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Une histoire écrite à travers l'univers

Le Salut dans l'oeuvre de C. S. Lewis (I)

Sébastien Ray




«Ne gardez rien pour vous. Rien de ce que vous n'avez pas donné ne sera jamais vraiment vôtre. Rien de ce qui n'est pas mort en vous ne sera jamais ressuscité des morts. Cherchez-vous vous-mêmes et vous ne trouverez finalement que haine, désespoir, rage, ruine et pourrissement. Mais cherchez le Christ et vous Le trouverez, et avec Lui tout le reste viendra.» -- MC IV, 111


Clive Staples Lewis2 est né dans une famille protestante à Belfast en 1898 et décédé en 1963; il était professeur de poésie anglaise à Oxford puis d'anglais médiéval à Cambrige. Éduqué dans le christianisme, il perdit la foi à l'adolescence, et n'y revint qu'après un long cheminement de l'athéisme à l'idéalisme, puis au panthéisme: il en vint en 1929, avec beaucoup de réticence mais une admirable honnêteté intellectuelle, à accepter l'idée d'un Dieu personnel. Sa conversion finale au Christ eut lieu en 1931, après avoir passé une nuit à discuter avec ses amis J. R. R. Tolkien et Hugo Dyson sur la nature des mythes et leur rapport au christianisme. Il ne s'agissait ni de l'aboutissement d'un raisonnement ni d'une expérience mystique, mais simplement de la prise de conscience d'une réalité. Très oecuménique, il était anglican de tendance high church, mais n'a semble-t-il jamais pensé à entrer dans l'Église catholique, peut-être, disait Tolkien, «pour des raisons ulstériennes».

Son parcours intellectuel lui donnait une bonne connaissance des raisonnements du non-chrétien occidental, aussi se tourna-t-il rapidement vers l'apologétique, partant toujours d'un point de vue agnostique avant de s'élever vers le christianisme. Il ne prétend pas être théologien, et avertit que ses travaux sont «d'un laïc et d'un amateur»; se réclamant de l'orthodoxie3, il prie le lecteur de considérer tout ce qui s'en écarte comme provenant d'une ignorance de sa part. La méfiance qu'il a de ses opinions est compensée par une confiance absolue en la bonté de Dieu: «Si cette opinion n'est pas vraie, la vérité est encore meilleure.» Ses ouvrages de fiction sont également dirigés, de façon indirecte, vers l'enseignement chrétien: il ne s'agit pas de faire des allégories du christianisme, mais de l'illustrer en l'étendant à des mondes imaginaires, où la vision chrétienne est «latente», ce qui en fait ainsi, surtout dans les livres pour enfants, une préparation à recevoir le message évangélique.

Le christianisme nous explique l'histoire du Salut apporté par le Christ, «écrite à travers l'univers entier en lettres trop grandes pour être vues par certains»4; Lewis a tenté dans toute son oeuvre de rendre accessible à ses contemporains cette histoire et ce qu'elle doit signifier pour nous au quotidien; je m'emploie dans les pages qui suivent à retracer cette histoire au travers des explications et illustrations qui parsèment ses livres.

