parfaitement
hébreux, auquel même les Hébreux n'ont pas pensé. Tout le génie d'Hugo a
donc été de rentrer dans le processus créateur des noms hébreux pour en
créer un lui-même. Ce nom s'inscrit parfaitement dans le projet des «petites épopées »: il a en effet une consonance glorieuse et poétique.
Puis, un jour, un petit malin a fait remarquer que Jérimadeth
ressemblait étrangement à «J'ai rime à dait »(et Jérimadeth
rime bien avec demandait. Alors, boutade ou génie ? Rien
n'interdit l'une ou l'autre des interprétations, et je crois avec Péguy
que c'est là tout le génie d'Hugo : il a su ménager un mystère qui
restera à jamais irrésolu. Et il me semble qu'un précédent Sénevé
traitait de la question de la Création : comment exprimer mieux le
mystère de la création divine que par celui de la création poétique ?
Ensuite Péguy essaie de comprendre comment Hugo a écrit la dernière strophe. Il est d'avis qu'Hugo avait en tête au début le dernier vers, qui est celui qui renferme la plus grande force poétique. Et c'est de ce vers-là qu'Hugo est parti pour construire le reste de la strophe. Péguy propose même de faire figurer les différents vers comme autant de strates géologiques ! La grande trouvaille d'Hugo, c'est la lune comparée à la faucille. Cette image anodine revêt dans ce poème une importance majeure. Il ne vous aura pas échappé en effet que le motif de la moisson et du moissonneur parcourt tout le poème : il est annoncé à la première strophe et repris à la dernière, fermant ainsi le poème. Mais cette fermeture est aussi une ouverture : au début du poème il s'agit d'un moissonneur terrestre, Booz, et à la fin du moissonneur céleste, Dieu. Il y a donc substitution de Dieu à Booz, mais aussi de Booz à Dieu pour Ruth. Or il y a deux instruments majeurs pour la moisson : la faux et la faucille. Ce n'est bien sûr pas pour des raisons liées à une idéologie politique qui commence à percer à l'époque qu'il choisit la faucille, mais parce ce que la faux est «déjà prise ». Elle est connotée négativement, puisque c'est l'attribut de la Mort. Or ici Hugo célèbre la Vie, don de Dieu aux hommes. Hugo invente donc une image, qui de fait prend une valeur positive. En outre, la faucille, à l'inverse de la faux, se caractérise par une ouverture du bas vers le haut.
Conclusion
Hugo dans ce poème s'inspire d'illustres prédécesseurs, et en
particulier de succession d'images que l'on trouve chez Chateaubriand
dans son Génie du christianisme : «Dans les premiers âges du
monde, c'était sur la floraison des plantes, sur la chute des feuilles,
sur les départs et arrivées d'oiseaux que les laboureurs et les bergers
réglaient leurs travaux [...] Sous les tentes de Jacob ou de Booz,
l'arrivée d'un oiseau mettait tout en mouvement ; le patriarche faisait
le tour de son champ à la tête de ses serviteurs armés de faucilles ».
Mais sous sa plume ce thème prend une dimension originale. Car ce poème s'inscrit tout d'abord dans le temps de l'écriture, ce dont témoignent les deux représentations en concurrence. La première, c'est la représentation philosophique et rationaliste, héritée de Rousseau et Diderot, des temps immémoriaux. La seconde, c'est la représentation religieuse et spiritualiste. Le poème semble hésiter rentre ces deux voies, sans en refuser aucune, car ces deux représentations offrent des ressources poétiques tout à fait différentes 23 Ce texte pose une question au-delà, celle de l'innocence et du mal. Il n'y a pas de séparation entre le bien et le mal - nous sommes en quelque sorte reveus avant la Chute -, corps et esprit sont en parfaite harmonie. Ce poème est l'enclave d'une beauté.
Ce qui rend cette entreprise poétique si originale, c'est qu'elle
correspond à une véritable gageure : transmettre le miracle, l'indicible
par excellence. C'est ce qui explique le recours hugolien au songe, qui
s'inscrit dans une tradition née à l'époque baroque avec Pedro
Calderón de la Barca et sa fameuse pièce La vie est un songe et
reprise à l'époque romantique qui réhabilite le rêve, par exemple avec
Musset dans son Lorenzaccio. Voilà donc un texte sur le mystère
de l'incarnation, le mystère de la vie. Hugo pose des problèmes d'ordre
religeux et métaphysique. Interrogation aussi sur la place de l'homme et
la femme : si Booz donne l'impulsion, Ruth attend, avec une certitude
qu'elle ne peut expliquer. Interrogation encore sur la filiation, sur
l'Histoire : Hugo crée un nouveau mythe. Et comme disait Paul Valéry,
«mythe est le nom de tout ce qui n'existe et ne subsiste qu'ayant la
parole pour cause ».
S.P.