Vivre avec une personne handicapée
Nathalie Ray
Pascal est arrivé à huit mois et demi dans notre famille où il était
attendu depuis longtemps déjà, mais les
démarches d'adoption sont d'une incroyable lenteur quand on sait qu'il
s'agit du bonheur d'un enfant.
Il est arrivé avec son handicap, qui pour nous, les frères et soeurs,
n'avait pas de nom, mais cela ne
nous aurait pas appris grand-chose : peut-on classifier ainsi une personne ?
C'était Pascal, un enfant
de plus à la maison et qui, déjà, apportait de la joie. Il est arrivé avec
son handicap, cette légère
différence qui se résumait à : « il a une tête trop petite
1.» Il a aujourd'hui 14 ans, continue à faire la
joie de tous et contribue à l'unité de la famille.
La vie quotidienne
Quand Pascal est arrivé, il n'avait que huit mois mais un passé déjà lourd
de conséquences : huit mois en
pouponnière, sans l'affection et la tendresse d'une mère, huit mois au milieu
de 35 tout-petits avec un personnel débordé, huit mois seul dans son
petit lit... souffrance insurmontable et
incompréhensible pour un petit enfant, qui refoule tout, se réfugie en
lui-même, se coupe du monde
extérieur 2. Il a fallu commencer par
lui apprendre à s'extérioriser : son premier sourire fut pour son papa,
lors de la première visite de mes parents à la pouponnière le jour de
Noël, des séances de chatouilles pendant des mois
ont été nécessaires pour qu'il recouvre une sensibilité nerveuse à peu
près normale car il était vraiment de bois, mais il reste
encore quelques séquelles.
Du fait de son handicap, il progresse beaucoup plus lentement qu'un autre
enfant : chaque étape est
donc d'autant plus fêtée qu'elle est imprévue. Il s'est mis debout pour
la première fois dans son lit à
2h du matin et, ravi, s'est mis à appeler à tue-tête... on s'en
souviendra ! Pascal reste dans de nombreux domaines comme un petit enfant :
il y a des choses qu'il ne sait pas faire et qu'il faut donc
faire avec ou pour lui, mais il sait très bien en faire d'autres. Comme il
a une légère tendance (!) à
profiter de la situation et à jouer au pacha, il faut s'adapter en
permanence à ses nouvelles
possibilités, le traiter «ni comme un incapable, ni comme une
personne ayant toutes ses capacités
3.»
On ne sait jamais ce qui peut lui passer par la tête, il faut donc
toujours quelqu'un pour le
surveiller... «garderie» qui nous a tous semblé un jour ou
l'autre un peu lourde, d'où les «tours
de garde» où l'on se «refilait le Câlin» (son surnom). Même pendant la
prépa, je n'y coupais pas ! Ce
qui me vaut de connaître par coeur la cassette audio de Rox et
Rouky, qu'il affectionnait
particulièrement à ce moment-là. Si on ne s'occupe pas de lui, il ne
fait rien par lui-même, ou pas
grand-chose : il ne s'ennuit jamais mais il ne progresse pas et nous
ne pouvons pas
nous occuper de lui tout le temps ! Heureusement, il va dans la journée
à l'IMP (Institut Médico-Pédagogique) et
a un peu moins de vacances que nous : il y est ravi, comme partout, et
nous avons quelques jours
tranquilles ! Nous l'envoyons également trois semaines en colonie au
cours de l'été, d'où il revient
avec de merveilleux souvenirs, pas toujours compréhensibles mais qui
nourrissent sa mémoire
pendant des années.
Pour d'autres choses, par contre, il a atteint le stade de
l'adolescence : développement physique, esprit de contradiction,
bouderies... et ça va durer un certain temps !
Ce que remarquent et apprécient les gens, chez Pascal, c'est sa
simplicité, sa joie de vivre, sa
spontanéité, sa confiance en tout le monde et en chacun en particulier.
C'est un bon boute-en-train,
qui peut éclater de rire pour un rien ou nous faire rire sans le vouloir
par des associations d'idées
logiques mais auxquelles nous n'avions pas pensé dans notre monde de
symboles qui n'ont que peu
de sens pour lui... il est alors ravi de son petit effet ! Pour
lui, tout le monde est gentil, il aime
tout le monde. C'est très beau, très émouvant, mais c'est un peu dangereux
quand on est hors de la
maison : il pourrait partir avec n'importe qui, d'autant plus qu'il aime
beaucoup les voitures. Il faut donc là
encore beaucoup de surveillance, même si à notre avis il a au moins
trois anges gardiens !
Cela lui donne une capacité d'adaptation impressionnante : il se sent
partout à l'aise, partout chez lui,
sa spontanéité lui fait saluer tout le monde et il tend volontier la
main... gauche ! (il est gaucher).