L'homme pécheur

Il est inévitable que l'histoire du Salut commence par là. Si le christianisme, religion de la Bonne Nouvelle, est vu comme une religion triste, c'est sans doute parce que l'homme moderne ne se rend même pas compte qu'il a besoin du Salut : «Le christianisme doit maintenant prêcher le diagnostic --- en soi une très mauvaise nouvelle --- avant de pouvoir se faire entendre sur le remède.»5 Lewis passe une bonne partie de PP et MC à faire comprendre à son lecteur qu'il est pécheur, et gravement coupable. En effet, dit-il, il existe en l'homme un sentiment naturel de ce que l'on devrait faire, mais ne pratique pas; chacun est conscient de cela mais ne se rend généralement pas compte de l'ampleur du gouffre entre ce que nous savons devoir faire et ce que nous faisons effectivement. Nous avons toujours l'impression que, malgré nos quelques défauts, nous sommes des gens fort acceptables, mais notre Irlandais force son lecteur à considérer la chose honnêtement, à se rappeler des moments où nous étions écrasés par la honte d'un «acte incroyablement mesquin et répugnant» commis malgré la bonne opinion que nous avions de nous-même. Ce sont dans ces moments de honte, dit-il, que nous nous voyons sous notre aspect réel, car dans le moindre recoin de notre personnalité se tapissent des horreurs dont nous n'avons souvent pas conscience. Les Screwtape Letters, lettres d'un démon à un apprenti-tentateur, mettent en évidence de façon fort dérangeante la mesquinerie qui se cache derrière ce que nous considérons comme des petits détails sans importance. Le lecteur6 reconnaît dans les descriptions cruelles de Screwtape son propre comportement, le fantastique excès d'importance qu'il s'accorde même lorsqu'il prétend être humble, ses arrières-pensées dans ses relations avec les autres, dans la façon dont il vit le christianisme et jusque dans la prière même, la façon dont il utilise un ersatz d'altruisme pour se donner bonne conscience, et dont il arrange son confort moral par confusion de vocabulaire... Il nous faut voir à quel point nos péchés sont incrustés dans notre âme, et surtout à quel point nous nous y complaisons.



Clive Staples Lewis (1898--1963).

Les bonnes excuses que nous tentons de nous fournir sont balayées sans ménagement par l'impitoyable apologiste. Par exemple, nous répondrons facilement que nous ne sommes pas pires que les autres. La réponse de Lewis, empruntée comme souvent à son expérience personnelle, est l'exemple d'un élève sorti d'une école de mauvais garçons pour entrer dans une bonne: il pourra constater que ce qui était considéré dans la première comme un comportement raisonnablement vertueux est insupportable dans la seconde, et il saura tout de suite que c'est la seconde qui a raison. De même, nous savons qu'il y a des personnes qui ne se contentent nullement de la confortable morale commune et vont bien au-delà. Nous pouvons les classer comme extra-terrestres, cela n'enlèvera pas le fait que nous savons parfaitement qu'ils ont raison, que si le monde les imitait tout irait nettement mieux, et que ce serait d'ailleurs le seul moyen que les choses aillent mieux. Or les plus grands saints, ceux dont le comportement nous laisse stupéfaits d'admiration, disaient eux-mêmes être de grands pécheurs: il semble donc qu'il existe une «norme morale» selon laquelle les meilleurs d'entre nous ne sont que les moins mal élevés de la mauvaise école... Un tel environnement de sainteté est montré dans PA, où un homme, Ransom, se retrouve dans un milieu paradisiaque n'ayant pas connu le péché; lorsqu'il tente de dire ce que nous appellerions un «petit mensonge», celui-ci «le déchira comme un vomissement et devint d'une importance infinie»7. Lewis ne prétend pas que la nature humaine est totalement corrompue --- sinon, pense-t-il, nous ne serions pas même en mesure de prendre conscience de notre péché --- mais que, si nous sommes honnêtes, nous devons bien admettre que nous sommes mauvais, et que Dieu, qui n'est que bonté, ne peut que nous considérer avec horreur, comme «un animal humain égocentrique, avide et grincheux»8.

De tous les péchés, les plus sournois sont ceux pour lesquels nous nous fournissons une excuse en invoquant une légitime tendance de l'être humain. «La chose la plus dangereuse que l'on peut faire est de prendre une impulsion de notre propre nature et de l'ériger en ce que nous devons suivre à tout prix.»9 En effet, les impulsions de la nature humaine sont intrinsèquement indifférentes: «Il n'y a qu'un seul bien: Dieu. Tout le reste est bon lorsqu'il est dirigé vers Lui et mauvais lorsqu'il éloigne de Lui.»10 Le danger de totalitarisme d'une valeur est d'autant plus élevé que la valeur nous semble plus noble: «Le cuivre est pris pour l'or plus facilement que la glaise... C'est un ange plus fort, et donc, quand il tombe, un démon plus féroce.»11 À notre époque, ce que nous prenons le plus facilement pour de la vertu pure est la gentillesse (kindness), à tel point que nous «ne considérons rien d'autre que la gentillesse comme vraiment bon, et rien d'autre que la cruauté comme vraiment mauvais»12, mais il y a une mauvaise gentillesse, par exemple celle qui nous fait mentir pour ménager les sentiments des autres, et qui n'est plus que de la lâcheté déguisée. «L'amour, tel que les mortels le comprennent, ne suffit pas. Tout amour naturel ressuscitera et vivra pour toujours dans ce pays, mais aucun ne ressuscitera avant d'avoir été enterré», dit le défunt écrivain écossais George MacDonald qui sert de Virgile à Lewis dans GD.

