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Etty Hillesum est une jeune juive hollandaise née en 1914 et morte en 
1943 à Auschwitz. Elle a laissé un journal débuté en 1941 lorsqu'elle 
entreprend une cure psychanalitique, et vit une évolution fulgurante, qui 
la mène à l'amour de Dieu et des hommes. Nous sont parvenues aussi des 
lettres envoyées depuis le camp de concentration de Westerbork en 
Hollande, 
où étaient parqués en attente de convoi vers les camps allemands les juifs 
et opposants au régime nazi.
Les extraits qui suivent sont tirés de son journal. Ils datent d'un 
passage d'Etty Hillesum à Amsterdam, entre deux séjours à 
Westerbork1.
Marie Walckanaer
 
Le sentiment de la vie est si fort en moi, si grand, si serein, si plein 
de gratitude, que je ne chercherai pas un instant de l'exprimer d'un seul 
mot. J'ai en moi un bonheur si complet et si parfait, mon Dieu. Ce qui 
l'exprime encore le mieux, ce sont ses mots à lui: «se recueillir en 
soi-même.» C'est peut-être l'expression la plus parfaite de mon sentiment 
de la vie: je me recueille en moi-même. Et ce «moi-même», cette couche la 
plus profonde et la plus riche en moi où je me recueille, je l'appelle 
«Dieu». Dans le journal de Tide2, j'ai rencontré souvent cette 
phrase: «Prenez-le doucement dans vos bras, Père.» Et c'est bien mon 
sentiment perpétuel et constant: celui d'être dans tes bras, mon Dieu, 
protégée, abritée, imprégnée d'un sentiment d'éternité. Tout se passe 
comme si chacun de mes souffles était pénétré de ce sentiment d'éternité,
comme si le moindre de mes actes, la parole la plus anodine s'inscrivait 
sur un fond de grandeur, avait un sens profond. Il m'écrivait dans une de 
ses premières lettres3: «Et chaque fois que je peux dispenser 
autour de moi un peu de ce trop-plein de forces, je suis heureux.»
Il vaut certainement mieux que tu aies amené mon corps à crier «halte-là», 
mon Dieu. Je dois absolument retrouver la santé pour accomplir tout ce qui 
m'attend. Ou bien n'est-ce qu'une vision conventionnelle de plus? Même un 
corps maladif n'empêchera pas l'esprit de continuer à porter ses fruits. 
Ni de continuer à aimer, à être à l'écoute de soi-même, des autres, de la 
logique de cette vie, de toi. Hineinhorchen, «écouter au-dedans», je 
voudrais bien disposer d'un verbe bien hollandais pour dire la même chose. 
De fait, ma vie n'est qu'une perpétuelle écoute «au-dedans» de moi-même, 
des autres, de Dieu. Et quand je dis que j'écoute «au-dedans», en réalité 
c'est plutôt Dieu en moi qui est à l'écoute. Ce qu'il y a de plus 
essentiel et de plus profond en moi écoute l'essence et la profondeur de 
l'autre. Dieu écoute Dieu.
[...]
Et je répétai une fois encore, avec ma passion de toujours (même si je 
commençais à me trouver ennuyeuse, à force d'aboutir toujours aux mêmes 
conclusions) : «C'est la seule solution, vraiment la seule, Klaas, je ne 
vois pas 
d'autre issue: que chacun de nous fasse un retour sur lui-même et extirpe 
et anéantisse en lui tout ce qu'il croit devoir anéantir chez les autres. 
Et soyons bien convaincus que le moindre atome de haine que nous ajoutons 
à ce monde nous le rend plus inhospitalier qu'il n'est déjà.»
Et Klaas, le vieux partisan, le vétéran de la lutte des classes, dit, 
entre l'étonnement et la consternation: «Mais... mais ce serait un retour 
au christianisme!» Et moi, amusée de tant d'embarras, je repris sans 
m'émouvoir: «Mais oui, le christianisme: pourquoi pas?»
 
 
 
 