Mais quand il est fatigué et qu'on est chez des gens, il sait très
bien le faire comprendre en disant au-revoir à tout bout de champ,
ce qui peut parfois être gênant...
Cette joie de vivre et cette spontanéité sont des caractéristiques
de la plupart des personnes
handicapées mentalement, quand elles ont bien été accueillies : le
coeur a «pompé» tout ce que la
tête ne pouvait contenir ! À qui confiions-nous nos grands chagrins
d'enfants et d'adolescents, si ce
n'est à notre Câlin qui n'y comprenait certes rien mais qui voyait
que cela n'allait pas et venait nous
consoler ou... nous tirer les cheveux ! C'était son grand jeu.
Comme le dit Jean Vanier, fondateur
de la communauté de l'Arche 4,
« les personnes avec un handicap mental, si limitées intellectuellement
et manuellement, sont souvent plus douées que les autres sur le plan du
coeur et de la relation »,
elles n'ont que très peu d'orgueil et donc beaucoup moins de barrières
à franchir pour établir une communication. Comme nous le disions quand
nous étions petits : « Pascal ne pourra jamais être premier de classe,
mais il sera toujours le premier en amour ! »
Il a du mal avec le
départ de la maison de ses aînés : il ne comprend sans doute pas très
bien la notion d'espace et de distance. Mais quelle joie quand l'un de
nous rentre à la maison : il en est tellement heureux qu'il ne dit
plus rien, son regard brillant parle pour lui... et nous émeut
plus que tout !
Sa simplicité se voit également à d'autres niveaux : il n'a
pratiquement aucune notion du temps ; « hier » et « demain »
peuvent donc se rapporter à des périodes très variables. Il aime regarder
les photos,
surtout celles où il se trouve, mais comprend-il que c'est bien lui,
ou nous, quand nous sommes petits
? Dans ce genre de détails, nous nous rendons compte que le temps est
une notion
complexe. C'est ainsi que notre petit bonhomme nous
apprend à simplifier, à clarifier nos propos et à nous rendre compte
que beaucoup de choses ne sont
pas si importantes que ça, que seuls la joie et l'amour sont vraiment
nécessaires pour vivre heureux.
Pascal ne réclame rien de ce vers quoi tendent habituellement les gens
de notre société : argent,
pouvoir, etc., mais simplement de la tendresse et de l'amour, ce que
l'on n'ose pas demander. Vivre
avec Pascal, au jour le jour, demande une certaine disponibilité
temporelle, certes, sûrement plus
qu'avec un autre enfant, mais surtout une disponibilité de tout notre
être : savoir être simple, savoir
s'abaisser à lui rendre service (habillage, toilette...), savoir
s'abaisser à son niveau de compréhension, ce qui
ne fait pas de mal au reste de la famille qui, sans lui, planerait
bien haut ! Pascal ne sait pas, il
sent et par là-même, il nous oblige à être nous-même et à le rester.
Voici quelques phrases de
Jean Vanier 5 qui expriment mieux que je ne le pourrais le faire toute
relation avec une personne
handicapée :
«La personne faible nous conduit à ce qu'il y a de plus profond
en nous-même.»
«On est pauvre l'un devant l'autre. On découvre que l'on a rien
d'extérieur à donner, seulement
son coeur, son amitié, sa présence. Et tout cela se passe avec peu
de paroles, à travers le regard et
le toucher. C'est à ce moment que l'on découvre qu'en cette personne
affaiblie, en détresse, il y a une
lumière qui brille, qu'en l'écoutant on est enrichi, on apprend quelque
chose de l'humain et de Dieu.
C'est un moment de communion qui est source de guérison pour les deux.»
Éducation religieuse
Quand Pascal est arrivé chez nous, mes parents ont choisi de le
faire baptiser au cours de la messe paroissiale, afin de présenter
à la communauté ce
petit bout d'homme qui allait leur en faire voir de toutes les couleurs.
Son «éducation religieuse» s'est faite tout d'abord par la prière :
prière avec Maman le matin, bénédicités aux repas et prière du soir
en famille. Nous ne savons pas ce qu'il en comprend, mais quel ne fut
pas
notre étonnement et notre joie à tous le jour où il réclama à plusieurs
reprises et avec insistance «papacheu» : c'était « priez pour nous pauvres pécheurs
», il
réclamait la prière à Maman, qui a cherché quelques temps avant de comprendre ! Sa
première prière... Il connaît maintenant très bien le Notre Père,
le Je Vous salue
Marie, nombre de chants et le déroulement de la messe, où nous l'avons
régulièrement emmené dès
son plus jeune âge. Il y a d'ailleurs ses petites habitudes : il
arrive persuadé que l'on va chanter tel chant, et si ce n'est pas celui-là,
il est furieux ! Quand cela ne va pas assez vite à son goût, il anticipe
les paroles du prêtre, qu'il connaît fort bien. Mais son plus grand
bonheur est dans le temps pascal, car l'adjectif « pascal » est
prononcé assez souvent et il est alors persuadé que l'on parle de lui.
