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À la découverte des bénédictins de Notre-Dame de Triors

Entretiens avec Dom Hervé Courau, Abbé de Triors
ou
Pourquoi, malgré six jours passés à Triors, les Nathalie sont hélas toujours aussi loin d'être de parfaits disciples de saint Benoît1

Nathalie Ray et Nathalie Requin

La fête de l'Assomption chez les Bénédictins de Triors

Ils ne donnent jamais l'impression d'être pressés quand ils entrent dans l'abbatiale pour un office, quand ils en sortent pour un service, les mains sagement rangées sous l'habit, un sourire esquissé sur leurs visages lumineux, leurs pas soigneusement étouffés. Alors que partout ailleurs, on les voit se hâter comme abeilles dans leur ruches, là ils sont toujours posés et ponctuels: il ne s'agit pas de faire attendre le Maître de la Maison; les moines de Triors2 ont consacré leur vie au Service Divin. Les cloches, qui les appellent si souvent à se rassembler pour prier, résonnent au clocher de l'abbaye fondée en 1984 par le monastère bénédictin de Fontgombault. Par cette filiation, Triors appartient à la Congrégation de Solesmes. Une quarantaine de moines contemplatifs habitent derrière la clôture stricte de leur monastère, comportant un beau château des xviiième et xviiiième siècles entouré de ses terres, dans la vallée de l'Isère, au sud de Châteauneuf-de-Galaure3 et à l'ouest du Vercors4.

Tout comme les notions bien bénédictines d'accueil5 et de travail bien fait, celles de sobriété et de solennité semblent paradoxalement jumelées dans la célébration des offices divins, en particulier dans celle de la fête de l'Assomption. Cette dernière revêt une importance spécifique à Triors car Notre Dame est l'objet d'une dévotion toute spéciale pour une double raison: d'une part du fait de la filiation spirituelle de l'abbaye au restaurateur de l'ordre bénédictin, Dom Guéranger, qui soutint avec fougue le dogme de l'Immaculée Conception6; d'autre part du fait du patronage marial de l'abbaye-mère, Fontgombault. Cette dévotion se lit d'ailleurs dans l'architecture même de l'abbatiale Notre-Dame de Triors, dont la devise est «Domus Aurea»: la statue de la Vierge à l'Enfant, couronnée en 2000, accueille et protège maternellement les entrées et sorties des moines qui vont et viennent deux par deux; le vitrail du fond de l'abside, représentant la Reine du Ciel, la Femme de l'Apocalypse, darde ses rayons de couleur sur l'autel; les vitraux de la nef reprennent chacun un symbole marial qu'ils illustrent; et une chapelle, ornée d'un retable, est consacrée à la Mère de Dieu.

Dans ce cadre architectural et spirituel, la messe pontificale du 15 août est préparée et célébrée avec soin: les premières vêpres avaient déjà introduit la veille une priante solennité. Tous les gestes liturgiques sont réglés, obéissant à une tradition multiséculaire; chaque serviteur de Dieu est à sa place. Ce dimanche 15 août, les fidèles affluent dans l'abbatiale, souvent venus de loin. La procession a un éclat inhabituel: l'Abbé porte la mitre dorée, les chausses assorties, et tient dans sa main droite la crosse d'argent7 surmontée d'un serpent englouti dans le lys marial. En communion avec le Pape, à Lourdes ce jour-là, le Père abbé prêche l'Assomption de la Vierge «élevée corps et âme à la gloire du ciel et exaltée par le Seigneur comme la Reine de l'univers, pour être ainsi plus entièrement conforme à son Fils, Seigneur des seigneurs, victorieux du péché et de la mort», participant singulièrement à la Résurrection de son Fils et anticipant la résurrection des autres chrétiens.


L'abbaye de Triors

Un ordre contemplatif

Dom Hervé Courau, premier Abbé de Triors, revient avec insistance sur la vocation contemplative des Bénédictins, pendant les deux entretiens qu'il nous a accordés avec simplicité et générosité. À Triors, on estime que le sacerdoce des moines n'a pas un but extérieurement apostolique, il consiste plutôt à «bien dire la messe», pour enfouir la modernité dans les saints mystères. C'est pourquoi les Pères de Triors disent leur messe basse8 chaque matin dans la crypte, avant d'assister à la messe conventuelle célébrée uniquement par l'hebdomadier9. Au plus profond de la vie quotidienne d'un bénédictin, tout converge vers Dieu et rien n'est préférable au Service Divin selon l'adage de la Règle. Celle-ci, répondant au but de son auteur qui voulait instituer «une école de service du Seigneur», partage la journée --- très fragmentée --- du moine entre la prière liturgique, le travail manuel et la lectio divina, c'est-à-dire cette étude attentive et méditée des textes de la Bible et des commentaires patristiques. Elle accorde à la prière liturgique la première place, ce qui est une caractéristique de l'ordre bénédictin. C'est autour des heures des offices que s'ordonnent les autres activités.

