La souffrance, rédemptrice ?
Jérôme Levie
Si elle a inspiré le développement des hôpitaux comme des ONG actuelles,
la religion chrétienne semble nonobstant valoriser la souffrance.
Est-elle pour autant doloriste, ou refuse-t-elle de nier l'être concret
et prend-elle acte du potentiel d'édification morale de la souffrance,
dans laquelle l'homme peut se révéler grand comme
lâche1? On verra
comment la Croix, folie aux yeux des hommes, tout en suscitant un
impérieux devoir de charité, donne une dignité, un sens existentiel
positif à cette souffrance, sans la nier ni la prétendre fatale, sans
évasion dans l'utopie --- il s'avérera que cette dignité, ce sens, sont
incommensurablement grands, puisqu'il s'agit de coopérer à l'enjeu parmi
les enjeux, le salut de tous.
«De la blessure de la fille de mon peuple je suis blessé.» (Jr
8 21)
La souffrance telle que nous la vivons à la suite du péché est anormale,
est un mal, et n'a pu être voulue par Dieu. Nul doute que le Créateur,
qui a créé le monde pour l'harmonie, et l'homme pour être heureux et
l'amener à Lui, n'a pas voulu cette «servitude des choses», cette
«imparfaite organisation du Multiple», la part, selon Teilhard,
d'inachèvement et de désordre gâtant une création non encore
parfaitement unifiée. En particulier, le fait qu'elle puisse envahir
l'homme tout entier, l'aspirer comme un aimant, qu'elle nous divise et
nous prive de la joie d'être2, qu'elle soit le lieu de
la tentation, de la tyrannie du péché et le terrain de jeu du démon,
surtout via le découragement, que nous ne soyons bien souvent pas
capables de la supporter, ne fait certainement pas partie du projet
divin.
Dans les épreuves, les Hébreux crient vers Yahvé, qui en retour voit
«ses entrailles bouleversées». Le foi chrétienne n'est pas un
tranquillisant; elle prend, à la suite de la Bible, la souffrance au
sérieux. Dans son réalisme intégral et spirituel, elle ne nie pas la
condition tragique de l'humanité, mais la préserve de la désespérance,
point d'attaque privilégié du diable. Ne pouvant nier la réalité de la
souffrance sans verser dans un irréalisme étranger aux traditions
biblique et chrétienne, elle en constate le mystère : «La souffrance
appartient à la situation historique de l'homme, qui doit apprendre à
l'accepter et à la surmonter.»3
Mais chacun mourra pour sa propre faute.»
#2
Dieu, Législateur et Juge à un degré infini, ne peut que traiter chacun
selon ses oeuvres et sa conduite. L'Ancien Testament, malgré les
demandes confiantes d'effacement des péchés dans les psaumes, envisage
souvent cette justice comme purement rétributrice et devant avoir lieu
ici-bas. Cette causalité personnelle est d'ailleurs un progrès par
rapport aux malédictions collectives et héréditaires : «Les pères ont
mangé des raisins verts, et les dents des fils sont agacées.» (Jr
31 29) Au-delà de sa valeur expiatoire, le châtiment peut aussi
éduquer, avertir, éprouver, corriger, ou être l'occasion d'une
théophanie : «Vous saurez que Je suis Yahvé, lorsque je me tournerai
contre eux.» (Ex 15 7) Les passions récoltent d'ordinaire la
souffrance liée à leur désordre, le méchant sème son propre malheur, le
pécheur devient esclave du péché : «Si tes fils ont péché contre Lui, Il
les a livrés au pouvoir de leur faute.» (Jb 8 4) D'autres fois
la souffrance vient de la colère de Dieu à cause de l'Alliance
rompue4, semble sans
raison ou due à Satan ou à un esprit malin (1 Ch 21 1, Tb
6 7).
«Arrive-t-il un malheur dans une ville sans
que Yahvé en soit l'auteur ?» (Am 3 6)
Le plus souvent, la paternité, la permission de la souffrance sont
attribuées à Dieu, agissant Lui-même, par des agents naturels, humains
ou spirituels. La révolte devant la souffrance des pieux et des justes
n'en est que plus grande : «Pourquoi tous les traîtres sont-ils en paix
?», «Jusqu'à quand, Yahvé, m'oublieras-tu ?» Les consolations des amis
de Job, invoquant la punition divine du méchant, apparaissent bien
vaines et pénibles, dignes de «charlatans, de médecins de
fantaisie»5.
L'explication par les fautes personnelles et la rétribution divine, bien
que souvent fondée, s'avère, surtout de notre point de vue fini,
insuffisante et inadéquate, et le scandale demeure : pourquoi Dieu,
tout-puissant et aimant, permet-Il la souffrance ? Les explications
trouvées sont souvent inacceptables. Sacrifier un innocent dont
l'harmonie cosmique exigerait la souffrance heurte avec raison Ivan
Karamazov --- le mal reste le mal, même «s'il est un moment nécessaire
dans le progrès» (Leibniz). La souffrance semble résulter à la fois du
péché originel, de nos péchés, de l'action directe de Satan (mais
toujours par permission du Tout-Puissant) ou d'un châtiment divin pour
nos fautes.
«Dieu a fait libre sa création, voilà le scandale
des scandales, car tous les autres procèdent de lui.»6
On peut aussi considérer que la souffrance est inhérente à la matière
(Platon), ou à un monde de plusieurs êtres libres (Lewis) nécessitant un
milieu d'interaction, de coexistence, obéissant à des règles fixes. Il
est certain que, directement ou non, par l'entremise du démon ou pas,
les compromissions avec le péché commises dès l'origine par la liberté
humaine sont à la base des souffrances humaines. Or la Bonté
Toute-puissante de Dieu, qui n'est pas une bienveillance qui se
satisferait de notre «contentement» et serait en fait indifférence à nos
errances et misères, mais un «feu consumant» (He 12 29), à la
fois amour jaloux de l'époux, amour paternel et amour du créateur, nous
veut parfaits. Et notre souverain Bien, en vue duquel Il nous a conçus,
est de nous donner à Lui, notre fin, notre principe et notre bonheur, et
de le faire librement et consciemment --- seul un tel amour est digne de
Lui et de nous.
