Oser vivre sa liberté
Jérôme Levie
«
C'est pour vivre cette liberté que le Christ nous a
libérés1.»
La question est éternellement actuelle : comment vivre en
conciliant nos aspirations les plus hautes et les plus profondes avec
le Mal, le péché qui nous entoure --- et nous habite ?
Par Son Incarnation, le Christ nous appelle à vivre une vie
radicalement autre, une vie de conversion perpétuelle. Suivant Son
exemple et cheminant en Lui, nos comportements sont bouleversés, et
notre âme transfigurée. C'est en notre conscience que se noue le lien
intime avec le Tout-Autre, qui transforme nos pensées en prières.
Toutes les actions d'un chrétien, d'un vivant en Christ, sont
irradiées par l'énergie de sa vie intérieure, habitée par l'Amour divin.
La Loi divine et le souffle de Vie transforment sa vie en symphonie,
ses gestes en liturgie. Pour moi, l'appel le plus radical,
le bouleversement le plus profond
qu'introduit la Révélation, et plus particulièrement la Nouvelle Alliance,
est celui de la liberté. Nous avons été créés libres,
appelés par là-même à la maîtrise de nous-mêmes et du monde.
Écrasante responsabilité, fragile équilibre à conserver, comme
sur un fil tendu au-dessus de l'abîme, vers lequel maintes
exousia gravitationnelles nous attirent...
Dans le débordement de son Amour Créateur, Dieu nous a voulu libres;
mais Il nous a également accordé sa Présence Divine, afin
que nous puissions adhérer à Sa Nature de toute notre volonté, de
toute notre âme. Il nous «laisse à notre conseil2», mais nous livre
Son Fils, comme Chemin, Vérité et Vie. Il prend ainsi le
risque de voir Sa créature se tourner contre Lui, préférer son
obscurité à Sa lumière dans un orgueil fait d'ignorance --- ou d'ivresse
de savoir.
Ainsi ce don suprême d'une vie libre se révèle un cadeau
empoisonné, une formidable chance mais un risque fou, une
responsabilité énorme. Dieu veut passionnément nous unir à Lui, et
que nous le fassions par choix et par amour pour Lui. Mais la liberté
subsume capacité de décision, renoncement, fidélité intègre,
appel à la responsabilité... et de multiples périls la guettent.
«
Ah ! qu'avec peu d'effet on entend la raison,
Quand le coeur est atteint d'un si charmant poison3 !
Le premier péril menaçant notre liberté est bien sûr l'esclavage du
péché, conséquence de l'infirmité de la nature.
Le mystère du Mal se traduit par le péché
originel, que nous ratifions par notre conduite peccamineuse,
et par le «péché du monde».
Nos appétits de jouissance, l'attrait de l'immédiat, constituent un
obstacle au vécu de notre liberté. L'homme intempérant, ou
incapable de se maîtriser, est sujet aux misères de l'inconstance et,
dominé par la concupiscence, n'est pas pleinement libre.
Le plein exercice de notre liberté nécessite d'abord la
connaissance des déterminismes obérant nos comportements.
En effet, «dans la mesure où l'Âme connaît toutes choses comme
nécessaires, elle a sur les affections une puissance plus grande, c'est-à-dire
qu'elle en pâtit moins4.»
Une fois reconnue notre propension au péché, encore faut-il avoir
la volonté de la maîtriser, de renoncer au péché.
Si l'homme s'égare parfois par «ignorance invincible5»
de sa conscience,
parfois par abandon coupable ou incontinence,
c'est lorsqu'il le fait par choix délibéré que l'abîme du péché
est le plus profond. L'esprit de jouissance et le besoin
d'assouvissement peuvent nous aveugler au point de nous convaincre que
notre bonheur est de nous perdre dans de tels ersatz d'existence. Que
nous sommes loin alors d'une liberté nous guidant par et vers le
Souverain Bien dont parlait Aristote !
«Les principes en ce qui concerne l'action morale sont la
fin en vue de laquelle l'action s'exécute. Celui qui est égaré par le
plaisir ou la peine cesse immédiatement de voir clairement le principe
et le but de la raison qui doivent l'engager à choisir et à agir en
toutes circonstances6.»
«
Le bien suprême de l'Âme est la connaissance de Dieu
et la suprême
vertu de l'Âme de connaître Dieu7.»
