Sur les chemins de l'Alliance
Arnaud Basson
Cette année, le
traditionnel pèlerinage tala nous a conduits, entre le
1 er et le 18 août1, sur les routes de
Terre sainte. J'en évoquerai ici
quelques aspects qui ont été les plus importants pour moi, comment je les
ai vécus et ce qu'ils m'ont apporté. Le pèlerinage s'est déroulé, pour
chacun d'entre nous, selon un triple cheminement : l'itinéraire que nous
avons suivi dans le pays; le parcours de la Bible, d'Abraham à la
Pentecôte et plus particulièrement les épisodes de la vie de Jésus, au gré
des lieux où nous nous sommes rendus; enfin, le cheminement spirituel de
chacun d'entre nous à travers la prière, les célébrations, la méditation
et les temps de réflexion seul ou en groupe. Les trois, qui se sont
déroulés en parallèle, sont étroitement liés et leur superposition a fait
de ce voyage une expérience inoubliable. Le séjour a aussi été l'occasion
d'une rencontre avec les chrétiens de Terre sainte, qui vivent au jour le
jour les déchirements de leur pays.
Parcours sur le chemins de Terre sainte
Après un bref passage à Beer Sheva,2 sur les traces d'Abraham et d'Isaac3, nous nous rendons au désert du Néguev4
pour quelques jours. C'est ici qu'ont vécu les patriarches de la Genèse,
d'Abraham à
Joseph, en nomades. C'est par ici aussi que sont passés les Hébreux en
route vers Canaan5. Au
désert, le groupe vit quasiment en
autarcie, grâce à nos réserves d'eau et de nourriture; nous bivouaquons
chaque soir au milieu de paysages rocheux grandioses. Les journées sont
rythmées par les célébrations, prières des laudes et complies et messe
quotidienne. Dans la solitude du désert, on est seul face à soi-même et
face à Dieu : « c'est là qu'on se vide, qu'on chasse de soi tout ce qui
n'est pas Dieu et qu'on vide complètement cette petite maison de notre âme
pour laisser toute la place à Dieu seul. » (Charles de
Foucauld).
Ainsi le passage au désert est un temps de préparation avant la suite du
pèlerinage, à l'exemple des Hébreux avant leur arrivée en Terre promise.
Nous passons en Jordanie, et après une visite éclair de
Pétra6, notre séjour au désert
s'achève par une célébration pénitentielle sur le mont Nébo7 situé du coté jordanien face au Jourdain et à la
Terre promise.
Après le passage du Jourdain, nous arrivons à Nazareth pour célébrer
l'Annonciation et évoquer la vie cachée de Jésus. Nous passons ensuite
quelques jours autour du lac de Galilée, dans les lieux de prédication de
Jésus (Capharnaüm et le discours du pain de vie, le mont des béatitudes,
la multiplication des pains...); nous traversons le lac. La journée
suivante, sur le mont Thabor (lieu de la Transfiguration), est consacrée à
la méditation en solitude. Nous nous rendons ensuite sur le mont Carmel
pour évoquer le prophète Élie8.
Puis nous partons à Bethléem pour célébrer Noël dans la grotte de la
Nativité, sous la célèbre basilique. Nous passons aussi à l'endroit où la
tradition a fixé la Visitation et la naissance de Jean-Baptiste.
Le dôme du rocher à Jerusalem
Le lendemain, le désert de Judée9 et la mer Morte
sont notre dernière étape avant l'arrivée à Jérusalem par le mont des
Oliviers. Nous visitons la vieille ville et ses quartiers musulman, juif,
latin et arménien. Nous célébrons la Cène et l'agonie du Christ à
Gethsémani le jeudi saint; puis la Passion et un chemin de croix dans les
rues de Jérusalem le vendredi saint, et enfin, le jour de Pâques, la
Résurrection au Saint-Sépulcre, sur le lieu du tombeau du Christ.
Après un passage à Emmaüs, notre parcours s'achève à Césarée maritime,
pour la fête de la Pentecôte et l'envoi en mission, avec le récit de la
conversion du centurion Corneille à Césarée10, qui marque
l'ouverture de l'Église à l'universalité de sa mission.
Ainsi nous avons tout au long du séjour parcouru notre Bible, l'Ancien
Testament, d'Abraham aux prophètes, et la vie de Jésus, de sa conception à sa
Résurrection, à travers les sites que nous avons visités, en suivant une
liturgie géographique. Nous y avons découvert une nouvelle approche des
textes bibliques, par les lieux où se sont déroulés les événements qu'ils
relatent. Ces événements acquièrent ainsi dans nos esprits leur cadre
géographique, tandis qu'auparavant nous les imaginions dans le vague,
abstraitement; nous pouvons donc mieux les cerner maintenant. Les récits
bibliques en deviennent plus vivants, plus concrets, plus réels.