«Je cherchais d'où vient le mal et je ne trouvais pas
de
solution.»7
Dans le livre de Job, Dieu nous dit d'arrêter de vouloir tout comprendre
: qui sommes-nous pour accuser la providence, discerner les rouages de
la volonté divine ? Au-delà d'une vaine voire dangereuse recherche des
causes, Ses décrets étant insondables et Ses voies incompréhensibles, la
foi nous donne «la certitude que Dieu ne permettrait pas le mal s'Il ne
faisait pas sortir le bien du mal même»8. Car Dieu garde Sa
providence suprême, id est les dispositions par lesquelles Il
conduit avec sagesse et amour toutes les créatures jusqu'à leur fin
ultime9, sans
quoi Il ne serait qu'une simple compassion, certes brûlante, mais sans
espoir de guérison ni d'agrandissement d'être, ni donc de confiance en
Lui. Comprenons et croyons, «par une foi ferme et par l'oraison», que
«les tribulations, les tentations, les difficultés, les maladies et en
général toutes les adversités ne vous sont envoyées par ma providence
qu'en vue de votre salut», pour «vous corriger de votre malice et vous
conduire à la vertu, et par la vertu à l'unique et souverain
Bien.»10 Ainsi «toutes choses travaillent ensemble pour le bien de
ceux qui aiment Dieu» (Rm 8 28), la Providence se servant même
de ce mal qu'Il n'a pas originellement voulu pour, avec le concours de
notre liberté se soumettant à la Sienne, en faire sortir un bien
surabondant, par divine pédagogie ou en suscitant la pitié des autres.
Si l'âme croit qu'Il peut tout lui rendre profitable, si elle
s'abandonne entièrement à Sa volonté et apprend à L'aimer même si elle
ne peut L'apercevoir entièrement, si elle se convainc qu'Il l'aime et
veille sur elle mieux qu'elle ne saurait le faire, le Seigneur la guide
dans Sa paix, l'instruit directement, et lui évite la chute. Dieu
recherche chacun, patiemment, sur toutes les voies de sa vie, guidant le
juste par de droits sentiers (Cf. Ps 118, 165, Sg
10 10).
«Tu les as détruits : ils ont refusé la leçon. Ils ont rendu
leur visage plus dur que le roc, ils ont refusé de se convertir.»
#2
Si Dieu peut se servir de la souffrance pour nous avertir, nous éduquer,
notre liberté, devant laquelle Dieu se veut impuissant, peut refuser
cette pédagogie. Si nous sommes sourds à Son appel, la souffrance alors
est proprement scandale, occasion de chute, de péché, terrain
particulièrement propice à l'attaque des démons et à l'abandon des
vertus. Suite du péché, elle nous met sous la coupe du mal et du démon.
L'âme orgueilleuse «en vient à voir en Dieu la cause de ses souffrances
et Le considère comme démesurément cruel. Privée de la vraie vie en
Dieu, elle voit toutes choses à travers le prisme déformant de son
propre état de souffrance maladive.»11 Alors vient la lancinante inquiétude intérieure;
l'indocilité, le désir de mort, l'angoisse, la haine, l'envie,
l'indifférence aux autres et à leurs souffrances, le désir de
puissance... Sans parler du découragement, du désespoir, de la révolte
contre Dieu, de l'accusation de la Providence, de l'irascibilité, du
repliement sur soi, autant de causes et de conséquences de l'emprise du
péché. Et, si la souffrance fournit une occasion d'altruisme et de
compassion, elle est aussi tentation de fermer son coeur, de condamner
celui qui souffre.
«Où est, ô mort, ton aiguillon ? Où est, ô mort, ta
victoire ?»12
De cet esclavage, ce lien entre souffrance et tentation, cette influence
perverse de Satan, le Christ nous délivre par Son exemple et Sa
victoire, nous offrant d'entrer en communion avec Lui, par la prière,
l'eucharistie. Il nous libère de notre dette, de la loi du péché et de
la mort qu'il entraîne, de l'éloignement de Dieu, de la condamnation.
La maladie, la mort, si elles font toujours partie de notre quotidien,
perdent leur sens négatif pour en acquérir un positif par la Croix ---
clef de la lecture chrétienne de la souffrance. Par celle-ci nous
sommes délivrés de la crainte de la mort, de la souffrance, qui nous
poussait à la lâcheté. Ayant pris sur Lui ce qui Lui était étranger,
S'étant fait «péché», Il a pâti de la séparation, de l'éloignement
infini du Père, de cette division d'être empêchant d'être pleinement
libres, de toutes nos souffrances liées au péché, à la finitude, à notre
nature déchue. Par Sa foi et Son obéissance indissolubles au Père, Il
nous réconcilie dans une nouvelle Alliance avec le Père, qui par Lui
rejoint les pécheurs à l'intérieur même de leur séparation d'avec Lui.
Associée à la Croix, la souffrance n'est plus séparation inéluctable de
Dieu mais chemin de purification, de perfectionnement spirituel, qu'a
vécu Jésus lui-même, «rendu parfait par la souffrance».
«Dieu se manifeste dans la larme versée
par l'enfant qui souffre et
non dans l'ordre du monde qui justifierait cette
larme.»13
Le Christ n'est pas venu pour nous juger, mais Il souffre pour nous,
avec nous et en nous. Lui, le jugement subsistant, se montre
Miséricorde, en Lui Dieu nous soutient sur notre lit de douleur. Dans
Sa passion et sur Sa croix, Il souffert une souffrance infinie, la seule
qui pouvait condenser le poids de nos vicissitudes, souffrances,
langueurs et maladies14, et, comme Il l'a dit, jusqu'à la fin du monde Il luttera (en
agonie) avec, pour et en tout souffrant, devenant «le refuge des âmes
désolées» (sainte Bernadette), guérissant notre péché infini. Il vit
notre angoisse, notre déréliction, et nous montre le chemin de la paix
et de la communion retrouvée avec soi, Dieu et les autres, de par Sa
victoire finale dans la Résurrection. «Du fait qu'Il a lui-même
souffert par l'épreuve, Il est capable de venir en aide à ceux qui sont
éprouvés» (He 2 18), nous ne sommes plus seuls dans notre
souffrance, nous sommes assurés de Sa miséricorde, abîme de divine
douceur sans fond, «simple présence». «Douce fermeté» sans jamais
blesser le coeur, elle ne donne ni arguments ni explication, mais,
«main douce et maternelle qui sait», elle conforte, répare sans heurt.
«Paix, profonde paix, paix miséricordieuse, apaisement», elle nous remet
à la juste place, au «lieu sûr, où je cesse d'être à moi-même frayeur»,
«elle croit qu'il y a toujours un chemin», «inlassable à enfanter,
soigner, nourrir, réjouir et conforter»15.
«Aie grande confiance dans le Seigneur, Il veut
toujours ton bien.»16
Le Christ n'est pas venu expliquer la souffrance et la mort, mais
les guérir, les remplir de Sa présence, être un chemin au fond de
la nuit de nos souffrances, être avec nous dans les ravins de la mort.
Avec Sa grâce, nous pouvons surmonter le sentiment de
l'inutilité de la souffrance, la solitude qu'elle entraîne,
l'ironie, la tentation du désespoir. La révolte,
normale dans une certaine mesure puisque Dieu n'a pas
voulu la souffrance, est à dépasser, puisqu'Il la permet.