Il évangélise ainsi sans
complexe dans son centre et un peu partout, en chantant à
tout bout de champs des Alléluia, Gloria, Agneau de Dieu... :
malgré la prononciation déficiente,
c'est parfaitement reconnaissable, même pour les non initiés !
Depuis quelques années, il est dans un groupe de catéchèse spécialisée
pour les enfants handicapés.
Avec ce groupe, il a fait sa Première Communion et sa Profession de
Foi. Ce fut pour moi beaucoup plus émouvant que pour les autres frères
et soeurs :
nous ne savons
pas ce qu'il comprend, mais Dieu a choisi les faibles et les plus fous
dans le monde pour confondre
les forts et les sages, il se révèle aux tout-petits, aux enfants
auxquels il faut ressembler pour entrer
dans le Royaune de Dieu !
Quelques anecdotes significatives :
Nous faisons depuis longtemps partie du mouvement Foi et Lumière
6 et un
dimanche, alors que le prêtre qui nous accompagne raconte l'Évangile
et demande :
«Pierre, m'aimes-tu ?», Pascal se plante au milieu de l'assemblée, devant
le prêtre, lance d'une voix forte : «Oui !» et
retourne à sa place...
Pour sa Profession de Foi, l'année dernière, il devait, comme signe
d'adhésion à la foi de l'Église,
poser la main sur l'Évangile, scène répétée plusieurs fois avant le
grand jour. Mais le jour J, Pascal se
place devant l'autel, met les deux mains sur le Livre et appuie de
toutes ses forces ! Le diacre qui les
accompagne nous a alors tous invités à nous « appuyer sur la Parole
de Dieu. » Bien sûr,
ce n'est pas comme cela tous les jours, il est même rarement sage au
cours de la messe, mais que
savons-nous de ce qui se passe dans son coeur, si proche de Dieu ?
Le regard des autres sur la personne handicapée
Le regard des autres sur une personne handicapée est un point très
important pour elle, si elle sait le
voir et se rendre compte de sa nature. Il est non moins important
pour les personnes qui vivent avec
elle, l'éduquent, l'accompagnent d'une manière ou d'une autre, car
c'est une personne que l'on aime
qui est reconnue ou classée et jugée à travers ce regard.
Dans le cas de Pascal, le problème ne se pose pas : il considère
tout le monde comme étant gentil et
il ne semble pas lui venir à l'idée que le contraire puisse être vrai,
que des personnes puissent ne pas
l'aimer tel qu'il est. Les gens qui viennent à la maison quand il est
là sont pour la plupart des
personnes assez proches pour être au courant avant de venir : ils
s'entendent bien avec lui, du moins
à ce que j'en ai vu, et je n'ai jamais eu aucune remarque venant de
mes amis, qui sont plutôt ravis que
Pascal leur dise bonjour et se souvienne encore quelque temps après de
leur prénom ! Les personnes
du groupe Foi et Lumière et de la paroisse le connaissent depuis
longtemps et les rares fois où je
suis sortie avec lui en ville, je n'ai remarqué aucune attitude
désobligeante, heureusement ! Il est vrai
que nous ne l'emmenons pas souvent dans les lieux publics car d'une part
il faut le surveiller en
permanence puisqu'il peut s'échapper n'importe où, et d'autre part il
est assez remuant et bruyant, ce
qui pourrait gêner parfois inutilement les gens et nous préférons tout
de même éviter cela. Ce qui
assez amusant à observer, ce sont les attitudes des enfants qui le
connaissent bien vis-à-vis de Pascal : il les aime beaucoup et ils
le lui rendent bien pour la simple et bonne raison qu'il rit à tout
ce qu'ils font, surtout les
bêtises (!), et que les enfants sont tous plus ou moins acteurs.
Ceux qui ne le connaissent pas, par contre, sont curieux et gênés
car ils ne comprennent pas et ne savent pas comment le situer.
On pourrait croire que, vivant
depuis mon enfance avec une
personne handicapée, ayant un cousin polyhandicapé et rencontrant
via Foi et Lumière de nombreuses personnes ayant des
handicaps mentaux et parfois également physiques, j'ai une sorte
d'habitude du handicap et bien non !
Tous les hommes sont les mêmes, ont les mêmes réactions, du moins
au début, devant le handicap :
sentiment ambigu de gêne, de malaise intérieur, de pitié le plus
souvent et parfois même de dégoût
devant certaines personnes avec un handicap particulièrement lourd.