Le point commun de tous les péchés, «le péché fondamental derrière tous les péchés particuliers»13, est l'orgueil, le choix de soi plutôt que de Dieu. Nous le commettons en permanence, dès que nous considérons que quelque chose nous appartient de droit --- alors que nous savons que tout nous est donné gratuitement ---, dès lors qu'un acte même bon est posé pour une raison étrangère à l'amour de Dieu. L'honnêteté de Lewis va jusqu'à prendre pour exemple, dans PP, ses propres raisons pour écrire ce livre, qui ne sont pas aussi pures qu'il voudrait le croire... L'homme donc, qui se vante facilement d'être l'ultime produit de la création, est en même temps la pire des créatures matérielles; de cette idée chestertonienne que l'état humain est «à la fois un honneur suffisant à redresser la tête du plus pauvre mendiant et une honte suffisante à courber les épaules du plus grand empereur de la terre»14, Lewis déduit la vraisemblance complète de l'idée peu à la mode de péché originel.

La Chute

Le péché est inscrit dans notre nature, et si l'on admet l'idée d'un Créateur bon --- excluant par exemple le monisme pour lequel Dieu est un être indifférent source du bien et du mal, ou le dualisme évoquant un dieu du mal égal au dieu du bien --- on ne peut qu'en déduire que l'homme a été créé bon et qu'un choix délibéré de sa part l'a entraîné dans la corruption. Ce choix ne peut avoir été extra-temporel, car l'homme est un être historique: il a donc été inscrit dans l'histoire, et Lewis en déduit un scénario dangereusement proche du récit génésique que nous avons une nette tendance à rejeter dans le mythologique.

Les raisons de nos réticences sont d'essence «scientifique», ou du moins nous voudrions le croire. Nous considérons du fait des données archéologiques que l'homme s'est élevé d'un état de sauvagerie vers la civilisation, et non descendu de la perfection à la corruption, mais comme Lewis le fait remarquer dans PP, il s'agit d'une grossière confusion de vocabulaire, la technologie n'ayant rien à voir avec la morale15. Nous ne savons des hommes préhistoriques que ce qu'ils nous ont laissé en terme d'artefacts, ce qui n'a rien à voir avec le péché, ni même d'ailleurs avec la civilisation: «Les hommes préhistoriques qui faisaient la plus mauvaise poterie faisaient peut-être la meilleure poésie et nous n'en saurions jamais rien.»16 Une autre objection du même type est que l'idée de péché demande une loi contre laquelle pécher, et donc une forme déjà avancée de civilisation; mais le premier péché n'était certainement pas de type social: il s'agit d'après la Bible --- et fort vraisemblablement d'ailleurs vu notre tendance déjà constatée à le répéter --- d'un péché d'orgueil, «le mouvement par lequel une créature, c'est-à-dire essentiellement un être dépendant dont le principe d'existence ne réside pas en lui-même mais en un autre, tente de s'installer à son compte, d'exister pour elle-même»17, ce qui ne demande aucune structure sociale complexe mais seulement la conscience de Dieu et de soi, et la possibilité du choix, toutes données fort peu archéologiques. «La science, donc, n'a rien à dire ni pour ni contre la doctrine de la Chute.»18