Reconnaissant en tout Son action,
accueillant heurs et malheurs comme don de Dieu ---
dans la démarche de conversion du psalmiste et de Job,
de l'interrogation impatiente du dessein divin ou de l'imploration
revendicatrice à la confiance renouvelée et la louange17 ---, dans une
acceptation plus sereine, confiante en la possibilité divine
de convertir le mal en en faisant sortir d'un bien, cette
possibilité se fera nôtre18. Par la foi, la révolte, le désespoir ou la résignation font place
à la lutte sereine avec le Christ, réintégrant la souffrance au sein de
notre pélerinage spirituel vers Dieu. Cela nous mène à une nouvelle
attitude face à la maladie corporelle, qui n'est pas à abominer
catégoriquement car elle ne peut causer aucun dommage à l'homme si l'âme
se porte bien --- a contrario, la santé peut être un mal si elle
pousse à pécher, à s'adonner aux passions mauvaises. Si, considérée en
elle-même, la douleur est absurde, la recevoir comme don de Dieu, y
discerner Son dessein par la prière, «faire la philosophie de sa
maladie», l'assumer dans notre itinéraire vers Lui, nous rend plus fort
que nos chaînes, conduit à changer le ressentiment en adhésion et la
crainte en espérance19.
«Je vivais tranquille quand il m'a fait chanceler,
saisi par la nuque pour me briser.»20
Le confort matériel et spirituel nous évite de réfléchir à nos fautes,
nous fait oublier notre misère, et nos périls existentiels. Dans le
contentement, la réussite, nous nous imaginons riches et sans besoin
alors que nous sommes «malheureux, pitoyable, pauvre, aveugle et nu» (Ap
3 17), nous oublions notre mort, méprisons le faible, fermons
notre coeur au souffrant, narguons les réprouvés. Rassasiés par Lui,
nous L'oublions, la cupidité idolâtre nous menace. Un tel succès,
faisant «oublier l'échec», est «le pire des divertissements» (Jean
Lacroix). Sous la menace ou dans la souffrance, perdant pied, nous ne
nous croyons plus justifiés, nous nous souvenons que le Christ est notre
seul trésor21, sans Le confondre avec les
biens qu'Il nous procure, et Lui ordonnons nos désirs. Un tel
avertissement est, pour soi et pour les autres (Ps 64 7--8 :
«Tout homme alors craindra»), voie providentielle de salut pour
redevenir une personne, à l'image de Dieu, en faisant l'expérience de la
filialité obéissante. Accueillir la souffrance n'est pas ici s'y
complaire, «mais consentir à en être humilié»22.
Afin de faire un «bon usage»23 de la souffrance,
saisissons, comme Job dans sa lucidité --- «L'homme pourrait-il se
justifier devant Dieu?» (Jb 9 2)24 ---, l'occasion de ne point rejeter la faute sur
Dieu, le destin, les autres, et prenons notre part de responsabilité,
jamais absente... (Dieu est au-delà, non en-deçà, de la justice, bannir
toute idée de rétribution serait rendre injuste la
justice25.) «Ce n'est pas pour le péché de l'Ancêtre que chaque homme
subit la loi de la mort, mais pour le sien propre.» (Théodoret de Cyr)
La bonne attitude est celle du publicain, non du pharisien. Demeurons
dans la Piété, l'humilité et la crainte de Dieu, plutôt que de
s'enorgueillir de notre santé, se figurer être sage ou justifié, car
nous n'avons «pas encore échappé au jugement de Dieu qui peut tout et
voit tout» (2 M 7 34--35).
«Ceux que j'aime, je les semonce et les
corrige. Allons ! Un peu d'ardeur, et repens-toi !»26
Le châtiment est toujours l'occasion pour Dieu de nous corriger, de nous
reprendre, comme un père ses fils. Le péché fait mal à Dieu, et l'Amour,
qui est Justice, veut à la fois la rétribution et la conversion, pour
faire naître la louange sur nos lèvres. La Miséricorde finit toujours
par dominer et cesser d'accuser : «J'ai vu sa conduite, mais je le
guérirai, je le conduirai, je lui prodiguerai le réconfort.» (Is
57 18) Nous sommes invités à reconnaître les instructions de
notre Père dans la souffrance, et à y discerner la pédagogie, la volonté
de pardon, la miséricorde : «Te voilà détruit, Israël, c'est en moi
qu'est ton secours.» (Os 13 9) Par le châtiment la créature
saisit sa faute, sa séparation de Dieu, comprend dans la détresse qu'Il
est son seul secours, que son seul bien est de L'aimer et de suivre Ses
commandements.
Ainsi la peine est avertissement de Dieu, la souffrance est Son
haut-parleur, par son caractère objectif, incontestable --- alors qu'on
peut ne pas s'apercevoir de son péché, de son état de dépravation. Pour
nous empêcher de poursuivre dans une mauvaise voie, Il Se rappelle à
nous, nous rappelle notre finitude, nous fait anticiper notre mort, dont
la vie est l'apprentissage et la méditation27. En y consentant, nous acquérons une nouvelle impulsion de
vie, plus authentique de par la conscience de notre mortalité.
Reconnaissant notre impuissance, notre nudité ontologique, notre propre
faiblesse spirituelle, nous en appelons à la miséricorde
divine28. C'est pour notre bien, pour l'humiliation de notre esprit,
pour aiguiser notre sens du péché, que nous sommes en butte aux
maladies29. «Que demander de
plus quand le corps vient d'attester lui-même la défaillance de l'être
?» (Bernanos, La joie) Par l'expérience de l'échec, de
l'insuffisance, de l'incomplétude d'être30 et de sa contradiction avec nos
aspirations, nous reconnaissons et assumons nos limites, apprenant «sur
quoi nous trébuchons» (Pr 4 19). Ce froid de la déception, cette
impuissance expérimentale, est condition de l'espérance
vraie31, nue, qui cherche dans
le noir l'aurore de Dieu. Nous rapportant à Lui, dans la patience, nous
vivrons en L'aimant, cessant de nous approprier notre être, gagnant la
pure simplicité, vivant notre naissance de sujet, pauvre et désentravé.
Contempler Dieu comme notre seul bien, en vivant effectivement le
bonheur de Lui être uni dans Sa souffrance, nous restaurons, par la
grâce du second Adam, l'image que le premier avait brisée. Nous
redevenons auditeurs de la Parole, qui est vie et santé pour toute
chair, par le Christ qui guérit nos plaies intérieures défigurant en
nous l'image de Dieu et nous coupant de nos frères.
«Sine humiliatione, nulla humilitas.»