Rares sont les personnes qui
soient vraiment à l'aise. La personne handicapée nous renvoie, que
nous en soyons conscients ou
non, à nos propres handicaps, nos faiblesses, notre pauvreté. Si
l'on n'accepte pas ce renvoi, cette remise en question de nous-mêmes,
de notre apparente force, de cet édifice que nous nous sommes
montés nous-mêmes afin de nous prouver, ainsi qu'aux autres, que
nous sommes « quelqu'un », il est
évident que la personne handicapée présente pour nous un objet de
trouble. Mais
«en découvrant la beauté et la lumière cachées dans le faible,
le fort commence à découvrir la
beauté et la lumière de sa propre faiblesse. Même plus, il découvre
la faiblesse comme le lieu
privilégié de l'amour et de la communion, le lieu privilégié où Dieu
réside. Il découvre le Dieu caché
dans la petitesse 7.»
Il est intéressant de noter
que les enfants handicapés « gênent » apparemment moins que les
adultes : un enfant est par
définition faible et n'a pas acquis toutes ses capacités, qu'il en ait
un peu plus ou un peu moins ne
semble donc pas affecter notre vision de nous-mêmes.
J'ai eu, petite, beaucoup de mal avec les autres personnes handicapées
que j'étais pourtant amenée à
rencontrer régulièrement : des personnes au handicap lourd, des
personnes qui ne parlaient pas ou
qui étaient vraiment difficiles à comprendre. Leur handicap était
trop éloigné de celui de Pascal avec
qui nous avions appris à communiquer... et qui était tout
simplement mon frère ! L'apprentissage
de la différence, s'il a été rapide avec Pascal, a été beaucoup
plus lent avec les autres personnes :
voir en l'autre, même en celui qui ne parle pas, qui ne nous
regarde pas et qui semble parfois ne pas
même se rendre compte de notre présence, une personne à part
entière, aimée de Dieu comme je le
suis si ce n'est plus, une personne capable d'aimer et que je
sais pouvoir aimer mais
vers qui j'ai peur d'aller... cela s'apprend, avec le temps
et avec beaucoup de volonté d'amour. Je
pense que c'est aussi une grâce.
J'étais enfant quand Pascal est arrivé et le handicap d'un bébé ne
me gênait pas, mais n'importe quelle
mère ayant mis au monde un enfant handicapé peut, à mon avis, témoigner
d'un rejet initial, rejet issu
de la peur de l'apparente impossibilité d'aimer cet enfant «
anormal ».
Et pourtant nombre d'entre elles y
arrivent et elles prennent soin avec un amour infini de cet enfant qui leur
demande de s'arracher à elles-mêmes beaucoup plus qu'un autre.
Aujourd'hui, le handicap ne me gêne plus, n'importe quel handicap
ne me fait plus peur, je sais trouver en chaque personne, en y mettant
parfois beaucoup de volonté, quelque chose qui me fait l'aimer. Et si
je suis agacée, je pense à mon frère : je retrouve alors souvent en
ces personnes quelques uns de ces traits qui paraissent aux autres
étranges mais qui existent chez Pascal. Cela devient alors
tellement plus facile ! Par contre, je ne sais la plupart du temps
pas comment réagir, comment agir,
face à une personne handicapée croisée dans la rue ou dans le métro :
j'ai envie de lui sourire, tout
simplement, mais je ne sais pas comment cette personne vit son handicap
et surtout comment elle
considère le regard des autres sur son handicap, comment elle pourrait
interpréter ce sourire : sourire
de tendresse, sourire de pitié, sourire de moquerie ? ce pourrait être
aussi lui montrer qu'elle a été
remarquée, du simple fait de son handicap, ce qu'elle ne souhaite sans
doute pas. Je me contente
donc généralement de sourire seulement si elle me regarde.
J'admire beaucoup les personnes capables de s'occuper pour quelques
jours ou des années d'une
personne handicapée qu'elles ne connaissent pas : aimer une personne
ne suffit pas, encore faut-il lui
être utile. Et être utile à une personne handicapée signifie
généralement rendre des services on ne
peut plus pratiques, comme la toilette, et faire face à des réactions,
des gestes, des paroles de la part
de cette personne auxquels on peut ne pas s'attendre, chaque personne
étant différente. Il y a
également la souffrance de ne pas comprendre tout de suite les paroles
que l'autre nous dit, la
signification de ses gestes, de ses cris, de ses geignements et de ne
pas pouvoir répondre à ces
appels. Cela signifie donc une extraordinaire capacité d'amour, d'amour
par-dessus toutes les
différences, par-dessus toutes les frontières physiques et mentales,
par-dessus toutes nos bonnes et
mauvaises surprises. Un chemin à parcourir, et que Pascal m'aide à
parcourir.
N.R.