Ainsi le soir du jeudi saint, nous avons célébré le lavement des pieds et
la Cène au cénacle11, puis nous avons
traversé
la vallée du Cédron qui sépare Jérusalem du mont des Oliviers12pour nous rendre à Gethsémani13, où Jésus entre en
agonie :
poignants instants de prière dans la tristesse et l'angoisse de sa mort
imminente, juste avant l'arrivée des soldats venus l'arrêter, à l'heure où
les ténèbres sont sur le point de l'emporter sur la lumière.
Sur les chemins de la foi
Très vite, nous nous sommes demandé quel pouvait bien être le sens
profond de notre venue en ces lieux. Nous avons bien l'intuition de leur
importance dans notre foi, mais quel est l'intérêt de s'y rendre en
pèlerinage ? J'ai déjà mentionné l'aspect biblique du voyage; force est de
constater, par ailleurs, que les lieux saints sont bien plus évocateurs
pour nous que tout autre site historique, nous sentons qu'ils nous touchent
bien davantage. Nous avons ressenti dans la crypte de l'Annonciation à
Nazareth (bien qu'il n'y ait essentiellement rien à voir!) ou devant le
Golgotha une toute autre émotion que face aux magnifiques monuments de
Pétra. À en croire saint Jérôme, c'était déjà le cas des pèlerins du
IVième siècle : « Prosternée devant la croix, [Paule] l'adorait comme si
elle eût vu le Sauveur suspendu au bois sacré », ou encore à Bethléem :
« J'écoutais [Paule] me jurer qu'elle contemplait des yeux de la foi
l'enfant enveloppé de langes et vagissant dans la crèche. [...] Mêlant les
larmes à la joie, elle s'écriait : ``Salut, Bethléem, maison du pain, où
est né le pain qui est descendu du ciel''... »
Un temple de Petra
Les lieux saints nous rappellent les grands événements qui sont les
fondements même et le centre de notre foi en Jésus-Christ (sa prédication,
sa Passion, sa Résurrection...). Ils nous renvoient directement au coeur
de notre foi. Dans ces lieux, on se sent concerné par ce qui s'est passé
il y a 2000 ans. Ici le Christ a pris la même condition d'homme que moi.
Ici le Christ a souffert pour mes péchés. Ici le Christ m'envoie en
mission annoncer l'Évangile. En ces endroits s'est manifesté l'amour de
Dieu pour les hommes et sa très grande pitié de nous, c'est là que se sont
accomplis les mystères de notre salut. Nous y retrouvons la source de
notre vie de chrétiens. Et nous revivons tout cela dans les célébrations,
la messe quotidienne. Ainsi les événements évoqués par ces lieux, qui
dépassent le temps, nous touchent au plus profond de nous-mêmes, et c'est
ce qui fait la force d'un pèlerinage aux lieux saints.
Ce sont des endroits privilégiés pour la prière et l'adoration ainsi que
pour la méditation sur les grands mystères de la foi. Les veillées de
réflexion, où par exemple chacun exprime ce que l'Incarnation, ou
l'Eucharistie, représente pour lui, ont été des temps forts de notre
séjour, même s'il n'est pas facile de parler de tels sujets. Elles ont été
complémentaires avec notre méditation personnelle. Nous avons pu nous
interroger sur ces grands mystères de la foi, à commencer par
l'Incarnation, et essayer de mieux les comprendre. Ou plus précisément ---
car les faits sont simples à comprendre --- de mieux prendre conscience de
leur réalité et de leur portée, de leurs implications pour nous : en quoi
nous touchent-ils si profondément (car c'est bien pour chacun de nous
qui sommes là que Dieu a fait tout cela)?
Ainsi nous avons beaucoup
réfléchi sur l'Incarnation, la venue du Fils parmi les hommes, qui
manifeste la très grande proximité de Dieu avec nous les hommes : non pas
un Dieu lointain, perdu au plus haut des cieux, mais un Dieu avec nous
(Emmanuel), proche de nous. Qui manifeste aussi la totale
solidarité de Dieu avec nous : Il est devenu comme nous, en prenant notre
condition d'homme, il a vécu notre vie, ses joies et ses peines. Il a été
solidaire jusqu'à la mort, et c'est plus qu'une solidarité : Il a porté
nos péchés, subi le châtiment à notre place, manifestant son grand
Amour pour nous les hommes : « Nul n'a plus grand amour que celui-ci :
donner sa vie pour ses amis.»14, donner sa vie pour nous
sauver. Ce salut, Dieu a voulu le réaliser avec notre concours, en venant
parmi nous. C'est le sens du « oui » de Marie à l'ange Gabriel, qui
engage toute l'humanité et l'associe à la réalisation de la volonté
divine. Dans l'Incarnation, Dieu vient à nous pour nous attirer à Lui,
nous faire participer à sa Vie divine dès maintenant, préfiguration de la
pleine communion avec Lui qu'Il nous promet au ciel après la résurrection.
