De l'horreur au pardon
Tim Guénard
De l'horreur...
À trois ans, ma mère m'a attaché à un stop et elle s'est cassée. La
police m'a trouvé le lendemain, frigorifié et terrorisé mais toujours
ligoté. Les gendarmes m'ont rapporté à mon père. C'était un géant
indien iroquois, garde du corps à l'ambassade. Mais il buvait. Un
jour, il m'a castagné plus que la normale : trois ans à
l'hôpital. (Aujourd'hui, j'ai 27 fractures du nez : 23 à cause de la
boxe et quatre par mon père.) Après, on m'a mit à l'assistance
publique. Le jeudi
(aujourd'hui, c'est le mercredi), on sortait les enfants. Comme au
supermarché, les plus beaux on les choisissait pour sortir en famille
d'accueil avec une possibilité d'adoption la troisième fois. Avec ma
gueule cassée, ce n'était pas joué d'avance...
Moi, je crevais d'envie d'être aimé. Tellement que j'en disjonctais la
nuit et qu'on m'a mis à l'hôpital psy. Et puis, un jour, un nouveau
médecin a dit que je n'étais pas malade. J'ai été transféré à la
prison pour enfants. À la maison de correction, on me piquait ma
viande dans mon assiette. Mon dessert aussi. Je m'écrasais parce que «
je les avais petites » (comme ils disaient). Mais un jour, j'ai
enfoncé ma fourchette dans la main du voisin. On ne m'a plus piqué ma
viande. La solitude m'avait appris que je pouvais mordre.
Mon meilleur souvenir de cet enfer : c'était sur un stade de foot. Le plus dur
de la prison était parti en fugue pendant plus de trois mois et les
éducateurs avaient décidé de faire un exemple. On nous a tous réunis
dans ce stade pour assister à son tabassage. La leçon était claire :
si t'obéis pas, on te casse. On me dit « T'approche pas, il est
méchant.» Il avait bien sûr le nez cassé mais ce fut le premier vrai
regard avec des yeux qui regardaient droit. Je lui ai dit : «Plus
tard, je serai comme toi.» Il m'a répondu : «Non, ils sont plus forts
que toi.» C'était mon premier ami, ou plutôt mon deuxième. Le premier,
c'était un chien que ma belle-mère traitait de bâtard comme moi et qui
recevait à peu près autant de raclées. Je me réfugiais la nuit tout nu
dans sa niche.
J'avais trois rêves : être le premier à être renvoyé d'une maison de
correction, devenir chef de bande... et tuer mon père. Les deux
premiers, j'ai réussi : j'ai réussi à vivre trois ans dans la rue sans
me faire chopper. Pour les juges et les flics, j'étais la bête rare :
le plus jeune délinquant de France. On inventait des trucs nouveaux
pour me casser.
Je devais ramasser des papiers dans un stade de foot et, lorsque
j'avais fini, la voiture rejetait les papiers encore. J'étais gardé
par deux bergers allemands très méchants. Je leur ai dit : « Mardi, je
me sauverai » (on était vendredi). Le midi, je mettais ma viande dans
mon slip. Je distribuais la viande aux chiens. Ils étaient devenus mes
amis. Et mardi soir, j'étais dehors.
J'étais de plus en plus violent, j'avais besoin de voler, j'avais
besoin de frapper. Voler parce que la trouille est une drogue. La
trouille est fidèle. Une maman se casse, un papa aussi, mais la
trouille, elle, elle est fidèle. Tu aimes la retrouver. Frapper, parce
que c'est une manière de toucher, de jouer, de rencontrer l'autre.
... au pardon
Je m'en suis sorti car j'ai crié au secours à quelqu'un. Pas à Jésus
parce que je ne le connaissais pas mais à quelqu'un que je sentais
être comme lui, pur et bon au milieu de ces poubelles. Et puis il y a
eu des rencontres.
D'abord un nouveau juge : une femme qui m'a dit
«Que veux-tu faire ?» et qui m'a demandé de tenir parole. J'ai pu
m'essayer sur un chantier de taille de pierre.