#2
La connaissance vraie de nous-mêmes et de Dieu que ces crises
favorisent, peut nous inspirer la vérité de l'humilité32 qui nous délivre de la fausse philautie,
«en découvrant que par toi-même tu n'es pas, et que l'être, tu le tiens
de Moi qui t'aimais, toi et les autres, avant que vous ne
fussiez»33. Nous avons tout reçu (1 Co
4 7), même l'humilité. Cette humilité où, «cessant de se
regarder, on est fasciné par le Visage que l'on porte en soi, et on
n'aspire plus qu'à Lui donner la possibilité de Se révéler, de
transparaître et de Se communiquer», est le vêtement de
Dieu34. Elle
seule atteint le repos et garde la grâce --- dans l'âme humble seule le
Seigneur aime demeurer. Elle engendre sagesse, prudence, patience, mène
à la pauvreté spirituelle, qui est de n'avoir de justice, de sainteté,
de salut, de vaillance, de sagesse, de confiance, qu'en Dieu. Si de son
coeur brisé on fait un sacrifice à Dieu, la contrition nous donnera la
joie humble et paisible. Confiant en la miséricorde de Dieu, «bien plus
étendue que tu ne peux la concevoir», l'homme humble, «s'humiliant de
l'orgueil de son coeur», détourne son regard de sa fragilité et de sa
misère pour ne plus contempler que la grandeur et la miséricorde de
Dieu, évitant ainsi la tentation la plus perfide : celle du désespoir.
Dieu en effet, quel que soit notre péché, notre refus d'aimer, guette
notre moindre regret et, dès que nous le désirons, sans violer les
droits de notre liberté, nous réunit à Lui, renouant l'Alliance de
tendresse35. Ainsi
nous pourrons tout en Celui qui nous rend fort (Ph 4 13).
«Par ses jugements le Seigneur nous corrige,
pour que nous ne soyons point condamnés avec le monde.» (1 Co
11 27)
La souffrance ici-bas est comme un purgatoire avancé, une «toilette
nuptiale» qui libère les capacités d'aimer --- et nous rappelle la
«perspective redoutable» (He 10 27) du jugement final. Elle
creuse l'espace d'un désir que l'amour du Tout-Autre pourra venir
combler. Car «étroite est la porte, exigeant est le chemin qui mène à la
vie» (Mt 7 14), et le jugement final36 nous
rendra parfaits, accomplissant toute justice. Dieu épure les scories
comme à la potasse (Is 1 25), redresse ce que le péché a
faussé. Mais du scandale, du non-sens qu'elle est, la souffrance ne
devient mystère de purification que si elle est comprise et accueillie
comme une consumation par l'amour de Dieu37, qui nous creuse,
nous évide pour pénétrer en nous. Dans la vie divine à laquelle nous
sommes appelés à participer, ne subsiste pas un atome d'égoïsme,
d'attachement à soi. Pour nous faire pur don, il nous faut renier toute
notre part égoïste, toute possession exclusive de nous-mêmes ! Ainsi,
plus Il nous afflige, plus Il nous rend parfaits38 : «Donnez-moi, mon Dieu, de comprendre que c'est Vous
(pourvu que ma foi soit assez grande), qui écartez douloureusement les
fibres de mon être pour pénétrer jusqu'aux moëlles de ma substance, pour
m'emporter en Vous.» (Teilhard)
«Est-il une joie plus grande que de souffrir pour votre
amour?»39
Lui, l'Homme de compassion, infiniment sensible à Son prochain, nous
apprend à souffrir, à endurer la souffrance40, et, par là-même, à vivre, à se laisser traverser par
l'autre. Le Christ a vaincu le monde, les puissances des démons et du
péché, par Sa souffrance Il a vaincu la souffrance, par Sa mort il a
vaincu la mort. Par cet «admirable échange»41, Il nous permet de nous associer à Sa souffrance comme il
a uni la Sienne à la nôtre, d'ainsi combattre le mal en l'éprouvant et
dominer notre propre souffrance; alors le «séducteur du monde entier»
est «vaincu par le sang de l'Agneau» (Ap 12 9--11). Le Christ
nous révèle qu'il est possible, non seulement d'assumer sa souffrance,
de la recevoir comme venant de Dieu, mais de la vouloir librement. Il y
a là un renversement dynamique du subir à l'agir, une métamorphose de la
souffrance d'ombre en lumière, de feu destructeur à feu purificateur.
De conséquence du péché et de source de compromission avec le mal, elle
devient, lorsqu'éclairée par la foi et la Résurrection, source
d'espérance et de salut, et n'enlève plus ni la paix ni le bonheur. Par
ce retournement, toute souffrance, même physique, peccamineuse, ou
résultat du mal d'autrui, peut être changée en un bien, en la changeant
en souffrance d'amour, celle qui surgit inévitablement de l'éloignement
qui fait souffrir mais fait jaillir l'amour. Au-delà de tous les
pourquoi, la Croix, langage de Dieu et souveraine manifestation de Son
amour, se révèle «la seule vérité capable de répondre au mystère de la
souffrance et de vous apporter un soulagement sans illusion», par «la
foi et l'union à l'Homme des douleurs»42.
«La souffrance librement acceptée contient
une grâce spéciale
qui rapproche l'homme du
Christ.»43
Dans ce chemin d'imitatio Christi, la prière est centrale, le
rosaire en particulier. Il y a en effet une participation éminente, car
parfaitement innocente et volontaire, de Marie à la souffrance
salvatrice. Par ses souffrances de pur amour, à la hauteur de son amour
pour son fils, dans le total abandon à Dieu qu'exprime son Fiat : «Qu'il
me soit fait selon ta parole», elle est la preuve qu'«il est possible
d'obtenir le salut à condition de participer docilement au projet du
Père, qui a voulu racheter le monde par la mort et la résurrection de
son Fils unique»44. Ainsi réconfortés par Sa victoire, en unissant notre
«oui» d'obéissance à la volonté divine à celui, parfait, plein et libre,
du Christ à Gethsémani, nous brisons la domination de la souffrance sur
nos capacités d'être, abandonnant notre autosuffisance orgueilleuse qui
était notre mort. Par la solidarité humaine typique de l'économie du
salut, Dieu ne voulant pas nous sauver sans nous, nous participons ainsi
à la Passion rédemptrice du Fils unique, collaborant librement au
dessein divin et au salut de tous. Ainsi la souffrance, qui était
obstacle à l'amour, n'ampute plus nos capacités d'aimer, et devient
au contraire, unie à la croix qui est la gloire du Christ, un «fleuve
de vie» (Ap 22 1), une souffrance pour le royaume de Dieu,
instrument de la grâce intégré à l'oeuvre du salut.