Aujourd'hui, le Christ est toujours présent au milieu de nous par son
Corps et son Sang dans l'Eucharistie, c'est la poursuite de sa présence au
milieu des hommes il y a 2000 ans. «Il est là. Il est là comme au premier
jour. Il est là parmi nous comme au jour de sa mort. Éternellement il est
là parmi nous autant qu'au premier jour. [...] Le même sacrifice immole la
même chair, le même sacrifice verse le même sang. [...] C'est la même
histoire, exactement la même, éternellement la même, qui est arrivé dans
ce temps-là et dans ce pays-là et qui arrive tous les jours dans tous les
jours de toute éternité. Dans toutes les paroisses de toute
chrétienté.»15. Par la communion, Il est même présent
en nous. « Vous êtes, mon Seigneur Jésus, dans la Sainte Eucharistie. [...]
Vous n'étiez pas plus près de la Sainte Vierge pendant les neuf mois
qu'Elle Vous porta dans son sein, que Vous ne l'êtes de moi quand Vous
venez sur ma langue dans la Communion ! Vous n'étiez pas plus près de la
Sainte Vierge et de Saint Joseph dans la grotte de Bethléem, dans la maison
de Nazareth, dans la fuite en Égypte, pendant tous les instants de cette
divine vie de famille, que Vous ne l'êtes de moi en ce moment et si, si
souvent dans ce Tabernacle !»16. Et c'est
par cette Eucharistie, par les sacrements que nous avons part à sa Vie divine et qu'Il réalise en nous notre salut : « Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour » (Jn 6, 54.), « Qui mange
ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui » (Jn 6, 56.).
L'Eucharistie, c'est « Dieu en nous ».
La synagogue de Capharnaüm, construite par Hadrien sur la synagogue
plus ancienne où Jésus prononça le discours du pain de vie
Sur les chemins de l'Alliance aujourd'hui
Ainsi, nous avons rapidement été conduits d'une réflexion sur les mystères
de la foi à une réflexion sur les sacrements. La messe quotidienne (à
chaque jour sa célébration propre suivant le lieu où nous étions) est sans
doute le lien le plus fort entre les événements de l'histoire sainte que
nous évoquions et notre vie de foi. C'est ce qui donne au pèlerinage sa
consistance. Notre venue au tombeau du Christ a pris une toute autre
dimension en y célébrant la messe de Pâques qui nous fait revivre la
Résurrection à la suite des apôtres découvrant le tombeau vide. De même à
Capharnaüm, nous ne nous sommes pas contentés de lire le discours du pain
de vie17 à l'endroit où Jésus l'a prononcé, mais nous
avons dit la messe à cet endroit en prenant ce texte comme Évangile.
Le simple fait de célébrer dans les lieux saints rapproche le lieu où
s'est déroulé l'événement célébré et sa réalisation aujourd'hui dans le
sacrement. Ce rapprochement nous permet de mieux appréhender à la fois
l'événement célébré et le sacrement. En effet il éclaire le lien qui les
unit : l'Eucharistie est l'actualisation du sacrifice du Christ sur la
croix, et en nous y associant dans l'offrande au Père, elle nous confère
la grâce que ce sacrifice nous a obtenue18; ou encore, à propos du baptême : « Nous tous,
baptisés en Jésus-Christ, c'est en sa mort que nous avons été baptisés. Par le
baptême, en sa mort, nous avons donc été ensevelis avec lui, afin que,
comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous
menions nous aussi une vie nouvelle»19. Nous voyons ainsi
comment les mystères de la vie du Christ nous touchent aujourd'hui, et le
sens des sacrements est mis en lumière. L'un et l'autre sont de ce point
de vue les deux facettes d'une seule et même chose. Ainsi nous comprenons
mieux le lien entre les événements fondateurs de la foi (Incarnation,
Passion, Résurrection...) et la foi que nous vivons dans les célébrations
et au quotidien. La seconde est la réalisation en nous des premiers, qui y
sont destinés. C'est donc par un lien crucial qu'ils sont unis, on ne peut
envisager l'un sans l'autre. Enfin, la messe est un envoi en mission dans
le monde. Nous sommes appelés à apporter notre pierre à l'édification du
royaume de Dieu, Lui que l'Eucharistie a rendu présent en nous, en Le
manifestant par une vie de sainteté.
