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Dans la nuit du silence de Dieu

Marie-Amélie Dutheil de la Rochère








La vocation est littéralement un appel, l'appel que Dieu nous lance. Mais que devenons-nous quand Il se tait ? On reproche beaucoup Son silence à Dieu de nos jours, Sa non-intervention dans les malheurs du monde. C'est la principale cause de l'agnosticisme mou de la majorité de nos contemporains, et de nombre de nos amis : si Dieu existe, comment permet-Il telle ou telle catastrophe ? Or, cela fait longtemps que la question se pose aux enfants d'Abraham, parce que la nuit de Dieu s'est imposée de façon terrible à Son Peuple. Chacun des deux Testaments se confronte à ce mystère douloureux : où est l'élection du Peuple choisi, lorsqu'il n'a plus que ses yeux pour pleurer sur les rives des fleuves de Babylone ? Où est le soutien du Seigneur à Son Messie mourant d'une mort misérable entre toutes, sous les quolibets de la foule ? Quand plusieurs dieux sont en concurrence, on peut facilement trouver une explication : la souffrance est due à leurs rivalités, l'homme n'est que le jouet de divinités qui se servent de lui dans le cadre de leurs relations entre elles. Mais quand on est le dépositaire de l'Alliance passée avec l'Unique, on sombre nécessairement dans le désespoir : soit l'Unique est infidèle --- idée ô combien insupportable ---, soit Il n'est pas aussi puissant qu'on le croyait, Il n'est pas l'Unique --- idée tout aussi insupportable. Or, l'un de nos contemporains s'est penché sur ces questions et y a apporté une réflexion d'une force et d'une simplicité remarquables. C'est pourquoi je vais vous présenter deux ouvrages que même les agrégatifs stressés auront le temps de lire, je vous l'assure : Le Royaume caché et Le Peuple de Dieu dans la nuit, du franciscain Éloi Leclerc.

L'Exil : la découverte du «coeur brisé»


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«Si j'offre un sacrifice, tu n'en veux pas,
tu n'acceptes pas d'holocauste.
Le sacrifice qui plaît à Dieu, c'est un esprit brisé ;
tu ne repousses pas, ô mon Dieu, un coeur brisé et broyé.»1

É. Leclerc montre bien le cataclysme que la destruction du Temple représente pour les exilés : comment Yahvé peut-Il admettre l'impossibilité du culte ? Que devient la Promesse sans prêtres, sans Roi, sans Temple, sans Jérusalem ? Israël se retrouve dépouillé de tout, plongé dans la nuit la plus obscure, la plus incompréhensible. Il avait voulu compter sur les hommes, l'alliance avec l'Égypte contre Babylone, et il a tout perdu. Le malheur que les prophètes avaient annoncé en vain est survenu. Et Yahvé a laissé faire sans réagir. Mais ce grand dépouillement est aussi celui qui permet un renouvellement total des relations entre Dieu et l'homme.

Alors, du fond du désespoir, les prophètes vont soudain redécouvrir le Seigneur, et ils vont en être bouleversés. Car une certitude absolue s'impose à eux :


«La joie a disparu de notre coeur, notre danse s'est changée en deuil. La couronne est tombée de notre tête. La montagne de Sion est désolée, des chacals y rôdent ! Mais toi, Yahvé, tu demeures à jamais ; tu règnes éternellement.»2
Une telle idée peut sembler contraire à la foi profonde d'Israël : la mission du Peuple est de faire rayonner la Gloire de son Dieu sur cette terre ; plus de royaume, plus de Règne de Dieu. Eh bien non ! La grandeur de Dieu est au-delà des problèmes historiques rencontrés par Son Peuple. Il n'a pas besoin des rites ni du Temple. Mais alors, où est-Il ?
« Le ciel est mon trône, et la terre, l'escabeau de mes pieds. Quelle est donc la maison que vous bâtiriez pour moi ? Quel serait l'emplacement de mon lieu de repos ? De plus, tous ces êtres, c'est ma main qui les a faits, et ils sont à moi, tous ces êtres --- oracle du Seigneur ---, c'est vers celui-ci que je regarde : vers celui qui a l'esprit abattu, et qui tremble à ma parole.»3
La découverte de l'Exil est là : Dieu se tient auprès de l'esprit abattu, du «coeur brisé ». Il ne le tire pas de sa détresse matérielle mais Il se découvre à lui comme le Dieu qui a souci de l'homme, même le plus misérable, le Dieu vivant et qui donne la vie.
« La vie de Dieu, dans son acception biblique, est irréductible à quelque chose de rationnel. Elle ne se laisse ni rationaliser, ni moraliser. Yahvé est le Vivant par excellence. Il n'a rien d'un principe abstrait. En lui joue l'émotion profonde : l'émotion créatrice et aussi celle qui le met en mouvement vers l'homme perdu : la grande pitié de Dieu. Yahvé est esprit, certes. Mais c'est un esprit ``pathétique''.