«Dans le monde vous aurez à souffrir. Mais gardez
courage! J'ai vaincu le monde.»45
Nous avons et aurons à souffrir, mais par Sa victoire nous pouvons
vivre la souffrance sans céder au découragement,
vivre même, comme le Christ à Gethsémani, la tristesse sans perdre la
confiance en Dieu. À Sa suite, Il nous l'annonce, nous subirons
non seulement les souffrances
dues à l'arrachement à nous mêmes, mais les persécutions pour Son nom
: «Il nous faut passer par bien des tribulations pour entrer
dans le Royaume de Dieu.» (Ac 14 22) Pour sauver notre vie et
bénéficier de la promesse, accomplissons la volonté de Dieu avec
constance, prenant notre croix, jusqu'au bout, «avec la joie de
l'espérance», «assidus à la prière», «l'aide au plus fort de la
maladie»46. Avec Dieu, nous pourrons lutter avec patience active
(l'hypomone néo-testamentaire), et ne pas nous relâcher. Dans
cette épreuve de persévérance, l'être reconnaît sa fragilité inquiète,
qui est espérance et foi, par la patience il aplanit les passages
rocailleux de la douleur et combat les tentations47. Cette patience,
«la plus belle des couronnes», l'emportant sur les autres vertus, dont
elle est la source, nous obtiendra le secours48, avec le discernement (diakrisis ou
discretio) qui, oeil et lampe du coeur49, donne la prudence, le sens de la mesure et du juste milieu.
Ces vertus s'acquièrent par l'oraison, «mère des vertus» nous apprenant
que «la piété est plus puissante que tout», au prix d'une vraie et
sincère humilité, la toute vertueuse (panaretos), sel des vertus
qui seule passe à travers les filets de l'ennemi, «anéantit tous les
maléfices de l'Adversaire», obtient le pardon même sans oeuvres, et
sans qui toute oeuvre, vertu ou ascèse est vaine50.
«Supprimez les tentations, et personne ne sera
sauvé.»51
Nos souffrances sont souvent dues aux tentations. Si Dieu les permet,
c'est «pour que nos vertus donnent leurs preuves et pour accroître sa
grâce», pour que nous soyons vainqueurs non par nous-mêmes mais «par la
confiance au secours divin qui nous fait dire avec le doux Apôtre Paul :
Je peux tout en Jésus qui est en moi et me fortifie.» --- Dieu n'envoie
jamais aucune tentation que nous ne serions pas capables de supporter et
de dominer52. Épreuve haute pour les justes ou
«écharde pour la chair, ange de Satan pour me souffleter», elles évitent
que les saints ne s'enorgueillissent de leurs oeuvres et vertus, «lis
blancs plantés par le Seigneur Jésus dans la vallée de l'humilité» et
arrosés par le Saint-Esprit, oeuvres merveilleuses53. Alors la souffrance n'est plus celle du désespoir venant de
l'orgueil, mais peut être vécue dans la foi et la confiance en Dieu,
nous unissant au Christ qui s'est tenu dans le lieu de toutes les
tentations de l'humanité. Ainsi Antoine, Macaire, Évagre, ont vécu
tourments de l'enfer et tentations démoniaques, comme des expériences de
la passion.
«C'est pour l'éprouver que Dieu l'abandonna, et pour
connaître le fond de son coeur.»54
Nombreux sont les saints qui ont vécu cette souffrance de l'éloignement
de Dieu, la souffrance des enfers. De telles ténèbres, si elles sont
perçues pour ce qu'elles sont, peuvent permettre, par la prière, un
repentir total, et une intercession pour les pécheurs. L'âme découvre
qu'il n'y a point en ce monde de lieu, d'état d'âme qui puisse nous
arracher à l'amour de Dieu, le Christ lui-même étant descendu aux
enfers, donnant ainsi aux saints, comme aux pécheurs, la possibilité de
rejoindre Dieu de cet exil infini. Dieu permet même parfois à l'âme de
sentir Son éloignement voire Son inaccessibilité, de pressentir
l'éloignement énorme dû au péché, à l'opacité de la chair, afin
d'accroître sa fidélité --- et même dans ces moments, où, partiellement
au pouvoir de l'enfer, nous sentons la puissance de la cruauté du mal,
Dieu se penche vers nous avec sollicitude. «Tiens ton esprit en enfer
et ne désespère pas.» (Silouane) Ici-bas en effet, il faut non seulement
apprendre à supporter le mal physique et le mal moral, mais encore
savoir supporter l'aridité, les intermittences de la grâce. Celles-ci
sont nécessaires pour ne pas la considérer comme un dû ni comme une oeuvre personnelle (2 Co 4 7), le Seigneur éduque l'âme afin
qu'elle soit humble, afin qu'elle voit que son seul repos est en Lui,
rendant encore plus ardent son désir de Lui et radicale sa liberté.
«Salut, ô Croix, notre unique espérance !»
#2
Puisque la faiblesse de Dieu est voulue à partir de Sa puissance, elle
est plus forte que la force des hommes, et nous permet, si nous nous y
associons, de nous glorifier de nos faiblesses comme de la croix du
Christ, parce que et afin que la grâce et la puissance du Christ s'y
déploient, et parce qu'elles font Sa gloire et celle de Son corps
mystique. Ainsi les martyrs, ayant porté jusqu'au bout la croix du
Christ sur le chemin de l'obéissance au Père en sacrifice expiatoire,
sont la gloire du Christ et de Son Église, et ont une grande postérité
spirituelle. La souffrance, lorsqu'assumée dans la foi et offerte au
Christ et à ses frères, imprégnée de Son esprit de sacrifice, est un
bien précieux pour l'Église, porteur d'une réelle «puissance»
irremplacable pour la «médiation et la source des bienfaits
indispensables au salut du monde». Par la Passion, toute souffrance
acceptée et vouée à Dieu acquiert une valeur salvifique. Il attire tous
les hommes à Lui, les appelle à s'associer à Ses souffrances et à les
compléter en leur chair. Les malades peuvent devenir ainsi
missionnaires en offrant leurs souffrances au Christ, qui est la seule
joie, car «le salut, qui est toujours un don de l'Esprit, requiert la
coopération de l'homme à son propre salut comme à celui des
autres»55.
La souffrance est le lieu d'une conquête à faire, d'une conquête de la
pauvreté dont le Christ nous enrichit (2 Co 8 9), et qui tend
vers la plénitude de l'expérience d'éternité, que seul a pu vivre le
Christ. Par Sa grâce, « ce qui était originellement pour l'homme un
effet de sa chute peut devenir un instrument de son
salut»56, et l'hideuse maladie,
la repoussante douleur, deviennent un remède pour la santé de l'âme.
