Vocation d'un brigand
François-Marie Arouet
Le seigneur du château était
un de ces Arabes qu'on appelle voleurs ; mais il faisait quelquefois de
bonnes actions parmi une foule de mauvaises ; il volait avec une rapacité
furieuse, et donnait libéralement ; intrépide dans l'action, assez doux
dans le commerce, débauché à table, gai dans la débauche, et surtout plein
de franchise. Zadig lui plut beaucoup ; sa conversation, qui s'anima, fit
durer le repas ; enfin Arbogad lui dit :
«Je vous conseille de vous enrôler sous moi ; vous ne sauriez mieux faire
; ce métier-ci n'est pas mauvais ; vous pourrez un jour devenir ce que je
suis.
--- Puis-je vous demander, dit Zadig, depuis quel temps vous exercez
cette noble profession ?
--- Dès ma plus tendre jeunesse, reprit le
seigneur. J'étais valet d'un Arabe assez habile ; ma situation m'était
insupportable. J'étais au désespoir de voir que dans toute la terre, qui
appartient également aux hommes, la destinée ne m'eût pas réservé ma
portion. Je confiai mes peines à un vieil Arabe, qui me dit : ``Mon fils,
ne désespérez pas : il y avait autrefois un grain de sable qui se
lamentait d'être un atome ignoré dans les déserts ; au bout de quelques
années il devint diamant, et il est à présent le plus bel ornement de la
couronne du roi des Indes.'' Ce discours me fit impression ; j'étais le
grain de sable, je résolus de devenir diamant. Je commençai par voler deux
chevaux ; je m'associai des camarades ; je me mis en état de voler de
petites caravanes ; ainsi je fis cesser peu à peu la disproportion qui
était d'abord entre les hommes et moi. J'eus ma part aux biens de ce
monde, et je fus même dédommagé avec usure : on me considéra beaucoup ; je
devins seigneur brigand, j'acquis ce château par voie de fait. Le satrape
de Syrie voulut m'en déposséder ; mais j'étais déjà trop riche pour avoir
rien à craindre : je donnai de l'argent au satrape, moyennant quoi je
conservai ce château, et j'agrandis mes domaines ; il me nomma même
trésorier des tributs que l'Arabie Pétrée payait au roi des rois. Je fis
ma charge de receveur, et point du tout celle de payeur.»
V.