Les idées de Lewis sur l'homme d'avant la Chute semblent avoir quelque peu évolué: dans son premier roman Out of the Silent Planet, l'innocence des peuples habitant la planète Malacandra ne se traduit que par leur vie paisible et harmonieuse, leur obéissance à Oyarsa (sorte d'ange tutélaire de la planète), le fait qu'il n'ont pas peur de la mort qu'ils considèrent comme le sommet de leur vie, et leur ignorance même du mot «mauvais» --- Ransom, le terrien, devant se contenter de parler de «tordu». Deux ans plus tard, dans PP, Lewis se risque dans un récit «mythique»19 de la Chute. L'évolution biologique produisit d'abord notre ancêtre, un animal, doté d'intelligence mais dont «tous les processus physiques et psychiques étaient dirigés vers des fins purement matérielles ou naturelles». Dieu donna alors à cette créature une nouvelle forme de conscience: du moi et de Dieu, de la vérité, du bien, du temps. Cette conscience irriguait l'ensemble de l'organisme et le contrôlait, à tel point que l'homme ne subissait pas son corps, mais que tous les processus originellement biologiques étaient volontaires. Cette conscience, ce que la Genèse appelle l'image de Dieu, était toute à Dieu qui était son centre naturel et dont elle se plaisait à suivre les commandements. La description abstraite de PP prend chair dans le personnage de la Dame de Perelandra, rayonnante d'innocence et de bonheur en Dieu. Mais même de telles créatures, du simple fait qu'elles avaient un moi, avaient devant elles dans leur liberté la possibilité de se choisir de préférence à Dieu. Il s'agissait bien d'une aberration, puisque leur nature les tournait naturellement vers Dieu, mais il faut constater qu'elle a eu lieu --- Lewis, peu effrayé par la littéralité, remarque même qu'elle a parfaitement pu être concrétisée par un fruit mangé, mais la question n'est pas là. «Ils voulaient être des noms, mais ils étaient et devaient éternellement être de simples adjectifs.»20 En révolte contre Dieu, les hommes perdirent donc le pouvoir sur la nature qu'ils tenaient de Lui, et furent réduits de nouveau à subir leur corps et ses processus biologiques, jusque dans la maladie et la corruption. La nature humaine originelle avait été altérée: «Une nouvelle espèce, que Dieu n'avait pas créée, s'était faite exister en péchant.»21 Lewis admet ne pas être complètement satisfait de ce scénario, qui laisse de côté les deux arbres de Gn 3, dont le sens lui échappe. L'essentiel est que l'homme semblait s'être définitivement perdu, la suite n'étant que «la longue et terrible histoire de l'homme essayant de trouver quelque chose d'autre que Dieu pour se rendre heureux»22.

La transmission de cette nature aux générations suivantes reste un problème. Pour notre auteur, la nature humaine ayant été modifiée, il aurait fallu un miracle divin pour empêcher sa propagation, mais dans ce cas Dieu aurait supprimé les conséquences d'un choix mauvais, ce qui reviendrait à faire de la liberté une illusion, rien de ce que nous pouvons faire n'ayant finalement d'influence sur le cours des choses. Cette explication lui permet de passer rapidement sur l'idée patristique que l'humanité a péché en Adam, l'emploi du mot en étant mal comprise dans une civilisation où l'individu est indépendant et où apparaît très mystérieuse la sorte d'«inter-animation» de l'humanité, au-delà de la séparation individuelle, que les Pères semblent supposer23.

Dans tous les cas, le péché originel ne constitue aucunement une diminution de notre responsabilité dans nos propres péchés. Nous serions en effet tentés de dire : «Oui, nous nous comportons comme de la vermine, mais enfin c'est parce que nous sommes vraiment de la vermine. Et cela, en tous cas, n'est pas notre faute.»24 Au contraire, la corruption de notre nature devrait nous faire plus honte encore que les actes qu'elle nous pousse à commettre, affirme Lewis, prenant pour exemple un enfant mal élevé: oui, il a été mal élevé, mais c'est bien lui qui est menteur et cruel: on ne peut séparer sa personne de son caractère, même acquis. De telles tentatives de déchargement de responsabilité se trouvent dans sa fiction: dans MN, Digory explique qu'il a mal agi parce qu'il était sous l'influence d'un charme. «Vraiment?» demande Aslan, le lion christique de Narnia. «Non. Je vois maintenant que non. Je faisais juste semblant.» Si nous voulons bien être honnêtes, nous savons que si nous ne sommes pas vertueux, ce n'est pas à cause de notre nature déchue, mais bien parce que nous n'avons jamais sérieusement essayé de l'être.