«Dans la souffrance est cachée, avec une intensité extrême, la force
ascensionnelle du Monde.» Cette «merveilleuse compensation» d'un défaut
de matière par un surcroît d'Esprit, par laquelle «le mal physique,
humblement supporté, consume le mal moral», est le «miracle, constamment
renouvelé depuis 2000 ans, d'une christification de la souffrance»
(Teilhard). Toute souffrance est parturition, participation à
l'enfantement de la création nouvelle qu'inaugure la Croix, lieu
d'universalisation et de réconciliation de l'humanité avec Dieu. Nous
faisant renoncer au bonheur facile, nous arrachant de notre position de
spectateur, elle nous fait naître à notre être-avec, ouvrant le chemin à
la grâce qui transforme les âmes, «à l'action des forces salvifiques de
Dieu offertes à l'humanité dans le Christ»57, au souffle de la vie et de l'amour, occupant l'espace
creusé. Par Son exemple, et parce qu'Il souffre en tout humilié et tout
souffrant, nous pouvons assumer notre souffrance de tout notre être, et
en faire une source de vie et de bénédiction.
«Qui donc s'exalte sera humilié, et celui
qui s'humilie sera exalté.» (Mt 23 12)
Par la désappropriation créatrice éclôt le moi oblatif, à l'image de
celui du Christ, qui est celui du Christ (Ga 2 20:
«C'est le Christ qui vit en moi»). Dieu s'y atteste comme une musique
silencieuse, «l'espace illimité où notre liberté se respire», «un
pouvoir infini d'effacement» (Maurice Zundel). L'unique chemin de
grandeur, de vie éternelle, contre toute exaltation paranoïaque de
l'individu, réside dans le dynamisme pascal de la divinisation :
renaître dans la mort du Christ, mourir à notre égoïsme pour ressusciter
dans la loi oblative (comme le grain de blé ou la chenille), se vider de
soi-même, se délivrer de toute possession, de toute adhérence, mourir
corps psychique pour ressusciter corps spirituel, souffrir avec le
Christ et porter Sa mort pour déjà vivre de Sa Vie de Ressuscité. «Le
Christ est sur la croix comme notre règle», dont la première ligne est
«l'amour de l'honneur du Père, la haine du péché»58. Sa croix est la loi, le centre de
notre vie comme elle l'a été de la Sienne, en tant qu'elle est à la fois
puissance d'anéantissement de soi et énergie toute-puissante de la
Résurrection et de la Victoire sur le mal qui se déploie dans la
souffrance et la mort, qui n'est plus dans la foi que le passage obligé
vers la plénitude promise. Ce chemin de rapprochement avec l'Homme de
douleur, dans son abandon total au Père, dans nos relations à nous-mêmes
et aux autres, communiant à ses souffrances, à son opprobre, Lui
devenant conforme dans Sa mort pour Ressusciter dans la
foi59, est celui de la vie chrétienne, où nous offrons à Dieu toutes nos
pensées et actions, tout ce que nous sommes: joies, souffrances, bonnes
actions, limites, faiblesses, doutes. Par l'Eucharistie comme par toute
une vie digne de Son Évangile, nous sommes appelés à nous faire hostie,
unissant l'offrande de nous-mêmes à la Sienne. Nos souffrances alors
comme tout notre être s'ouvrent à l'universalité.
«J'ai versé telle goutte de sang pour
toi.»60
Souffrir pour Jésus-Christ et pour les âmes, est le désir, la soif des
saints61, légitime lorsqu'on est certain que Dieu nous y appelle.
Ni dolorisme ni masochisme ici, mais le désir de vivre l'amour jusqu'au
bout. C'est pour l'amour de Jésus que nous souffrons, «afin que la vie
aussi de Jésus soit manifestée dans notre chair mortelle», pour
compléter Ses souffrances en solidarité avec Son corps mystique et pour
son salut, la Rédemption étant «complète mais constamment ouverte à tout
amour s'exprimant dans une souffrance humaine»62. De la pensée de sainte Thérèse de Lisieux, et d'autres
saints souffrants, il ressort que l'idéal n'est point dans l'intensité,
ou la grandiloquence des souffrances, mais bien dans la qualité,
l'intimité de la communion au Christ souffrant pour entrer dans Sa
gloire (Lc 24 26). L'essentiel est l'abandon à la volonté du
Père, notre volonté étant un «rempart d'airain entre Dieu et
nous»63. Cet
abandon serein de la volonté individuelle à la volonté divine, la
gelassenheit d'Eckhart, est la plus haute expression de la
liberté, la soumission étant ici un très actif renoncement, qui coïncide
avec la résistance au mal et à sa tentative de nous dominer.
C'est le Christ qui nous choisit, nous fait la faveur de nous «associer
à Sa grande oeuvre de rédemption», qui vit et est crucifié en nous,
souffrant «comme une extension de Sa passion» rédemptrice en une
«humanité de surcroît en laquelle Il puisse encore souffrir pour la
gloire de Son Père, pour aider aux besoins de Son
Église»64. Le
Seigneur nous appelle à souffrir pour Lui dans les mesures des forces
qu'Il nous donne. Et l'expérience d'amour vécue est à la mesure de
notre abandon confiant, appel à «ne pas redoubler ce que j'éprouve» par
la crainte, l'inquiétude, ou en se tendant contre elle, «ne pas m'en
faire complice», «m'en servir à des fins tortueuses»65. Mais la prendre au sérieux, l'accepter, car
c'est s'accepter, sinon on est «à côté de soi-même», tout en jetant
souci et inquiétude en Dieu, car Il a soin de nous» (1 P 5 7),
se dégager par la prière de l'emprise trop grande du corps et de ses
vicissitudes. Alors la souffrance, au-delà de toute honte, ne réduit
plus l'homme, ne le contraint plus à se faire prison de lui-même, mais
le rend sensible, vivant, communiant à autrui --- elle est source de vie
et de grâce, d'où jaillit la nouveauté de l'amour.
«Portez les charges les uns des autres,
et ainsi accomplissez
la loi du Christ.» (Ga 6 2)
Souffrir pour le Christ, c'est aussi souffrir pour
l'Église, pour la rédemption du Corps. «Porter les maladies de tous»
(Ignace d'Antioche) par une souffrance librement acceptée est une
manière unique de vivre le mystère de l'Église, ce corps complétant le
corps crucifié et ressuscité du Christ. Par l'Esprit en effet, une
partie du corps peut souffrir pour une autre, porter les faiblesses de
ceux qui n'en ont pas notre force, souffrir «pour ceux qui ne souffrent
pas de leur propre infirmité, ce qui les empêche de chercher à s'en
guérir, ou même de s'aviser qu'ils sont infirmes.» «Ainsi la mort opère
en nous, mais la vie en vous» --- et nous pouvons y trouver notre
joie66. Et cette souffrance n'attaque pas
mais accroît l'unité du corps, en qui sont partagées joie, consolation
et gloire.
«Consolez, consolez mon peuple, dit votre Dieu.»