Ce Dieu-là n'a rien d'olympien. Il ne plane pas au-dessus de l'homme et de son histoire, dans une indifférence sereine. Il est en souci de l'homme. Il est l'au-delà au coeur même de l'existence humaine la plus humble, la plus dégradée. Il l'est comme une force de libération, comme un appel au renouveau, comme une source de rêve et de création, comme une inquiétude aussi et une blessure. C'est ainsi qu'il est présent au ``coeur brisé''.

Le ``coeur brisé'' est cette brèche intime par où quelque chose de nouveau peut encore arriver. Il est une ouverture au Dieu vivant et imprévisible : au Dieu qui vient.»4
Alors, il devient possible de demander à Dieu un coeur nouveau, un coeur de chair pour remplacer notre coeur de pierre (sécheresse des sentiments, mais aussi sécheresse de la raison, dureté de qui se croit pur). Ce renouvellement est aussi celui du Peuple, qui n'est plus lié à des particularismes spatio-temporels, mais qui devient universel : Jérusalem brillera comme une étoile, et tous les peuples la célébreront. L'Alliance est liée à l'ensemble de la Création. Et Dieu se sert du païen Cyrus pour ramener Israël sur sa terre, car Il est le Seigneur de l'Univers. Le retour est cependant décevant, ce n'est pas le triomphe attendu. Isaïe fait apparaître à ce moment une nouvelle figure du libérateur : ce ne sera pas un grand guerrier, car le grand guerrier ne peut accomplir jusqu'au bout le projet de Dieu, mais le Serviteur, doux et humble de coeur, et serviteur souffrant.

La Croix : Dieu au plus profond de nos abîmes5

Le Royaume caché ne se présente pas tout à fait comme le livre dont je viens de vous présenter un résumé bien trop succinct. Car la Révélation que Dieu fait aux hommes dans le Christ ne commence pas à la Croix. É. Leclerc évoque les Évangiles dans l'ordre du récit, si l'on peut dire. Il se penche sur la merveille qu'a dû être, pour Jésus lui-même, la perception de la nouvelle et extraordinaire présence de Dieu dans Sa propre personne, divine et humaine. C'est au matin des Béatitudes que le bonheur de l'Amour de Dieu se fait le mieux entendre. Ainsi, le processus de prise de conscience est en quelque sorte inverse de celui de l'Exil. Les miracles se produisent, les aveugles voient, les boiteux marchent, les sourds entendent, mais l'hostilité grandit chez ceux qui refusent la nouvelle façon d'être Dieu que signifie la présence du Christ.