Bibliquement, une des premières conséquences de la Chute est la peur de Dieu, et ce thème revient souvent chez Lewis. «Les créatures tordues sont pleines de peurs», admet Ransom dans OSP. En effet, Dieu, par Sa bonté même, apparaît comme notre juge, et Sa présence nous est difficilement supportable. «Dieu est le seul réconfort, Il est aussi la terreur suprême... Il est notre seul allié possible et nous nous sommes faits Ses ennemis.»25 Le bien même, au-delà d'un certain point, nous gêne: Lewis (apparaissant comme personnage dans PA) n'apprécie guère sa première rencontre avec un ange. «J'étais sûr que cette créature était ce que nous appelons ``bonne'', mais je n'étais pas sûr d'aimer la ``bonté'' autant que je l'avais cru.» C'est d'ailleurs un autre «test» de notre déchéance: même lorsque nous croyons désirer le bien, nous nous trompons. Notre confort moral passe avant.

Le rôle de Satan dans la Chute n'est pas mis en évidence par le «mythe» présenté dans PP, mais Lewis demeure persuadé de l'existence du diable, principalement parce qu'il est explicitement mentionné par le Christ. La nouvelle tentation mise en scène dans PA est apportée par un homme littéralement possédé par le diable, lequel a fait disparaître sa personnalité et le manipule comme un pantin. Dans la cosmogonie de ce roman et d'OSP, le diable est l'ex-ange tutélaire de la terre, révolté contre Dieu et confiné, après un grand combat dans le ciel, au monde sublunaire qui se retrouve en état de siège, «saillant d'Ypres de l'univers»26. Le même thème est repris dans MC, qui nous présente comme territoire occupé par le rebelle, où «le roi légitime a débarqué sous un déguisement, et nous appelle tous à prendre part à une grande campagne de sabotage»27.

La Rédemption

L'homme est donc malade mais, nous l'avons dit, pas totalement mauvais. Il n'est pas perdu, mais il lui faut revenir au bien. Les choses ne s'arrangeront pas d'elles-mêmes. «Le mal peut être défait, mais il ne peut pas se ``développer'' en bien.»28 «Aucun arrangement de mauvais oeufs, si astucieux soit-il, ne fera jamais une bonne omelette», aurait aussi écrit Lewis --- je n'ai pas retrouvé où. Il nous faut donc réellement nous convertir, et Dieu l'exige de nous parce qu'Il nous aime et que Sa bonté n'est pas «sénile», c'est-à-dire qu'elle ne se réduit pas à la gentillesse. Il a pour nous des ambitions que nous ne partageons absolument pas: Il ne supporte pas en nous le moindre défaut, et ne sera satisfait que lorsque nous serons parfaits, nous faisant par là un «intolérable compliment»29. Dans MC IV, Lewis se rappelle comme, lorsqu'il avait mal à une dent, il demandait juste de l'aspirine à sa mère, mais celle-ci, à la place, l'emmenait chez le dentiste... L'amour veut la perfection, même au prix des souffrances de l'aimé. Voilà qui explique que notre Dieu d'amour se montre si exigeant et si peu «gentil». Car ce dont nous avons besoin n'est pas une amélioration mais une transformation radicale, un changement de nature.