#2
La souffrance n'étant pas voulue par Dieu, la santé étant un don de
Dieu, l'action du médecin va dans le sens de celle de
Dieu67, s'il
considère le bien intégral de l'homme dans sa réalité de personne, en
écoutant ses attentes, à l'exemple du Christ qui guérissait et sauvait
(un même verbe, sozein, en grec), préfigurant ainsi les choses
éternelles, «le Royaume où il n'y aura ni tristesse ni affliction mais
joie et allégresse»68, où l'Agneau nous «conduira aux sources des eaux de la vie»,
«essuyera toute larme» de nos yeux. Dans l'expérience de la souffrance,
si la promesse de guérison physique est toujours là, eschatologique et
parfois actuelle, nous sommes invités à une santé de notre être entier,
à faire de la douleur un chemin de guérison, d'édification spirituelle
en essayant d'y lire le dessein de Dieu.
Notre devoir de charité, le «jeûne préféré de Dieu», est de soulager le
malade, «unir nos énergies aux siennes» étant blessé de sa
blessure69. Être
fidèle à Jésus est être soucieux des faibles, des exclus, des petits et
des souffrants, auxquels Il s'est identifié. Reconnaître la dignité
particulière du malade, qui en acceptant sa souffrance est rendu digne
du Royaume70, de l'éprouvé en qui
nous reconnaissons le Christ (Mt 25 26: «J'étais malade et vous
m'avez visité»), incite à le soigner avec d'autant plus de soin, en
vecteurs de la miséricorde de Dieu. Seule la grâce du Christ nous
permet de porter la souffrance d'autrui sans nous y enfermer ni
l'enfermer dans notre bienveillance, en l'aimant pour lui-même et non
pour moi, en communion, accordé (ad cor) avec lui, dans une
réelle souffrance de pitié à l'image de celle du Christ, et non une
vague commisération dédaigneuse ou indifférente71. C'est la pitié de Dieu qui rend possible une
véritable communion des coeurs, où chacun a mal du mal de l'autre.
C'est par le coeur ouvert de Jésus sur la croix que nos coeurs de
pierre deviennent coeurs de chair, que de spectateurs nous advenons au
monde. La souffrance d'autrui nous convoque à être au-delà de
nous-même, nous libérant de la seule affection de soi pour soi.
Cette pitié n'est pas protection vis-à-vis de la souffrance d'autrui
mais don de soi fondateur de la personne. Lieu de notre ouverture à
l'être, à la sensibilité indissociable de la joie d'être, de la joie de
la rencontre, elle nous rend à notre vocation propre pour l'autre. Le
Christ, en pleurant, par Sa compassion qui est l'agir aimant de Dieu en
Son Fils éternel, nous apprend à pleurer. La capacité de miséricorde de
Dieu pour nous, dès l'acte créateur, éduque notre capacité d'aimer, nous
ouvre à l'altérité souffrante du monde --- nous fait naître à la vraie
vie. Cette pitié de Dieu, souffrance d'amour, ordonne la nôtre à la
jouissance du bien éternel72.
«Sans goûter en connaissance de cause aux souffrances du Christ,
l'âme ne sera jamais en communion avec Lui.» (Isaac le Syrien)
Non seulement la souffrance, qu'elle soit morale, physique ou
spirituelle, acceptée pour l'amour de Dieu et le salut des hommes, en
union avec l'unique Passion rédemptrice, l'acme de la révélation
d'amour de Dieu, est un des meilleurs moyens pour atteindre l'union avec
Dieu, mais en outre une certaine souffrance, ou arrachement à soi, est
nécessaire pour atteindre la désappropriation de soi qui en est la
condition. La souffrance conforme à Celui qu'on aime, permet à l'âme
d'exprimer, développer, prouver son amour. Le mystère de la souffrance
du Christ, donc de la sanctification de la nôtre, est un mystère
d'amour, Ses souffrances, culminant dans le versement de Son sang, sont
l'expression de l'absolu de l'amour qui va jusqu'au bout de lui-même (Jn
13 1). La souffrance nous fait participer «à l'exacte vérité
de l'amour dont le principe se trouve en Dieu»73, étant alors primordialement ce que
l'amour éprouve face à l'altérité de l'autre, qu'il veut respecter
jusqu'au bout.
«La lance au bras de Longin est allée bien plus loin
que le
coeur du Christ. Elle a percé le coeur de la Trinité.» (Claudel)
Si l'Ancien Testament représente Dieu blessé de la blessure de la fille
de Son peuple, dans les souffrances de la personne du Christ sur Sa
Croix, Dieu, en Son Verbe éternel, sujet des actes de Jésus, souffre
réellement. Le Fils est éternellement Agneau égorgé. De cette
passio caritatis librement voulue, le Père Lui-même souffre,
livrant Sa nature au Verbe, Le livrant à la mort. Ainsi la Trinité
communie inseparabiliter operatur dans un acte unique de
pathos non coupable qui est aptitude et non déficience,
n'altérant pas l'impassibilité de nature car librement choisi. Le Père
vibre à toute joie et douleur de chacune de Ses créatures, souffre pour
Son Fils et pour nous, car Il nous aime éternellement en Son Fils.
Parce que la souffrance du Christ s'origine, en son fondement ultime,
dans une relation d'amour avec l'Autre en Dieu74, le Christ peut souffrir la souffrance des créatures, y
compris celles dues à l'éloignement d'avec le Père (éloignement rendu
possible par la distinction intra-trinitaire des Personnes), et la
racheter de l'intérieur, demeurant intact en Sa divinité et en Sa
puissance. Par là-même Il lui confère le sens de souffrance d'amour,
d'ouverture à l'autre, qu'elle a en Dieu, dont elle est, en vertu de Sa
liberté absolue, le langage éternel de la Gloire.
«Mortifiez donc vos membres terrestres.»
#2
Que ce soit parce que traumatisés par le souvenir du jansénisme ou
contaminés par l'hédonisme confortable ambiant, nous aimerions bien en
finir avec la mortification volontaire. Mais Pierre nous l'assure :
«celui qui a souffert dans la chair a rompu avec le péché», et Paul
n'est pas en reste, qui meurtrit son corps et «le traîne en esclavage»
pour ne pas être «disqualifié»75. Le corps et les passions, les mauvais désirs et la
cupidité, restent notre talon d'Achille, et l'histoire de l'ascétisme
oriental et occidental montrent suffisamment que, «si par l'Esprit vous
faites mourir les oeuvres du corps, vous vivrez». (Rm 8 13)
«Pour éviter de souffrir, on ne doit pas aimer, mais
alors on souffre de ne pas aimer.»