Ensuite, un flic sympa
qui m'avait dit : «Un jour, tu seras gendarme ou boxeur.» Je serais
jamais devenu gendarme mais ça m'a donné l'idée, un soir, de rentrer
dans un club de boxe et d'y trouver un vieil entraîneur voûté qui m'a
fait vivre une autre vie. Après le monde pervers des adultes (j'étais
bien sûr tombé entre les mains de proxénètes durant mes trois ans dans
la rue), j'ai pu me construire, à force de ténacité : le jour, je
montais les pierres au cinquième étage du chantier ; la nuit, je
m'entraînais au club pour devenir champion départemental puis
régional. C'était plus facile que d'errer dans la rue, d'entendre dans
les maisons les couverts et les assiettes, les gens qui ricanent, tout
ce à quoi je n'avais pas droit.
Après le juge et l'entraîneur de boxe, il y a eu Jean-Marie. Il disait
qu'il aimait le Bon Dieu. Dans ma bande de castagnés, c'était plutôt
exotique. Il paraissait n'avoir pas peur de nous ni besoin de
frapper. Ça aussi, c'était nouveau. Un jour je lui demande :
«Qu'est-ce-que tu as fait ce week-end ?» Il me parle du pélerinage de
Chartres. Un truc incroyable : 4500 gusses qui jouent de la musique et
qui marchent, et pas une baston. Moi, j'avais été à une foire où ils
étaient 1500 et j'ai eu cinq bagarres et un combat de boxe. Je lui dit
: «Ton pélé, c'est quand ?» Il me répond : «Y en a plus.» Je lui fait
un Paris-Brest aller-retour. Pan ! Jean-Marie est K.O., coincé dans
une penderie tout le week-end.
Un peu gêné, je me suis senti obligé de
le suivre là où il travaillait : à l'Arche avec les handicapés. Une
handicapée me dit : «Qui es-tu ?» Au bout de trois fois, Jean-Marie
répond : «C'est mon ami.» Un autre handicapé m'appelle «Philippe» et
me met la main sur le coeur : «T'es gentil, toi, hein.» C'était la
première fois qu'on me touchait sans prendre un pain dans la
gueule. C'était aussi la première fois qu'on me trouvait
«gentil». Depuis que j'étais champion, j'étais super, comme l'essence,
extra comme la margarine, ça s'étale, c'est gratos. Mais j'avais
jamais été gentil pour personne. J'ai eu un repas. Parce que j'avais
un prénom, pas parce que j'étais champion. Tomates farcies (je m'en
rappelerai toute ma vie).
«Tu viens voir Jésus avec nous ?» -
O.K. Mais il fallait traverser la ville pour aller prier ailleurs. Je
devais passer avec les handicapés devant les copains dans les bars. La
honte ! C'était un jeudi (les gens dedant avaient une gueule
différente : les chrétiens du jeudi n'ont pas la tronche des chrétiens
du dimanche, ils étaient venus parce qu'ils en avaient envie...)
Aller voir Jésus, ça ne voulait pas dire grand-chose pour moi, mais
j'avais de l'admiration pour ce type... Il était comme moi, Jésus
: toujours sur les routes et chef de bande. Mais, dans une bande,
avant de tuer le chef, il faut tuer les autres. Lui, il s'est laissé
faire mais il est resté courageux. Je respectais ça.
Je n'avais pas compris que Jésus était dans le Saint Sacrement. On me
l'expliquait avec des mots d'handicapé. J'écoutais. Je regardais. Les
gens prenaient des positions différentes. Je me disais : ça doit être
comme à la télé. J'essayais les positions pour Le voir. À un moment,
le prêtre s'en va. Je lui crie : «Eh, j'ai pas eu le temps de le
voir... » Ils ont dû se dire qu'il y avait un handicapé plus
handicapé que les handicapés. Pendant tout ce temps-là, j'avais même
pas eu le temps de me battre.
