Previous Contents Next

Jésus, chemin de vie





Marie-Astrid Pannier
Dans l'Ancien testament, la vie apparaît comme un bien sans pareil et don de Dieu, le Vivant par excellence à l'origine de toute existence. C'est par sa fidélité au Dieu juste et son obéissance à la loi divine que le croyant obtient la vie. Dans les écrits sapientiaux, possession et perte de la vie sanctionnent la sagesse ou la folie humaines. La récompense de l'homme pieux est d'abord le prolongement de l'existence terrestre: au terme d'une vie longue et heureuse, le juste meurt rassasié de jours. Les psaumes évoquent déjà à de multiples reprises une vie éternelle auprès de Dieu. Toutefois, cette vie eschatologique n'est pas radicalement différente de l'existence dans le monde présent. L'accomplissement de l'Alliance à travers le don plénier de la vie divine reste suspendue à l'attente de la venue du Messie. Comment l'incarnation du Verbe divin en la personne du Christ vient-t-elle porter à son terme cette promesse de vie faite au peuple d'Israël? En ce temps pascal, il peut être intéressant de réfléchir au renouvellement de la vie du croyant par la venue et l'action du Christ. Il ne saurait être question en quelques lignes de présenter une vision exhaustive d'un thème qui traverse tout le Nouveau Testament, mais plutôt de rassembler quelques idées simples pouvant inciter à une méditation plus ample sur ce sujet en s'appuyant tout particulièrement sur l'Évangile de Jean et les écrits de Saint Paul.
Dans les Évangiles, les miracles de guérison figurent parmi les manifestations les plus éclatantes du don de vie qu'opère le Christ. Sur son passage, Jésus ne cesse en effet de donner vie en instruisant et en guérissant. Avant même d'introduire plus avant ces disciples dans le mystère de la vie en Dieu, il leur révèle sa puissance de vie par ses gestes miraculeux. Le miracle s'adresse le plus souvent à un individu précis saisi par le Christ dans sa singularité. La vie est donc offerte à chaque homme pris individuellement en tenant compte de sa propre infirmité. Ces miracles recèlent en outre une portée symbolique plus générale évidente : lorsque Jésus guérit le corps, c'est aussi la maladie de l'âme qu'il soigne. N'emploie-t-il pas lui-même la métaphore du soin du corps pour expliquer qu'il est venu sauver non les pécheurs mais les justes. Mais cette transposition importe moins que la puissance de vie du Christ qui se manifeste dans chaque miracle. En libérant l'homme de ses infirmités, Jésus se révèle capable de transformer tout son être et de le rendre semblable à Dieu. Le miracle, victoire sur la mort, préfigure l'accomplissement de la mission du Christ qui est de conférer le Salut aux hommes par le don de la Vie du Père.
Tandis que les synoptiques voient davantage dans les miracles l'irruption du Règne de Dieu sur Terre, Jean insiste sur le don de la "Vie Éternelle" dans les exemples de guérison qu'il narre : guérison d'un paralytique (Jn 5, 1-15), de l'aveugle-né (Jn 9), du fils d'un fonctionnaire royal (Jn 4, 46-54), retour à la vie de Lazare (Jn 11, 1-44). Jésus guérit tout d'abord par un geste de création : il fait marcher, ouvre les yeux avec de la boue. Il se révèle ainsi comme le nouvel Adam ayant reçu de Dieu un souffle de Vie nouvelle qu'il transmet à l'humanité. Jésus commente ses gestes comme manifestation de l'oeuvre du Père : «Ton fils est vivant1.» Comme le Père en effet ressuscite les morts et leur redonne vie, ainsi le Fils donne vie à qui il veut2 ; de plus, il affirme à Marthe « Je suis la Résurrection et la Vie. Qui crois en moi, même s'il meurt, vivra ; et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais3.» D'autre part, Jésus guérit aussi à distance, sans contact physique, par la seule puissance de sa Parole. Il appelle Lazare du dehors du tombeau et ne se déplace pas chez le fonctionnaire royal dont le fils est ramené à la vie à l'instant même où Jésus le lui annonce. Si le Verbe incarné peut redonner vie, c'est que le Père lui-même se révèle à travers Lui : Jésus ne fait qu'accomplir l'oeuvre du Père4.
Or, reconnaître en Dieu l'origine de cette vie renouvelée, c'est recevoir la grâce de la Foi véritable que Jésus cherche à susciter chez les témoins du miracle. Ceux qui s'adressent au Christ pour obtenir une guérison ont déjà une certaine foi en lui et un désir de vie. Mais il s'agit d'une foi en un thaumaturge que Jésus convertit en adhésion à la Parole de Vie. Il fait ainsi professer à Marthe sa confiance en Christ, Résurection et Vie, avant d'appeler Lazare. L'aveugle-né reconnaît lui aussi en Jésus le Messie par ces simples mots : « Je crois, Seigneur5. » Le fonctionnaire royal croit d'abord en la parole de Jésus lui affirmant que son fils est sauvé6. Mais Jean reprend ce verbe croire au verset 53, après la guérison, pour signifier que le fonctionnaire est désormais réellement entré dans le mystère de la Vie du Christ. Au-delà de l'élan neuf conféré à la vie naturelle, le Christ propose ainsi un deuxième don, combien plus précieux : une vie renouvelée par la foi en sa Parole. Ce don ne s'adresse plus au seul miraculé : le fonctionnaire et Marthe, par exemple, en bénéficient. Mais l'accueil de cette vie suppose une attitude d'ouverture des témoins : les Pharisiens, malgré le constat de la guérison de l'aveugle-né, refusent d'accueillir la Bonne Nouvelle.
