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Qui est comme Dieu?

Entretien avec saint Michel, archange

La rédaction de Sénevé, consciente que les articles de dix pages, comme toutes les bonnes choses, ne sont appréciables que pris en petites quantités, a cherché à vous offrir un article plus modeste, lisible même par un agrégatif fatigué. À la suite de démarches qu'il n'est pas dans notre intention de préciser, nous avons réussi à obtenir un rendez-vous avec saint Michel archange, qui a fort obligeamment accepté de répondre à nos questions, avec une grande patience compte tenu du fait que notre reporter, qui interviewait un ange pour la première fois, était extrêmement intimidé et a dû lui sembler assez stupide.

Sénevé
--- Monseigneur saint Michel, bonjour et merci d'être avec nous --- mais nous n'avons guère l'habitude de la société angélique; comment doit-on vous appeler?

Saint Michel
--- L'appellation traditionnelle est je crois ce que vous disiez... Mais mon nom seul suffira. Je préférerais que vous prononciez Mîkha'el, mais...

S.
--- Euh oui... Je vais essayer. Pouvez-vous nous expliquer l'origine de votre nom --- cela veut dire «celui qui est comme Dieu», c'est bien ça?

M.
--- Pas du tout! Cela veut dire «Qui est comme Dieu?». À l'interrogatif, c'est très important. Personne ne pourrait se faire appeler «celui qui est comme Dieu» --- même pas Satan, qui pense qu'il Lui est supérieur, si tant est qu'il pense réellement quelque chose. Ceci dit ce n'est pas à proprement parler mon nom, vous savez; c'est un surnom qu'on me donne à cause de ce que j'ai dit au cours d'une bataille.

S.
--- Ah oui, un mot historique, comme «La garde meurt et ne se rend pas!»

M.
--- Si vous voulez... Sauf que celui-ci est authentique.

S.
--- Pouvez-vous nous raconter?

M.
--- Bien sûr. Je pense que vous connaissez une bonne partie de l'histoire. Lucifer --- puisqu'il s'appelait comme ça --- était encore des nôtres, mais il faisait de la propagande tendancieuse parmi ses subordonnés, dont j'étais. En fait, sous couvert de discussion théologique anodine, il tentait de faire passer l'idée que Dieu, dont il ne discutait pas la supériorité, n'était pourtant jamais que l'un de nous, et que les plus sages d'entre nous auraient tout-à-fait le droit de prétendre siéger au Conseil des Trois, en particulier, disait-il, parce que ceux-ci commençaient manifestement à radoter et qu'il avait cru entendre parler de «projets absurdes» comme quoi l'un des Trois pourrait intégrer le sous-monde --- je veux dire le monde matériel, sans vouloir vous offenser. Pour le Conseil, il pensait principalement à lui, bien sûr, mais pour donner le change il citait les Vingt-Quatre Anciens et d'autres personnalités honorablement connues.

Quelques anges dont moi-même avons fini, quand il est vraiment allé trop loin, par lui faire la réponse évidente que nous autres êtres dérivés ne pouvions prétendre à un quelconque degré d'égalité avec l'Être-en-Lui-même. Il nous a répondu en prenant un air protecteur que nous étions encore bien jeunes, que nous n'avions pas les idées bien avancées, enfin ce genre de niaiseries; mais voyant que cela ne nous impressionnait pas, il a jeté le masque et a appelé explicitement tous les anges assemblés là à faire sécession et à le suivre, afin, disait-il, «qu'enfin nous soyons tous comme Dieu». J'ai tiré mon épée en criant «Mî ka-'El», et...

S.
--- Excusez-moi, mais vous parliez hébreu?

M.
--- Disons que c'est la langue la plus adaptée pour vous traduire ce genre de choses. Pourquoi croyez-vous que votre Ancien Testament a été écrit dans cette langue? Bref... à ce moment-là d'autres épées se sont tirées de tous côtés et il s'est formé deux camps. C'était une belle bataille. Satan --- il s'appelle comme ça depuis --- essayait en même temps d'empêcher la descente du Verbe dans le sous-monde, mais bien sûr c'était une tentative des plus vaines. Comme toute son entreprise d'ailleurs.

S.
--- Je crois que je suis un peu embrouillé dans la chronologie. Vous dites que Satan au moment de sa révolte essayait d'empêcher l'Incarnation? Mais il n'avait même pas encore tenté Ève!

M.
--- Ah oui, j'oubliais. C'est un peu compliqué à expliquer à des êtres temporels. Il ne faut pas que vous imaginiez que tout ce que je vous raconte est chronologique.