On me parle du Père Thomas Philippe qui s'occupe de l'Arche. Un
«saint». Qu'est-ce-que c'est qu'un «saint» ? J'avais lu une B.D. sur
Don Bosco qui tordait les barres de fer et protégeait les enfants. Je
viens à la communion pour le toucher : «C'est pas un saint, ça !» Je
le dis très fort, tout le monde entend. Il vient quand même me voir à
la fin de la messe. Je lui propose de faire un tour sur ma moto,
histoire de le narguer. Je lui ai même fait le coup de la descente
d'un escalier de 37 marches, un peu parce que je m'en voulais de
balader un mec habillé en robe de femme (en plus un dominicain. On
aurait dit une mariée.) «Ça vous a plu, mon père ?» «C'était bien
agréable. » Il me regarde dans les yeux, me prend la main (lui donner
une baffe ? Non, j'ai un code d'honneur : pas les vieux ni les
enfants).
«--- Veux-tu le pardon de Jésus ?
Il ferme les yeux et prie. Je lui crie :
--- Arrête. Je ne suis pas de votre bord. Je ne suis pas chrétien.
--- Jésus connaît ton coeur. Tu laisses faire.
Il m'a montré où était la clé et il m'a dit :
--- Tu viens quand tu veux. »
Je le prenais au mot et venais le visiter à 5 heures du mat'. Et puis,
le reste est venu. J'ai découvert ce qu'était un Noël dans une vraie
famille -- pour moi, Noël, c'était les boules, dans les deux sens du
mot --, ce qu'était une Maman --- la mienne, ça avait été une grande
absence et un vague souvenir de bottes blanches qui s'en vont sans me
prendre avec elles.
J'ai trouvé avec les handicapés aussi la meilleure école pour obéir et
pour apprendre la tendresse. Un handicapé a mis deux jours pour taper
cinq lignes de poème pour mon premier cadeau d'anniversaire. Il est
mort six mois plus tard, alors que tous ses os et ses muscles malades
étaient comme dissous. Je suis son frère, à lui qui a tant lutté pour
communiquer avec moi.
Un jour encore, alors que je me levais pour la cinquième fois la nuit
pour porter les handicapés à la toilette, il y a eu cette fille qui
m'avait déjà réveillé trois fois. Je voulais la jeter du haut de
l'escalier. Mais elle n'avait même pas de main. Un seul bras. Même mon
père de l'aurait pas fait. J'ai compris jusqu'où il fallait aller,
jusqu'où il fallait aimer.
Puis, un jour encore, une femme bien m'a dit : «Pas si vite !», ce qui
m'a donné le temps de la regarder, de l'écouter parler de son passé,
de son présent, de ses rêves. Ma femme Martine vient d'une bonne
famille, comme on dit. Au début, je me disais tout le temps : « Il
faut que je me casse pour ne pas reproduire les mêmes conneries que
mes parents.» J'ai pu rester grâce à elle. Elle m'a appris à pardonner
(pardonner à mon père, à moi-même...). C'est une grâce du mariage
de se pardonner l'un l'autre, de guérir le passé, de s'accepter nul et
de recommencer. Par exemple, si je n'avais pas pardonné à mon père, il
serait mort et moi en taule. Puis j'ai appris -- beaucoup plus tard --
à être capable de partager l'instant présent avec lui...
Aujourd'hui, je rends grâce pour mon passé. Mon passé me sert à rester
vigilant. Comme l'alcoolique ou le violent qui s'abstient, je demande
sans cesse mon ange gardien. C'est comme le crottin de cheval : ça
sort du cul du cheval, ça pue, c'est chaud, c'est lourd, ça sert à
rien. Laisse-le un peu de côté, ça devient léger, ça fait pousser les
plus belles fleurs. Ne reste pas sur ton passé pour empêcher le
présent. Prends un peu de ton passé pour vivre le présent. Mon présent
est fait de Martine et de nos enfants : Églantine, Lionel, Cateri,
Timothée, de mes abeilles et de mes ruches dans les Pyrénées ; de la
promo de mon livre qui sort : Plus fort que la
haine1,
de ma camionnette que je balade dans les écoles et les prisons où on me
demande de témoigner, des jeunes qui ressemblent à ce que j'étais et
que nous accueillons.
d'après une interview dans You! no 6, 1er trimestre 1999.