Si notre propre intérêt, sous l'empire de la concupiscence, est encore
«un merveilleux instrument pour nous crever les yeux
équitablement8»,
quel est donc le chemin de la liberté ? Les Évangiles, et
l'Église9, nous le révèlent : cette
dernière est inséparable de la connaissance, de la
reconnaissance de la Vérité du Christ en nous, qui nous révèle notre
vocation à la divinité. Ce n'est qu'en accueillant la loi naturelle,
c'est-à-dire la vérité de notre nature humaine, telle que révélée
par le mystère du Verbe incarné, que notre liberté peut s'épanouir.
Sondant notre âme en toute intégrité, nous y trouvons en effet la Loi
divine qui nous confère la dignité d'être créé. En pratiquant alors
cette clairvoyante humilité, en reconnaissant qu'il y a plus que
nous-même en nous-même, nous acquérons notre véritable dignité,
notre véritable fierté. La fierté, non seulement d'être créés par Dieu,
mais également, par le don de la grâce, de participer à Sa Nature Divine.
C'est bien dans l'humble obéissance à cette Loi divine, se révélant
impérieuse nécessité, que la liberté humaine trouve les pleines
conditions de son exercice10.
«
Qui cherche la vérité de l'homme doit s'emparer de sa
douleur11.»
Mais l'humilité, et la lucidité, exigent de reconnaître, sans nier le
caractère complet de l'Acte rédempteur du Christ, que la pratique de la
liberté humaine et sa recherche comportent un risque substantiel
d'erreur, de péché. C'est la conséquence du risque fou que Dieu a
pris en nous aimant au point de vouloir que nous l'aimions en toute
liberté, d'un amour qui constitue notre être en tant que créé par
Dieu.
Notre connaissance de nous-mêmes, donc notre
liberté, sera tronquée, et orgueilleuse, si nous nions qu'à tout
moment le péché nous guette, que notre volonté risque de chanceller.
L'homme est le siège d'une furieuse bataille entre volonté de
jouissance et aspiration fondamentale au Bien.
«
Trop vaste est l'homme, Trop ! Je l'aurais volontiers
rétréci12.»
Rendus aveugles par l'orgueil, nous pouvons être amenés à percevoir
notre volonté et la volonté divine (toutes deux présentes en nous)
comme rivales.
Nous sommes alors tentés de choisir la part la plus
concrète, la plus visible de notre humanité. Alors, niant ou refusant
toute transcendance, nous voulons déterminer nous-mêmes ce qui est bon
pour nous, et nous nous retrouvons esclaves de notre néant, du néant
que nous sommes lorsque nous refusons la grâce. Aux racines du péché,
c'est ici l'orgueil qui est le principal obstacle à la liberté.
Il est la cause de bien des désarrois contemporains, et de bien des douleurs.
Car notre liberté peut mettre autant de fougue à poursuivre une voie
ou l'autre, à suivre le difficile chemin de la lumière ou à se complaire
dans sa déchéance.
«Parce que même quand je plonge dans l'abîme, c'est à pic, la tête la
première et les talons en l'air, et je suis même heureux de tomber
dans cette position humiliante, je considère même que pour moi, c'est
beau. C'est alors que du fond de ma honte j'entonne cet hymne.
Oui, je suis maudit, oui, je suis vil et bas, mais je veux baiser,
moi aussi, le bord de la tunique dans laquelle s'enveloppe mon Dieu.
Je m'abandonne au diable dans le même temps ?
Oui, mais je suis Ton fils quand même,
Seigneur, et je T'aime, et je ressens cette joie sans laquelle le
monde ne saurait être, ne saurait vivre13.»
«Simul justus, simul peccator.»
Il s'agit bien d'un choix, de l'abandon d'une
partie de soi. Nous ne saurions vouloir mourir au péché, abandonner
la recherche des gloires vaines, si nous ignorons où réside notre
dignité, si nous ne sommes pas conscients que notre véritable
gloire est de glorifier le Christ en nous. Ici foi et morale se
confondent donc. Notre concupiscence, notre orgueil, notre ignorance,
sont autant de handicaps à la pratique de notre liberté.