S.
--- Vous ne racontez pas dans l'ordre, vous voulez dire?

M.
--- Ce n'est pas ça, c'est que votre idée de la succession chronologique --- pour ce que j'arrive à y comprendre --- est inadéquate. J'essaye de vous expliquer les choses causalement, c'est déjà une simplification.

S.
--- Ah bon... Bien, continuez, désolé de l'interruption.

M.
--- Je vous en prie. Où en étais-je? Ah oui, la Grande Bataille. Je vous passe les détails, les arts de la guerre chez les anges ne seraient pas compréhensibles pour vous. Toujours est-il que, bien entendu, nous avons eu le dessus, et nous avons repoussé Satan et ses anges dans un recoin du sous-monde où il avait titulairement son siège, bien qu'il n'y eût pas prêté jusque-là la moindre attention.

S.
--- Vous aviez la supériorité numérique?

M.
--- En voilà une question! Je n'ai jamais réussi à comprendre pourquoi vous autres attachez tellement d'importance aux nombres. J'aurais pu être tout seul, ça n'aurait rien changé. J'ignore complètement combien nous étions de chaque côté, même si je pourrais vous dire les noms de tous les combattants --- mais les compter et les comparer, voilà un exercice totalement inutile.

S.
--- Hum... Ce recoin du sous-monde dont vous parliez, c'est l'enfer?

M.
--- Pour eux, oui; pour vous... [réalisant] Ah mais vous n'avez pas compris, c'est de la terre que je parlais. Nous les y assiégeons mais à l'intérieur ils arrivent à avoir quelque influence quand on la leur accorde --- je pense que vous êtes au courant.

S.
--- En ce qui les concerne, oui... Mais vous dites que nous sommes assiégés... par vous? Mais vous êtes bien le chef des assiégeants? Comment vous retrouvez-vous tranquillement ici?

M.
[souriant] --- Oh, nous entrons comme nous voulons. Ils sont très mauvais, vous savez --- forcément, ils ne pensent qu'à eux, ils font d'exécrables sentinelles. Nous pourrions les vaincre définitivement à n'importe quel moment, mais nous avons des ordres: il faut attendre le signal, à cause de vous autres, qui avez eu la mauvaise idée de faire partie liée avec l'adversaire, mais qu'Il ne s'est pas résolu à faire disparaître avec lui parce que votre temporalité vous rend récupérables, et qu'on risquerait de détruire des saints potentiels en même temps que les esclaves de l'adversaire. Vous savez, Sodome, le bon grain, l'ivraie, tout ça...

S.
--- Oui, je vois. C'est donc à ce moment que Dieu a envoyé Son Fils, pour sauver les hommes qui s'étaient malencontreusement coincés dans la forteresse assiégée?

M.
--- On peut dire ça comme ça, si vous voulez. En fait, je pourrais donner une autre explication, sauf que vous n'en comprendriez même pas le début; mais nul ne peut prétendre connaître la raison profonde de l'Incarnation, qui a pourtant fait beaucoup de bruit chez nous, c'est le moins qu'on puisse dire. Du fait de mon poste ici, je connais pas mal de choses sur votre cas, mais ne me demandez pas trop de détails sur les raisons de l'Un-et-Trine: je ne suis pas du Conseil, comme mon nom l'indique.

S.
--- Vous disiez tout-à-l'heure que ce n'était pas vraiment votre nom?

M.
--- En effet. Nul que moi ne connaît mon vrai nom sinon Celui qui m'a fait --- et Il le connaît bien mieux que moi. Il a été jugé bon que vous puissiez nommer trois anges qui sont intervenus personnellement auprès de vous, mais vous n'avez pas à savoir nos noms courants ni a fortiori nos noms personnels. Il y a suffisamment d'occultisme chez vous comme cela. C'est aussi pour cela que nous n'intervenons chez vous de façon visible que le plus rarement possible. Nous avons fait une dérogation dans votre cas parce que vous nous aviez dit que vos agrégatifs...

S.
--- Oui, c'est très aimable à vous d'avoir accepté. Venons-en si vous le voulez bien, Monseigneur saint... Mkh... Michel, à vos fonctions, à vos tâches de la vie de tous les jours.

M.
--- «La vie de tous les jours» est une expression des plus inappropriées pour un ange. Vous comprendriez peut-être mieux si je vous disais que je crie tous les jours «Qui est comme Dieu?», que je livre tous les jours la Grande Bataille et que je me tiens tous les jours devant mon Créateur, ayant définitivement vaincu les ennemis qu'Il m'a ordonné d'abattre.

S.
--- Vous voulez dire que la révolte de Satan est éternelle?

M.
[soupirant] --- Nous y revoilà. Si je vous réponds oui, vous allez comprendre quelque chose de faux. Attendez d'avoir atteint l'éternité, vous comprendrez mieux --- mais bien sûr à ce moment-là ce genre de détails techniques ne vous intéresseront absolument plus.