Comme on l'a dit plus haut, la Parole de Jésus triomphe sans délai de la mort. Matthieu rapporte à propos de la belle-mère de Pierre : « Il toucha sa main et la fièvre la quitta, et elle se leva et elle les servait7. » Le croyant qui choisit de suivre le Christ fait déjà l'expérience d'une vie renouvelée. Mais l'Évangéliste Jean va plus loin que les synoptiques ; pour lui, la vie spirituelle de l'âme est déjà la Vie éternelle commencée ici-bas. « En vérité, en vérité je vous le dit, celui qui écoute ma parole et crois à celui qui m'a envoyé a la vie éternelle8. » Nicodème le pressent puisqu'il reconnaît en Jésus une autorité céleste aux signes qu'il opère. Toutefois, Jésus lui répond que ce ne sont pas les prodiges mais une nouvelle naissance, spirituelle, qui fait accéder au Royaume de Dieu. Comment avoir part à la vie éternelle et « naître d'en haut9 Jn 3, 3. ? » Thomas se fait l'écho de cette interrogation : « Seigneur, nous ne savons pas où tu vas. Comment saurions nous le chemin10 ? » Jésus éclaire ses disciples sur la nature de cette vie dans son discours sur le Pain de Vie, puis dans la prière sacerdotale.
Jésus fait comprendre à Nicodème, « maître » qui connaît parfaitement la Loi de Moïse, que c'est désormais par Lui et non dans la stricte observance de la Loi donnée à Israël que l'homme peut recevoir la vie de Dieu : « Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique afin que quiconque croit en lui ait la vie éternelle11. » Jésus d'ailleurs guérit en s'affranchissant de l'obéissance à la Loi ; il n'hésite pas à relever l'infirme de Bethseda ou à ouvrir les yeux de l'aveugle-né un jour de sabbat.
À la lumière de la Résurrection du Christ et de sa propre conversion, saint Paul peut préciser en quoi l'accueil de la vie éternelle exige le dépassement de la Loi, dans une adhésion sans réserve à la personne du Christ. La Loi n'a été donnée aux hommes qu'en l'attente de l'accomplissement par la venue du Christ de la promesse de vie faite à Abraham. La Loi a elle seule ne justifie pas12 : elle est incapable de procurer le Salut et de communiquer la vie13. Le Christ a renouvelé la Loi de Moïse qui ne délivrait pas de la mort. Aussi pour Paul le passage à la vie nouvelle implique-t-il une « mort à la Loi ancienne14 » et une soumission à « la Loi de l'Esprit qui donne la vie dans le Christ Jésus15. » Dès lors, la vie du croyant ne peut qu'exprimer cette union dans la foi au mystère de la vie en Dieu, jusqu'à s'identifier à la vie même du Christ. C'est pourquoi Paul écrit : « Ce n'est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi16. »
Ainsi le mystère de la vie divine est tout entier inclus dans la personne de Jésus. Après la multiplication des pains, Jésus tente d'expliquer aux disciples qu'il est lui-même source de vie parce qu'il l'a reçue en plénitude du Père. Plus qu'un simple intermédiaire entre Dieu et l'humanité dans l'oeuvre de Salut, il est lui-même principe de vie et affirme : « Je suis le pain vivant descendu du ciel17. » Il répond également à Thomas : « je suis le chemin, la vérité et la vie18. » Par le Christ, c'est à la vie du Père que le croyant aura part ; pour appartenir parfaitement au Christ, figure de la manne eschatologique, il lui faut vraiment manger sa chair et boire son sang19.
Grâce à cette communion du croyant avec le Fils, toute distance avec le Père est abolie. L'immanence mutuelle du Christ et du croyant permet à celui-ci d'entrer dans la relation d'amour qu'entretiennent le Père et le Fils. Jésus introduit dans le discours sur le Pain de Vie ce thème de la demeure réciproque et le développe à la veille de sa Passion, lorsqu'Il sait tout proche le moment de Sa séparation physique d'avec les disciples: le Fils et le Père viendront habiter le disciple fidèle, de telle sorte que l'unité du disciple et du Père soit de même nature que l'unité du Père et du Fils20. Jésus appelle «connaissance» de Dieu cette unité fondatrice de la Vie du croyant dans le Père après le départ du Christ: «or la vie éternelle c'est qu'ils te connaissent, toi le seul véritable Dieu et celui que tu as envoyé, Jésus le Christ»21. Connaître le Père, c'est entrer dans l'intimité de Dieu qui caractérise la Vie offerte aux hommes par le sacrifice de la croix. Le Christ insiste en outre sur le lien indissoluble unissant Vie en Dieu et amour22. Celui-ci, ouverture de l'âme à la présence divine, est une condition préalable à l'accueil de la Vie éternelle, mais également la manifestation de la Vie reçue, que le Christ invite expressément ses disciples à transmettre à leur tour par l'amour fraternel.