Cependant la constatation de notre faiblesse ne
saurait être érigée en critère d'une morale, qui ressemblerait à une
défaite. La nature dont nous faisons partie est certes déchue, mais nous
n'avons pas licence d'abdiquer sous prétexte d'impuissance. Dieu, par
l'Incarnation du Verbe, nous accorde Sa grâce derechef, et
nous prive par là-même du droit de désespérer, si bas dans
l'avilissement que nous soyons tombés. Ici, les exigences
de la liberté et de l'espérance se rejoignent dans l'appel à la
responsabilité. Mais notre orgueil et notre impatience à jouir nous
poussent bien souvent à refuser cette grâce... Il est vrai qu'il
est difficile pour les orgueilleuses créatures que nous sommes de
reconnaître qu'en notre intimité est présente une Tout-Autre Nature,
en laquelle résident notre bien et notre bonheur, et a fortiori de
l'accepter et de tendre à sa pleine réalisation.
De ces entraves à notre liberté, Jésus-Christ nous libère,
en nous révélant Sa Vérité.
«
Vous connaîtrez la Vérité et la Vérité vous libérera14.»
«
Ô mon Dieu, je suis libre, délivrez-moi de ma
liberté15.»
Mais nous voilà amenés à considérer un autre péril. Sachant bien que
notre liberté ne sera qu'illusoire si nous sommes conduits à adopter
des comportements contraires à notre vocation, nous sommes tentés
d'adopter des codes rigides, de céder à l'un ou l'autre dogmatisme,
croyant ainsi faire un sain usage de la modestie. Mais le
dogmatisme16 n'est
que le signe de l'ignorance. En la figeant, il réduit la vérité, qui
est dynamique de devenir. Le torrent n'est plus flot impétueux s'il
est enfermé dans une prison de verre, fût-elle finement ciselée.
«Ce qui importe avant tout, c'est
d'entrer en nous-même pour y rester seul à seul avec
Dieu17.»
L'attitude des pharisiens, et sa critique par Jésus, nous montre que nous
ne sommes jamais à l'abri du péché, ni surtout de l'orgueil,
même dans la plus stricte observance des commandements de
la loi formelle. Jésus nous l'affirme, à la suite de l'Ecclésiaste :
l'obéissance, sans l'adhésion de la conscience, est une coquille
vide, un cautère pouvant se révéler pire que le mal. La clef, comme
dans les autres dispositions de la vie chrétienne, est de rester humble,
et dans l'obéissance, et dans l'exercice de notre souveraine liberté.
Luther résume brillamment ce paradoxe :
«Le chrétien est un libre seigneur de toutes choses et n'est soumis à
personne. Le chrétien est en toutes choses un serviteur et est soumis
à tout le monde18.»
Il est bien clair que cette liberté est de l'ordre de l'intolérable
pour l'homme ! lui qui veut certes être seul maître, mais aime
tant sa sécurité, sa tranquillité, qu'il
n'a de cesse d'atténuer sa liberté en s'enferrant dans l'esclavage
du péché ou des habitudes, dans une soumission idolâtre, ou dans un
panurgisme complaisant. Dostoïevski a magistralement
exprimé ce besoin de certitude de l'homme, ce besoin de sécurité,
d'ordre, dans sa légende du Grand Inquisiteur.
«Au lieu de prendre leur liberté aux hommes, Tu l'as étendue encore !
Aurais-Tu oublié que la tranquillité et même la mort sont plus chères à
l'homme que le libre choix entre le bien et le mal19 ?»
Éduquer à la liberté.
Ainsi, au point de vue pédagogique, s'il existe une nécessaire
formation des consciences --- il s'agit bien d'une «éducation à la
liberté» ---, il n'appartient pas aux hommes, à la société, de juger,
de remettre en question, de réprimer abusivement la liberté de
l'homme, qui constitue sa dignité en tant que créé par Dieu.
L'amour de Dieu et de sa Loi précède
l'observance des commandements20. Et l'amour, qui est élection, suppose la liberté.
La conscience, sanctuaire de
l'homme, est le lieu unique d'écoute de Dieu et de
nous-mêmes, où peuvent s'unir notre humaine liberté et la divine
Vérité, librement accueillie comme telle. Ce n'est qu'en tant que nécessité
réappropriée que la Loi divine s'épanouira en l'homme. Ainsi seulement, vivant
dans la fidélité à sa nature, ses actes seront véritablement
«moraux». La Vérité ne s'impose que de l'intérieur.
L'imposition externe d'une ligne de conduite risque d'être perçue
comme arbitraire, donc de provoquer révolte, désordre de
la volonté, et in fine mal moral. La Rédemption a transformé notre âme
pour lui permettre de participer à la Sagesse divine. Marie et les
Saints, les grandes âmes peuvent alors guider les aspirations
que l'appel de l'Amour fait naître en nous.