Au cours du pèlerinage, nous avons parcouru l'histoire de l'Alliance de
Dieu avec les hommes, depuis les origines jusqu'à Jésus, qui inaugure la
Nouvelle Alliance, puis jusqu'à nous. Nous sommes dans l'histoire de
l'Alliance. Les routes de l'Alliance vont jusqu'à nous, et nous sommes
dessus. Mieux comprendre l'Incarnation, « Dieu en nous », c'est mieux
comprendre à quel point Dieu nous appelle à Lui, à quel point nous sommes
partie prenante de cette Alliance. Dieu a fait alliance avec nous !
Finalement, les trois cheminements --- concret, biblique et spirituel --- que
j'évoquais au début se rejoignent (tout particulièrement dans les
célébrations) pour n'en former plus qu'un : notre cheminement d'enfants
de Dieu sur les chemins de l'Alliance.
Une rencontre avec un pays
Le dernier aspect de notre pèlerinage que je voudrais évoquer dans ces
lignes est celui de la rencontre avec un pays, Israël et ses habitants.
Nous avons d'abord découvert son histoire, à travers les sites que nous
avons vus (Megiddo, Massada, Qumran, Jérusalem...), une histoire très
ancienne et mouvementée, marquée par les nombreux conflits qui la
ponctuent. Et aussi l'histoire d'un peuple. Et cette histoire continue de
s'écrire sous nos yeux, et toujours dans le déchirement. L'épisode le plus
significatif pour nous a été le passage à Bethléem. Nous qui venions pour
fêter Noël, nous avons été accueillis par un char d'assaut et des
soldats, mitraillette au poing, qui gardaient le check-point à l'entrée de
la ville. Et nous avons vu une ville presque morte, qui subit le couvre-feu
la nuit; ses rues sont presque désertes; quelques bâtiments ont été
bombardés. Les soeurs de l'Emmanuel qui nous ont accueillis nous ont
décrit la vie des habitants, leur misère. Le contraste entre la joie de
Noël et la souffrance, la désolation qui règnent en ce lieu m'a mis
franchement mal à l'aise.
Nous avons été en contact plus particulièrement avec la communauté
chrétienne de Terre sainte, qui a bien du mal à se faire accepter à la
fois par les juifs et par les musulmans. Nous avons rencontré des
religieux et religieuses, quelques universitaires et l'évêque auxiliaire de
Nazareth qui nous ont fait part de leur analyse et leurs réflexions sur la
situation. Et je n'ai pas vu de touche d'optimisme dans le désespérant
tableau qui en est ressorti. Les deux peuples sont renfermés sur eux-mêmes
et sur leurs intérêts, et fermés à tout dialogue avec l'autre, comme si un mur
les séparait. L'autre, c'est un ennemi potentiel, on le fuit --- ou on le
chasse. Si l'on refuse le nationalisme égoïste des uns et des autres, je
ne vois que la foi qui puisse donner les forces pour garder l'espérance de
la paix. Le Christ est aussi solidaire des victimes de la haine, Il a
porté Lui-même sur la croix toutes les souffrances qui sont endurées ici.
Pour nous, après une telle expérience, comment ne pas prier plus ardemment
pour la paix, pour les artisans de paix, pour ceux qui gardent espoir et
continuent de prêcher la tolérance au milieu de la haine et de la
pauvreté !
Ce pèlerinage a été un moment fort pour vivre l'amour, la tendresse de
Dieu pour nous les hommes en Jésus-Christ, l'amour du Christ qui l'a
conduit à venir parmi nous, à mourir et ressusciter. L'amour de notre Dieu
qui veut nous avoir près de Lui malgré notre indignité. Et au final, ce
qui a motivé notre venue en Terre sainte, c'est notre amour de ce Dieu,
notre désir de nous rapprocher de Lui, par l'intermédiaire des lieux où Il
a vécu sa vie terrestre, et où Il a accompli les mystères du salut. C'est
ce qui fait pour nous l'importance des lieux saints. Et l'intérêt d'y
venir, c'est de mieux connaître ce qui s'y est passé, pour mieux nous y
associer. Ce voyage est une vivifiante étape, pleine d'enthousiasme, de nos
propres routes sur les chemins de l'Alliance. Rendez-vous dans quatre ans
20!
A.B.