#2
Le refus de la souffrance est bien souvent cause et résultat de notre
égoïsme, de notre lâcheté ou goût du confort, de notre isolement, notre
tendance à opposer notre moi à celui de notre frère. Et la crainte de
celle-ci nous pousse à la lâcheté, au repli sur nous-mêmes. En effet,
qui ne veut pas souffrir ne peut aimer. C'est la profondeur même de
l'amour, qui le mène du sentimentalisme à l'affectivité profonde. Notre
rêve d'une vie d'insensibilité, d'une ataraxie stoïcienne ou d'un
bonheur béat (qui, devenant «souhait d'arrêter le temps», exclut en fait
la joie qui est mouvement76 qui nous saisit), ne correspond pas à notre souverain Bien,
qui est de devenir ce qu'est Dieu, qui Lui-même souffre. De ce
repliement sur nous-mêmes, le Christ nous libère, et nous invite à ne
pas nous épargner, tout en renonçant à toute possession, cherchant
seulement, non à moins souffrir, «mais à ne pas être altéré par la
souffrance», à conserver malgré elle la fraîcheur de la
joie77. En unissant notre souffrance à la Sienne, qui
n'est pas d'égoïsme frustré mais le sceau de la perfection du pur amour,
nous pouvons vivre le passage de l'avoir à l'être, faire de la
souffrance de désappropriation ce qu'elle est, à savoir la joie de
l'amour --- puisque le Christ, en se livrant sur la Croix, a vaincu le
péché qui est acte d'appropriation égoïste de soi.
«Ma force et ma louange, c'est le Seigneur;
Il fut pour moi le salut.» (Ps 117 13--14)
Ayant montré par notre constance «que notre disposition
envers Dieu n'est en aucune façon altérée» par les souffrances qui
surviennent, ayant ressenti en chaque action à la fois notre faiblesse
et Son secours, ne nous réjouissant et ne nous glorifiant qu'en
Lui78, nous Le reconnaissons comme le seul
bien pouvant combler notre attente. Faisant de Lui notre part
d'héritage, le roc de notre coeur, ne désirant que Lui, et aucun bien
inférieur, de soi indifférent, délivrés de la crainte de la souffrance,
nous naissons à la vraie vie des Fils de Dieu qui est louange sur le
chemin des Béatitudes dans le dynamisme du don de soi, hors duquel il
n'y a pas la vie terrestre, ni la vie naturelle ou ordinaire, mais
purement et simplement l'enfer79. Alors, au contraire de l'âme perdue rejetant tout ce qui
n'est pas elle, nous marcherons vers Dieu, dont les paroles sont plus
douces le miel, courrons vers le but, «fortifiés en toute force, selon
la puissance de Sa gloire, pour toute patience et constance, avec joie»,
goûtant les délices de la droite de Dieu, qui nous guide dans la joie à
la lumière de Sa gloire80.
«Tristitia vestra vertatur in gaudium.» (Jn 16 20)
La marque la plus paradoxale et la plus authentique d'un tel cheminement
spirituel par la souffrance, c'est, via «le parfait abandon, ce
doux fruit de l'amour»81, et dans cette Vie que Jésus veut nous donner en
abondance, l'humble simplicité qui en jaillit --- la joie. Cette joie
est d'abord celle de souffrir «pour le Nom», car «de même que les
souffrances du Christ abondent pour nous, ainsi, par le Christ, abonde
aussi notre consolation»82; partageant Ses souffrances, nous partageons
Sa victoire. Mais cette «vraie joie» franciscaine, qui est de garder
patience au milieu des pires humiliations et souffrances, s'appuyant sur
le roc qu'est le Christ, est aussi la joie des humbles (Ps 69
32), cette joie d'être, de goûter la vraie vie.
Il ne s'agit bien sûr pas d'une spontanéité forcée --- la joie ne
pouvant que se recevoir ---, mais bien au contraire de cette sobre
ivresse des Pères, fruit du Saint-Esprit, se dessinant sur un fond de
paix. La vraie joie est réaliste, c'est «une conquête, qui ne s'obtient
pas sans une lutte longue et difficile» (Jean-Paul II, aux JMJ à
Toronto), dont les Béatitudes donnent le ton. Grâce à la vie que le Fils
est venu nous apporter en abondance, «désert et terre aride» seront
«pleins d'allégresse», notre coeur «sera dans la joie», d'une joie
complète que personne ne nous enlèvera, personne ne pouvant nous séparer
de l'amour du Christ83.
Si notre chemin est un chemin de croix, Son joug est léger et le
chrétien ne peut jamais être triste au point d'oublier la Résurrection,
Victoire déjà acquise. Conscient de son exil84, purifié par la
souffrance inséparable ici-bas de la joie d'être, d'aimer et de se
donner, qui est joie de la décentration de soi, c'est par cette joie qui
est notre patrie, naissant de l'intimité divine, avant-goût de la joie
eschatologique que connaîtra la Jérusalem céleste, qu'il témoignera de
l'espérance85 qu'est le
Christ. Sur cette intimité, qui est celle du Fils, avec le Père, se
greffera et jaillira la joie de toute rencontre, cet étonnement d'être
et d'aimer, cette ouverture émerveillée à l'être, cette joie qui en
toute circonstance annonce que la vie a remporté la victoire (Bergson),
nous poussant à un désir toujours plus grand pour y être fidèle.
C'est de la joie du Christ, ce jubilus cordis qui est Son secret
et donc «le secret gigantesque» du chrétien86, celle qu'Il nous a laissée, la joie du Salut et
de la Résurrection, dont nous devons témoigner, même et surtout dans la
souffrance, qui en Dieu est mystérieusement unie à la Béatitude d'aimer.
Ainsi, servant Dieu dans l'allégresse, dans la jubilation immémoriale
des psaumes, nous témoignerons, en tant qu'«heureux habitants de la
maison de Dieu», de la «joie éternelle» qui vient de Dieu, le
Consolateur des affligés de Sion87.
La souffrance est un mystère et le respecter c'est
respecter l'homme.
Le chrétien ne doit pas avoir peur de la souffrance, qui avec la force
de la foi peut conduire à la porte du ciel88. En sus de
diminuer, d'adoucir ses impacts négatifs, il trouvera, associé à la
Passion amoureuse et rédemptrice du Christ, et à l'amour avec lequel Il
l'a vécue, la patience de la transformer en joie et, par la soumission
amoureuse au Père qui rend absolument libre, par l'humilité et la
patience qui s'y déploient, en croissance spirituelle. C'est en effet
dans la mort et la Résurrection du Rédempteur, que la souffrance humaine
trouve son sens le plus profond et sa valeur salvifique89. En ces
temps de méconnaissance de la dignité de l'homme, redisons que la
souffrance n'amoindrit en rien le respect dû à une personne, et qu'une
souffrance assumée, acceptée, est une attitude véritablement grande,
haute et digne.
J.L.