Cependant, il faut être vigilant face à la tendance moderne
d'idolâtrie de la liberté. Elle procède soit d'une autolâtrie
individualiste, soit d'un certain orgueil auto-destructeur.
Or l'humilité est inséparable d'une certaine fierté, d'une piété
envers nous-même et ce qui en nous-même nous dépasse.
Liberté ne se confond pas avec indépendance. Voulant se libérer
de toutes ses «aliénations» : familiales, culturelles, sociales,
morales, religieuses; l'homme se condamne à la déréliction.
Une telle liberté est prise au piège de sa propre finitude, se croyant
cause d'elle-même. Ce sont ces ancrages qui fondent l'homme, qui sont
les racines de son développement futur, les ingrédients de sa libération.
«
Ce n'est point être libre que de n'être pas21.»
Un individualisme effréné, rejetant toutes les affiliations, produit
un homme nu, sans repères, sans direction puisque sans contrainte ni
modèle. Supprimer les filiations, les exigences éducatives,
les légitimes limitations des libertés de chacun face aux libertés
d'autrui, serait contre-productif. Il est de justes et nécessaires
contraintes qui balisent le chemin et qui, formant la signification de
nos vies, sont conditions de la liberté.
Il s'agit de révéler l'homme à lui-même, de lui faire
trouver en soi la coïncidence entre la volonté de son âme et le
principe de la Vie Divine à laquelle il est appelé. Une liberté sans
valeurs est comme un fleuve sorti de son lit, le souffle d'un joueur
de flûte privé de son instrument. L'homme, s'il «renverse les murs
pour s'assurer la liberté», se retrouve «forteresse démantelée
et ouverte aux étoiles22.» Laissons à Saint-Exupéry le soin de
formuler cette paradoxale vérité :
«liberté et contrainte sont deux aspects de la
même nécessité qui est d'être celui-là, et non un autre23.»
«
Se vouloir libre, c'est aussi vouloir les autres libres24.»
Par la Genèse, nous le savons : notre liberté n'est pas sa propre origine.
Nous ne trouvons le chemin de la Vérité, de notre libération, qu'en
accueillant l'autre en nous-même, et d'abord le Tout-Autre.
Seul l'accueil de cette altérité en nous donne à la conscience son
autonomie.
La liberté ne saurait donc être domination d'autrui.
Elle est incompatible avec l'esprit de puissance, comme avec l'esprit
de possession. Elle exige à la fois une pleine réapppriation de soi et
une ouverture totale aux autres. Elle ne peut se vivre qu'en toute humilité.
Cette humilité n'est pas négation capiteuse de soi, mais
reconnaissance que notre dignité est d'aimer, c'est-à-dire de servir.
Et le don total de soi exige la maturité dans la possession humble de
soi, et en est l'expression ultime.
Il est clair qu'une telle dynamique vers l'autre, se nourrissant de respect
mutuel, est tout sauf contrariée par les autres libertés.
La foi au prix du doute.
La liberté exige une perpétuelle remise en question, une continuelle
contemplation de la Vérité Divine. C'est le triomphe de la fidélité
créatrice sur l'habitude, de la morale ouverte sur la morale
close25, de
l'inclination sur l'obligation. Il faut sans cesse revenir aux
racines mentales de la loi que nous tentons d'observer.
«Une foi qui ne doute pas est une foi morte», disait
Miguel de
Unamuno. La liberté requiert une mise en examen (skepsis) continuelle
de notre foi26
--- nous gardant de l'aveuglement menant au fanatisme ---, des systèmes de comportement qui nous proposés ou que nous
nous proposons, de nos
systèmes de pensée. Il ne s'agit pas d'une inconstance, mais au contraire,
parce que la liberté est liberté de devenir, d'une recherche
continuelle de la fidélité à soi-même.
Pour se prémunir contre les multiples démissions qui la guettent, il faut être
conscient que, tout comme la foi, la liberté n'est pas acquise, ne se
possède pas. «Celui qui présume avoir atteint ce qu'il poursuit ne trouve pas ce
qu'il cherche, mais défaille en sa recherche27.»
«
Ne vous conformez pas aux habitudes de ce monde28.