Il y a malheureusement là un cercle peu engageant: pour revenir vers Dieu il nous faut quitter notre état de rebelle, «déposer les armes»30, rendre à Dieu notre volonté que nous avons usurpée; mais après des années d'égocentrisme, une telle capitulation, qui est «une sorte de mort», est des plus difficiles; en fait il faut être très bon pour l'accomplir, et c'est justement ce que nous ne sommes pas. Nous pouvons bien essayer de toutes nos forces de pratiquer les vertus chrétiennes (c'est d'ailleurs fortement conseillé), nous n'irons jamais assez loin pour échapper à la tyrannie de notre nature. «Tout ce qui a vraiment besoin d'être fait dans nos âmes ne peut être fait que par Dieu.»31 Nous ne pouvons rien donner à Dieu, nous Lui serons éternellement débiteurs, et ce n'est que de Lui que nous pouvons attendre le salut.

Le message évangélique est que ce salut nous a été apporté par Dieu fait homme. Lewis insiste sur la caractère exceptionnel de cette idée d'Incarnation, à la mesure de l'amour que Dieu nous porte. Il illustre même Ep 3 1032 lorsque l'Oyarsa de Malacandra, ayant appris de Ransom l'histoire de la venue du Christ sur terre, déclare: «Tu m'as montré plus de merveilles que tout le ciel n'en connaît.»33 L'Incarnation, la venue de Dieu en personne dans la Création, a changé radicalement le statut de l'univers entier, et tout est neuf. Quant à la nature exacte de la rédemption par la Croix, notre anglican oecuménique ne se risque pas à en donner une explication précise. Il propose un modèle, qui n'est là que pour illustrer le mystère, en disant que l'abandon de soi-même qui est exigé de l'homme a été initié dans le Christ et nous a été communiqué --- nous n'avons plus qu'à participer à ce qui a déjà été fait pour nous. Il s'agit d'un don totalement gratuit de Dieu à l'humanité: il ne Lui était absolument pas nécessaire d'expérimenter l'abandon de Soi --- à un degré tellement parfait qu'Il «ne faiblit pas alors que Dieu L'abandonne»34 --- et rien dans l'homme ne justifiait qu'Il prît la moindre peine pour lui. «Le Christ est mort pour les hommes justement parce que les hommes ne sont pas dignes qu'on meure pour eux: pour les en rendre dignes.»35

Ayant ainsi quelque peu évacué le vocabulaire marchand employé par la Bible s'agissant de satisfaction, Lewis illustre tout de même cette idée de dette et de rançon dans le cadre fictif de Narnia: dans LWW, Edmund, ayant d'abord trahi ses frères et soeurs pour la Sorcière Blanche, se repent lorsque celle-ci le maltraite, revient dans le camp d'Aslan, avec qui il a une longue conversation, et est pardonné par tous, mais cela ne suffit pas. La Sorcière invoque une loi ancienne et divine, la «magie profonde de l'aube des temps», selon laquelle «tout traître m'appartient comme proie légitime, et pour toute trahison j'ai le droit de tuer». Aslan convient qu'il est impensable de faire une exception à cette loi36, mais décide secrètement de se livrer à la Sorcière et ses sbires en lieu et place d'Edmund. Il meurt au milieu du triomphe infernal après une véritable via dolorosa, mais ressuscite le lendemain: «Il y a une magie encore plus profonde qu'elle ne connaissait pas... Quand une victime n'ayant pas commis de crime serait tuée à la place d'un traître, la Table se briserait et la mort elle-même commencerait à reculer.»37 Ce mystère de la mort et de sa défaite par la mort du Christ est encore illustré dans SC, où le défunt roi Caspian ressuscite au pays d'Aslan par le sang versé de celui-ci. La victoire sur la mort est si complète qu'elle devient sujet de plaisanterie. («La plupart des gens sont [morts], tu sais. Même moi.»38) Ces récits, comme toutes les fictions de Lewis, ne sont pas à prendre pour des allégories où chaque détail correspond à un point précis, mais comme des histoires avec leur logique interne, qui introduisent au christianisme, en l'occurence au mystère de notre rachat.



Illustration de LWW : la Table de Pierre brisée.