Et Celui-ci comprend jusqu'où Sa mission va Le mener. Il Lui suffirait d'ailleurs de lire les Chants du Serviteur composés par Isaïe pour le savoir :
«Les foules étaient épouvantées en le voyant, tant son aspect était défiguré. Il n'avait plus apparence humaine.»6 ;
«Objet de mépris et rebut d'humanité, homme de douleurs et connu de la souffrance, comme ceux devant qui on se voile la face, il était méprisé et déconsidéré.»7 ;
«Affreusement traité, il s'humiliait, il n'ouvrait pas la bouche, comme un agneau conduit à la boucherie.»8
Et c'est ainsi qu'Il va révéler le plus grand mystère jamais révélé.
«Dieu est lumière, force, vie, splendeur. Il manifeste sa présence et sa faveur à ses amis en les entourant de lumière, de force, de vie et de splendeur. Yahvé n'est ni dans mes ténèbres, ni dans l'impuissance, ni dans la maladie. Ni dans l'échec, ni dans la mort. Tout cela est le lieu où Yahvé n'est pas. Or c'est là que se tient le Serviteur. Il s'est identifié à la négation même de Dieu. «Moi, je suis Non-Dieu pour vous»9 : cette parole de Yahvé au prophète Osée peut être mise dans la bouche du Serviteur ; elle se réalise ici dans toute sa violence. [...]

Ici, la nuit la plus longue [...] se transfigure en une mystérieuse théophanie. Yahvé est là même où tout crie son absence. Là surtout. Sa présence et sa révélation se ramassent dans le silence de cet homme voué au mépris et affreusement maltraité. Les signes de notre malédiction changent ici radicalement de sens. L'humiliation, la souffrance et la mort cessent d'être les signes de l'absence de Dieu ; elles deviennent ceux de sa mystérieuse présence. [...]



Cependant, le Serviteur ne peut être considéré comme la simple projection de l'expérience, si profonde soit-elle, de quelque prophète ou d'Israël lui-même. Bien qu'enraciné dans une telle expérience, il la transcende. Le Serviteur est seul en face de tous. Seul par sa sainteté sans ombre. Seul par la mission qui le charge des péchés de tous. Seul par le mépris universel qui s'abat sur lui. Seul enfin par sa décision intime et libre de s'offrir pour tous. Au coeur de la Passion du Serviteur, il y a cet acte de liberté où il est seul : « Il s'est livré lui-même»10. Le Serviteur n'appartient à personne. En vain chercherait-on à l'identifier à une race ou à une classe. Tous l'ont rejeté et maudit. Tous sans exception. Il y a lui et tous les autres contre lui.

Et c'est au moment où il est rejeté par tous et absolument seul, qu'il est mystérieusement avec tous, solidaire de tous. Mais cette solidarité-là n'est plus celle du clan ou de la race. En allant jusqu'au bout de la solitude et de la nuit humaines, le Serviteur s'est arraché à tout lien particulier, à toute condition particulière, pour ne plus connaître que la pauvreté essentielle de l'homme devant le mystère de Dieu. Il est l'homme aux prises avec le mystère de Dieu, totalement ouvert. Il ne s'appartient plus. Il appartient au mystère de Dieu. Et c'est pourquoi il est ce mystère se révélant au coeur de notre détresse et de notre nuit.»11
Le Christ sait qu'Il est le Serviteur, Il accomplit sa tâche jusqu'au bout, et par Lui, c'est Dieu lui-même qui nous rejoint au plus profond de nos abîmes : nul ne peut plus dire que Dieu n'est pas descendu jusqu'à lui. Quand le Fils s'écrit « Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? », Il prend sur Lui toutes nos détresses.

Aussi, puisqu'Il est venu nous chercher là où nous étions, nous pouvons remonter avec Lui, dans la lumière de la Résurrection, et vivre de Sa Vie. Il nous offre une libération bien plus radicale et bien plus profonde que celle que nous pouvions espérer.



Ces quelques pages ne rendent pas justice à l'auteur que j'ai voulu vous présenter. Il est donc nécessaire que vous preniez le temps de le lire, et comme il est très savant, il écrit très simplement : il est donc très profitable et très agréable à la fois. Par ailleurs, certains se demandent peut-être comment É. Leclerc en est venu à s'interroger sur le mystère si étonnant qu'est la mort du Christ. En fait, c'est après avoir expérimenté le silence de Dieu dans des circonstances dramatiques qu'il a voulu trouver une réponse au-delà de ce que sa foi de jeune homme lui avait appris. Il est en effet rescapé des camps de la mort.
M-A. D.R.



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