La journée d'un bénédictin commence tôt: une demi-heure après un lever très matinal (4 h 45) débute le long office nocturne --- une bonne petite heure ---, ce sont les Matines, ou Vigiles, suivies des Laudes. «Veillez et priez, car nul ne sait l'heure du retour du Seigneur.» Après l'Angelus, les Pères, assistés des Frères, célèbrent donc leur messe basse quotidienne dans la crypte, communient et prolongent silencieusement leur action de grâces. Le petit-déjeuner est précédé d'une brève étude. À 8 h 30, les cloches rappellent les servants de Dieu pour Prime, office psalmodié recto tono10 qui s'achève au Chapitre par la lecture de la règle de saint Benoît. Ils consacrent ensuite une heure à la lectio divina11. L'abbatiale se remplit de nouveau à 10 h pour l'office de Tierce, suivi de la messe conventuelle chantée. Les moines vaquent ensuite à leur service respectif (reliure, comptes, jardinage, cuisine, poterie, menuiserie, cordonnerie, porterie, soin des ruches et des noyers...), pendant que les novices étudient en cellule, que le Père Abbé prépare sa conférence du soir et les moines enseignants leurs cours. Sexte marque à 12 h 45 la fin de la matinée. Après le repas et 45 mn de recréation, None ouvre l'après-midi. Un temps de service assez long est clos par les Vêpres à 18 h. Avant la conférence du Père Abbé, les moines peuvent lire dans leurs cellules, prolonger leur oraison dans l'église ou réciter un chapelet dans le cloître. Après le dîner et les Complies à 20 h 30, le silence des cloches et le sommeil des Justes forment le point d'orgue de cette journée bien remplie.


La chapelle de l'abbaye de Triors

L'héritage liturgique et spirituel de Solesmes

C'est après l'office de None que le Père Abbé a mystérieusement trouvé du temps pour répondre à nos questions et, pour nous expliquer la filiation de Triors par rapport à Solesmes, il nous retrace succinctement l'histoire de l'ordre bénédictin à partir du xivième siècle. Ce siècle est une période de calamités pour toute l'Europe, et les monastères eurent à en pâtir. Après la grande peste de 1348--1349, la plupart des abbayes, à peu près vides, n'étaient plus que des bénéfices, dont les titulaires n'avaient plus rien de bénédictins (laïcs, parfois même protestants...). À la place des abbés réguliers, on nommait des abbés commendataires, qui n'y résidaient pas mais entendaient bien tirer de leur abbaye le maximum de revenus sans trop se soucier des moines. Pour remédier à ce facteur corrupteur, les monastères se regroupèrent en congrégations, étroitement unis et gouvernés non plus par des abbés élus à vie mais par des supérieurs temporaires.

Le xviiiième siècle, «Siècle des Lumières», ne fut pas moins corrupteur: en 1754, Marie-Thérèse d'Autriche entreprit de réorganiser les monastères de ses États, en s'inspirant des idées rationalistes de l'époque, et son fils Joseph II accentua cette action: tous les moines furent sommés de devenir actifs sous peine de dissolution. Cette exhortation imposait la renonciation à un idéal. En France, le gouvernement royal oeuvra dans le même sens par l'entremise de la Commission des réguliers (1766--1780), qui prétendait placer la vie monastique sous le contrôle de l'État. Son action se réduisit à des suppressions de maisons: 122 sur 410. Plus radicale, la Révolution française supprima le problème en abolissant les voeux de religion, confisquant tous les biens ecclésiastiques, s'attaquant aux personnes. L'Empire étendit à toute l'Europe les mesures prises en France, supprimant ici les monastères (Belgique, Bavière, Prusse), là en réduisant leur nombre (Italie, Espagne). À la chute de Napoléon, ne subsistait plus qu'une trentaine de monastères médiocrement peuplés. La restauration de l'ordre bénédictin en France passa par deux personnalités: Dom Guéranger à Solesmes, puis trente ans plus tard Dom Muard à la Pierre-qui-Vire12. Le vieux prieuré de Solesmes ayant été mis en vente, Dom Guéranger l'acheta et s'y installa le 11 juillet 1833. En 1837, il se rendit à Rome, fit profession sous la Règle de saint Benoît à l'abbaye de Saint-Paul-hors-les-Murs, et fut nommé par le Pape Grégoire XVI abbé de Solesmes et supérieur général de la nouvelle congrégation de France de l'ordre de saint Benoît. Il fonda deux autres monastères, à Ligugé en 1853 et à Marseille en 1865, ainsi qu'une abbaye de femmes13 à Solesmes en 1866. Cet intellectuel érudit, de grande culture historique, se passionna très jeune pour la liturgie romaine. Il combattit violemment les liturgies néo-gallicanes instaurées aux xviiième et xviiiième siècles, et finit par obtenir le triomphe de la liturgie romaine dans toute la France. Il fit connaître et aimer cette liturgie en publiant L'Année liturgique, dont le succès fut immense. Les successeurs de Dom Guéranger virent la Congrégation s'étendre. C'est ainsi que la vie monastique reprit à Fontgombault en 1948.