Pour en revenir à ce que vous appelez mon quotidien, il s'agit principalement de vous porter secours contre les attaques du tentateur à qui vous avez si sottement donné prise sur vous. Il est évident que si vous étiez confrontés directement au démon dans toute sa force, vous n'auriez pas la moindre chance; nous vous mâchons le travail et les tentations vous arrivent considérablement atténuées, mais même comme ça permettez-moi de vous dire que généralement vous n'êtes pas brillants --- surtout compte tenu du fait que vous bénéficiez de grâces sacramentelles dont on n'avait jamais entendu parler chez nous même pendant la Grande Bataille. Enfin passons. Je suis aussi spécialement chargé de la défense du peuple de Dieu --- Israël, l'Église --- du point de vue militaire entre autres. Les Orientaux me demandent souvent de guérir leurs malades, ce que je fais quand les circonstances s'y prêtent. Et bien sûr, je suis une sorte d'huissier à votre Jugement Dernier.

S.
--- Vous voulez dire que vous serez...?

M.
--- À mon avis votre passé serait plus adapté pour parler de ce que vous appelez assez curieusement la fin des temps, mais si je l'employais vous n'y comprendriez plus rien et vous commenceriez à parler de prédestination. Je m'en tiens au présent si vous voulez bien.

S.
--- Comme vous voulez. On dit aussi que c'est vous qui êtes chargé de la garde de l'arbre de vie, avec votre glaive fulgurant?

M.
--- Pas du tout. Relisez votre livre de la Genèse: on y parle de kerubîm, ce qui n'a rien à voir avec moi. Ce n'est pas parce qu'il est question d'un glaive...

S.
--- Les chérubins, vous dites? Je croyais que c'étaient les jolis petits angelots qui entourent les saints au Paradis?

M.
--- Hôy, vous avez vu trop de tableaux baroques. Les kéroubim sont des anges puissants. Ils vont devant eux, où l'Esprit les pousse, et ne se retournent pas en marchant. Ils n'ont que peu à voir avec vous autres, et ne sont employés dans votre affaire qu'à des tâches exceptionnelles comme celle dont vous parlez; certains d'entre vous ont aperçu une partie de leur gloire dans des visions, comme vous dites. Mais sinon, ce qu'ils font pour l'Éternel n'a rien à voir avec vous et n'est même pas concevable pour vos esprits --- le plus proche qu'on puisse vous expliquer est qu'ils se crient l'un à l'autre «Saint, saint, saint», comme votre Isaïe dit des séraphim, qui sont encore d'autres créatures.

S.
--- Et hiérarchiquement, comment vous situez-vous par rapport à ces... gens-là? Bon nombre de nos Pères disent que vous êtes au-dessus de tous les anges, voire de toutes les créatures célestes.

M.
[amusé] --- J'imagine que c'est un effet de perspective: comme je suis plus proche de vous, vous me voyez plus grand. Je pense que de tous ceux d'entre vous qui ont parlé de la question, c'est votre Thomas d'Aquin qui est le plus proche de la vérité quand il dit que je ne suis que le prince du dernier choeur d'anges: ceux qui se tiennent en permanence devant le Seigneur-de-tout en Le louant pour Son immense gloire ont la meilleure place, c'est évident. Ceci dit on pourrait dire que je suis un simple serviteur de l'homme et que j'ai été créé en subordination à lui; on pourrait dire que je suis le sommet de la création et que tout le reste n'existe que pour moi; on pourrait dire que je suis la dernière des créatures et le serviteur inutile de tous. Tout cela serait vrai en un sens; et encore une fois ces histoires de hiérarchie et de comparaison dont vous êtes si friands ici-bas n'ont pas du tout la même importance chez nous.

S.
--- Évidemment. Une dernière question, que vous allez sans doute trouver assez stupide, mais... --- diriez-vous que vous êtes satisfait de votre état, et pourquoi?

M.
--- Le Tout-Puissant mon Créateur me met au service d'êtres de chair et de sang qu'Il a faits dans Sa souveraine puissance, dont Il n'a pas hésité à assumer Lui-même la nature mortelle et pour lesquels Il a voulu souffrir ; Il daigne en cela, Lui devant lequel je ne suis que néant, Se servir de moi, Sa misérable créature, pour l'accomplissement de Ses desseins qui dépassent tout ce que l'on peut concevoir et dont nul autre que Lui-même ne sait ce qu'ils sont: que pourrais-je demander?

S.
[d'un ton hésitant] --- On voit mal, en effet. Monseigneur saint... Mikh...

M.
--- Mîkha'el

S.
--- ... c'est ça, je vous remercie.

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