Désormais l'espérance de la résurrection oriente la vie spirituelle du croyant. Cependant, l'assurance du don futur de la Vie en plénitude transfigure déjà la vie présente. Paul indique que la vie d'ici-bas prépare et commence la Vie éternelle: «Ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m'a aimé et s'est livré pour moi23. » La vie naturelle devient toute entière inféodée à la Vie spirituelle reçue du Christ. Si celle-ci n'acquiert son plein épanouissement qu'au jour du Jugement, elle est déjà réalité et non simple promesse consolant le fidèle dans la persécution. La Résurrection fait naître une nouvelle conception des rapports entre vie et mort. Si la croix du Christ affranchit de la mort en tant que terme de toute vie, le croyant ne peut recevoir la Vie spirituelle de Dieu sans une constante mort à lui- même, à cet «homme ancien» qu' il était avant le don de la grâce. Dès à présent, «si donc quelqu'un est dans le Christ, c'est une création nouvelle: l'être ancien a disparu, un être nouveau est là24
Le renouvellement de l'existence du croyant doit se traduire par la continuation sur Terre de l'oeuvre divine. Les disciples sont appelés à glorifier le Père à leur tour: la Vie qui leur a été communiquée ne soutient pas seulement la communauté des premiers fidèles, elle leur permet d'agir au nom du Christ et de répandre Sa Vie parmi les hommes. Ainsi les disciples, s'ils maintiennent leur lien vital avec le Fils à l'image des sarments sur un pied de vigne25, peuvent accomplir des oeuvres plus grandes encore que celles du Christ26. La vie dans le monde devient activité au service de Dieu. Les Actes des apôtres rapportent ainsi les miracles des disciples27 qui, opérés au nom de Jésus, en manifestent la puissance de Vie.

La Vie de Jésus, Vie de communion du croyant en Dieu, se nourrit de l'espérance de la résurrection finale à la suite de celle du Christ au matin de Pâques: «Nous avons été ensevelis avec Lui par le baptême dans la mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous vivions, nous aussi, dans une vie nouvelle28.» L'espérance du Salut vient d'autre part changer le sens de notre existence présente: cette Vie éternelle est déjà cachée au coeur du monde, elle habite chaque baptisé appelé à faire triompher dès à présent la Vie sur la souffrance, le péché et la mort au nom du Christ.
M-A.P.



Previous Contents Next