Le rite adopté à Fontgombault comme à Triors est actuellement celui de saint Pie V. Ce choix liturgique s'est imposé après la tempête provoquée par le Concile Vatican II (et mai 68...). Les remous ont été d'autant plus pénibles dans les monastères qu'ils forment un espace confiné où on focalise sur ce qui tient le plus à coeur, puisque saint Benoît demande à son moine de ne rien préférer à l'Opus Dei, c'est-à-dire à la sainte liturgie. La réforme liturgique s'adresse davantage aux paroisses qu'aux monastères, et la pratique de la réforme, conçue comme un vulgaire self-service, a tué dans l'oeuf l'esprit de la réforme liturgique, selon les propres mots de Dom Courau. Fontgombault put suivre un temps Mgr Lefèbvre, plus longtemps que Solesmes qui fonda au Sénégal sous son instigation, mais elle s'en écarta définitivement lorsque Mgr Lefèbvre formula ce malheureux principe du «devoir de désobéissance»: on obéit à un ordre donné ou il n'y a pas d'ordre formel. Un chrétien, a fortiori un bénédictin, ne peut jamais porter atteinte à l'autorité, et pour ce dernier, c'est un devoir du coeur que de lire ici Vatican II dans la continuité de Dom Guéranger. Aussi, lorsque Rome laissa la porte ouverte au rite traditionnel, en 1988, les abbayes issues de Fontgombault (dont Triors) cessèrent d'user habituellement du missel de Paul VI dans sa version latine pour reprendre l'ancien, perçu comme plus homogène à leur idéal contemplatif.

De nos jours, par la force des choses, la liturgie est devenue un peu «caméléon», et ce n'est peut-être pas un mal. Néanmoins le risque couru impose que subsistent des lieux à la liturgie isotherme, des lieux qui soient comme des repères de l'esprit liturgique, afin que cette paupérisation en partie inévitable ne tourne pas au drame. Pour Dom Hervé Courau, l'idéal serait que les prêtres puissent dire la nouvelle messe dans l'esprit de l'ancienne, afin de mieux savoir par là tirer du nouveau rite l'esprit authentique de la réforme conciliaire, nova et vetera. La crise actuelle disparaîtrait alors pour l'essentiel. Et on se prend à rêver de voir les séminaristes de la Fraternité Saint-Pierre, de Paray-le-Monial, d'Issy-les-Moulineaux, d'Ars, etc. se connaître mieux encore (ils se connaissent déjà beaucoup plus qu'on ne l'imagine) : cela aiderait justement à allier nova et vetera. La mission liturgique qui les attend tous demain requiert une certaine loyauté et fermeté de langage qui manque encore aujourd'hui.

Quant aux deux éléments caractéristiques qu'on associe communément au rite de saint Pie V, à savoir le latin et le grégorien, les reproches qui les accablent résultent en grande partie de beaucoup de confusion, mais aussi d'une mauvaise compréhension de l'expression conciliaire «participation active». Le Père Abbé nous expliqua comment le faux sens l'affectant engendrait un contre-sens, à savoir la suppression de ce que préconise le Concile (le latin comme langue normale de l'Église latine; le grégorien, comme son chant propre). Le terme latin, soigneusement choisi par le Concile, a été actuosa, et non pas activa. Or ce ne sont pas deux synonymes. Une participation des fidèles actuosa évoque un mouvement spirituel «pétillant d'Esprit Saint» qui porte avec ferveur pendant l'Eucharistie. Et le chant gégorien, comme l'usage de la langue latine, ne sont pas des obstacles à l'Esprit Saint! Bien au contraire, il fait partie de l'ensemble, il forme un élément majeur de la liturgie solennelle favorisant la prière, médiateur par excellence de l'Esprit... L'ignorance matérielle de la langue latine, de la musicologie, comme du contexte culturel dans lequel est né le grégorien importe peu. Ce chant nous saisit là où l'on est, pour nous faire approcher du Mystère de la Présence divine. Les choses divines s'y dévoilent dans leur splendeur, porteuses d'une sagesse qui vient d'au-delà des siècles. Saint Thomas va jusqu'à dire que, grâce à son caractère baptismal, le fidèle se trouve dans un état de «conaturalité» avec ces signes liturgiques. À Triors, l'adoption du grégorien et du rite en latin s'inscrit plutôt dans la recherche de la perfection du Service Divin.