»
Aujourd'hui, pour les chrétiens, vivre sa liberté est un devoir. En
effet, l'humanité épanouie signifie «le plein usage du don de la
liberté que nous avons obtenue du Créateur29.» Face à un pareil défi, une telle aventure,
une telle responsabilité, nous sommes tentés de
renoncer. Mais «renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité
d'homme, aux droits de l'humanité, même à ses devoirs30.» Une telle abdication est
incompatible avec notre nature de créature appelée à
rejoindre la divinité, en qui Dieu se manifeste non seulement comme
Présence Créatrice, mais comme immanence de la grâce créée.
Face au nihilisme moderne, aux utilitarismes et aux relativismes, à la
tentation des superstitions, il s'agit de mettre en oeuvre sa liberté,
contre tous les systèmes, du monstre kafkaïen à la tyrannie de la
technique. Il s'agit d'opposer l'élan de la gratuité à la logique
du rendement, la dynamique de la non-puissance aux relations de domination,
le don de soi au diktat de l'efficacité, l'accueil
de l'autre à la culture du ressentiment31.
Cela implique de se libérer de toutes les
possessions (conformément aux dispositions prônées par les Béatitudes),
d'adopter une attitude indépendante, exempte de corruption,
face aux technologies32,
ne confondant pas moyens et fins, fuyant toute
idolâtrie33.
Posséder, être possédé, tout cela en effet est une mauvaise
compréhension du «munus regale» auquel nous sommes appelés, et
est incompatible avec la dignité humaine ultime. Dans le mouvement
libératoire de la grâce, l'esprit de pauvreté est condition et conséquence.
Se libérer aussi du visible, de l'immédiat du spectacle, de la vanité
des apparences. Porter notre
attention sur le fragile, le caché, l'indicible, en un mot l'humain.
Abandonner
le confort des habitudes (de vie, de pensée), qui ne sont que
possession médiocre de soi,
au profit d'une disponibilité inventive, d'une fidélité créatrice
à la Loi divine.
Une liberté vécue de telle sorte,
enfin, oppose nécessairement l'Espérance
radicale au «dandysme de l'inespoir34» flottant sournoisement dans
l'atmosphère moderne.
Notre devoir d'indépendance face aux influences mondaines ne mène
pas à l'ataraxie; la vie chrétienne (même anachorétique) reste une
lutte. Nous sommes appelés à «lutter avec un coeur pacifié».
Lutter contre tout ce qui entrave la liberté d'épanouissement
de chacun, et d'abord la liberté de vivre35.
De l'avoir plus, à l'être plus.
Nous éprouvons ainsi la libre nécessité de vivre en Christ, de Vivre.
Ainsi nous cheminons vers la pleine réalisation de notre
individualité, de notre dignité de créature de Dieu. C'est ce
processus d'individualisation, de constitution de soi (dans la
recherche de Dieu en soi, de sa connaissance et donc de son amour),
du Tout-Autre qui s'exprime en nous, que réside la
liberté donnée par le Christ. Nous pouvons ainsi devenir pleinement
nous-mêmes en toute humilité, en toute simplicité. Alors éclate toute
l'exubérance évangélique, le torrent de la Charité, le bonheur de la
Sainteté, la diversité des dons de l'Esprit.
La vie évangélique est pour moi inséparable d'un certain
grain de folie, d'une bonne dose de spontanéité. Pas d'amour sans
démesure. Ici l'exigence d'humilité apparaît clairement,
dans la reconnaissance de notre
finitude, de notre besoin d'être guidé.
Nous sommes appelés à suivre le Christ. Mais Dieu veut que nous
l'aimions de notre propre volonté, par libre choix. Il me semble que
nous ne saurions assumer pleinement la responsabilité que constitue
cet appel à la liberté, et éviter les esclavages qui la menacent
constamment, sans nous connaître tels que nous sommes, sans
être conscients des forces contradictoires qui nous meuvent.
Ce délicat exercice d'équilibre, de courage et de renoncement, peut
paraître au-dessus de nos forces. Mais si le Christ nous a libéré, il
nous a dans le même mouvement donné la grâce de l'Esprit-Saint.
C'est par cette grâce que nous sommes appelés à cheminer vers la perfection.
Il est apparu que face aux multiples fossés qui bordent le chemin de
la liberté, un bon guide est l'humilité, à l'image de la non-puissance
qui est la pleine gloire du Christ. Cette humilité nous fait passer
de la liberté possédée, à la liberté vécue. Elle nous permet d'être
conscient de notre dignité et de cheminer vers la sainteté.
Non plus jouir de notre liberté, mais Être réellement libre.
J.L.