L'apport enrichissant de Fontgombault

Parmi la quarantaine de moines bénédictins à Triors, on dénombre presque autant de moines non prêtres que de Pères. Cette mixité au sein de la communauté est une richesse léguée par l'abbaye fondatrice de Fontgombault. Les deux groupes complémentaires sont formés sur place, intra muros, dans deux noviciats distincts, y compris celui qui est normalement destiné au sacerdoce. Les moines n'ont donc pas à aller à la Catho de Lyon ou de Paris, ou encore au Centre Sèvres. Les deux premières années sont consacrées à de nombreux échanges spirituels avec un Père Maître, à un ensemble de conférences sur la vie spirituelle (prière, grands axes de la Règle, mortification...), un Père sous-maître, nommé zélateur, s'occupant de la formation plus matérielle (déroulement des offices, histoire monastique, etc.). Le candidat à la vie monastique de saint Benoît est «examiné» ainsi à longueur de journée, sur le terrain, ce qui dispense des examens écrits qui n'ont lieu que plus tard, dans le cadre des études ecclésiastiques ordonnées au sacerdoce. Dans un premier temps, il ne fait que s'imprègner de l'esprit de la maison, étudiant la Règle, avant de faire ses premiers voeux, au bout de deux ans. C'est alors que les moines destinés au sacerdoce entreprennent six ans d'études plus systématiques: deux ans de philosophie conjointement aux conférences que poursuit le Père Maître; puis, après avoir quitté le cadre du noviciat de choeur, quatre ans de théologie.

Les Frères aspirant à une vie plus dépouillée, sans responsabilité spirituelle et avec davantage de travaux manuels, ont une formation au noviciat échelonnée sur cinq ans. Trois quarts d'heure par jour sont réservés à un enseignement catéchétique supérieur (doctrine, Écriture sainte, commentaires patristiques, hagiographie...). Les temps de lecture sont pour eux moins étendus mais plus réguliers, et en fin de compte, sans être érudits, les Frères en savent souvent plus que les Pères de choeur! Bref, deux états d'esprits différents, mais se complètant harmonieusement, pour le bien de l'ensemble de la communauté. Les Frères en particulier permettent aux Pères de ne pas se prendre trop au sérieux, ce qui est la garantie du vrai savoir; ils font preuve parfois de plus de maturité et de santé psychologique et sont ici ou là d'un grand secours pour les décisions pratiques concernant la marche de la maison. Leur présence participe de cet accent assez terrien que l'on retrouve à Fontgombault comme à Triors, sans que le travail intellectuel soit pour autant discrédité. La qualité sua generis de cette formation interne est d'ailleurs encouragée discrètement par les autorités romaines, car elle donne au rayonnement culturel de l'abbaye un parfum de sérieux, de modestie et de sécurité.

L'abbaye de Notre-Dame de Triors recèle ainsi quelque chose du trésor caché de l'Évangile: accueilli «comme le Christ»14, le retraitant y trouve, outre la paix et la sérénité du coeur, un élan de l'âme dans la prière, largement impulsé par la beauté et la solennité des offices dans un cadre sobre. Un séjour dans cette région de la Drôme peut aisément combiner d'autres joies bien incarnées: nous vous recommandons bien sûr les randonnées dans le Vercors avec une carte à jour, mais aussi la visite du musée d'art liturgique à Mours-Saint-Eusèbe, petit bourg à quelques kilomètres du monastère, premier musée de France par le nombre (25 000) et le caractère remarquable des objets de culte, recueillis depuis une cinquantaine d'années par le curé de la paroisse (aubes superbement brodées, missels et antiphonaires, reliquaires en paperolles, ostensoirs, calices, etc.); ainsi que le village moyen-âgeux de Saint-Antoine-l'Abbaye.
(N.R.)2


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