La vie dans le Christ

«L'humanité est déjà ``sauvée'' en principe. En tant qu'individus, nous avons à nous approprier ce salut. Mais la tâche vraiment difficile --- la partie que nous n'aurons pas pu faire par nous-mêmes --- a été accomplie pour nous. Nous n'avons pas besoin d'essayer de nous élever vers la vie spirituelle par nos propres efforts: elle est déjà descendue à l'intérieur de la race humaine. Si seulement nous nous exposons au seul homme dans lequel elle était pleinement présente, et qui, bien qu'Il soit Dieu, est aussi vrai homme, Il le fera en nous et pour nous.»39 La venue du Christ a changé la donne du tout au tout, ainsi que l'objectif: il ne s'agit plus seulement de se libérer du péché, mais de réellement revêtir le Christ, pour devenir par Lui fils de Dieu comme Lui, devenir de «petits Christs». Le Fils de Dieu s'est fait homme, mais c'est une nouvelle sorte d'homme et une nouvelle sorte de vie qui commencent en Lui, que Lewis appelle Christ-life, ou encore, reprenant la terminologie néo-testamentaire, zôê, par opposition à la vie de l'ancien homme, bios. Cette nouvelle vie doit entrer en nous, et Lewis compare la propagation de la vie en Christ dans l'humanité à une «bonne contagion» : «si nous arrivons près de Lui nous l'attraperons», par le baptême, la foi et l'Eucharistie40.

Il s'agit bien, comme il a déjà été dit, d'une nouveauté totale, et non d'une amélioration de notre état actuel. Lewis fait plusieurs comparaisons instructives: pour qu'un cheval puisse voler, il ne lui suffit pas d'apprendre à sauter plus haut, il lui faut recevoir des ailes41; ainsi pour nous, il ne s'agit pas de devenir de plus en plus vertueux mais d'accueillir la vie du Christ. Une autre comparaison, empruntée à George MacDonald, présente Dieu faisant des travaux dans notre maison: voilà qu'Il commence à abattre des pans entiers de mur à grand fracas et à notre grand dam; en effet, Il ne Se contente pas d'une maison mais nous construit un palais. Notre état est aussi semblable à celui de soldats de plomb: il leur faut devenir vivants, et pour cela, accepter de perdre leur nature métallique42. Revêtir le Christ, c'est Lui abandonner toute notre personnalité, tout notre ancien moi, même dans ce qu'il pouvait avoir d'apparemment innocent: tout attachement à notre nature précédente nous empêche de marcher vers la perfection. Dans la nudité et la disponibilité où nous serons alors, le Christ pourra nous communiquer Sa vie.

L'abandon de l'ancien moi passe par une participation au sacrifice du Christ, qui peut s'accomplir dans les plus grandes comme les plus petites choses, «du plus cruel des martyres jusqu'à une soumission de la volonté dont les signes extérieurs ne se distinguent en rien des fruits ordinaires de la tempérance»43. C'est bien sûr notre volonté qui doit choisir de se soumettre au Christ, mais c'est toujours Lui qui agit en nous; le paradoxe classique du salut par soi ou par Dieu est résumé dans cette phrase de saint Paul, reprise et commentée par Lewis: «Travaillez à votre salut dans la crainte de Dieu et en tremblant... Car c'est Dieu qui travaille en vous.»44 Si Dieu n'est pas avec nous, tous les efforts que nous pourrons faire seront vains. Dans VDT, l'ex-insupportable cousin Eustace, changé en dragon par sa propre faute, tente de se défaire de sa peau reptilienne mais, celle-ci enlevée, une autre apparaît en-dessous, et ainsi plusieurs fois de suite, jusqu'à ce qu'il décide de laisser Aslan l'enlever pour lui. «Ça m'a fait plus mal que tout ce que j'avais jamais subi»45, raconte-t-il, mais ce n'est qu'alors qu'il a pu redevenir lui-même.

Lorsque Lewis écrit que tout doit mourir avant de ressusciter, il entend littéralement les deux parties de la proposition. L'illustration la plus forte de ce principe se trouve dans GD, où un homme affecté d'un défaut qui le domine et lui rend la vie impossible (il s'agit apparemment de la luxure), représenté par un affreux lézard loquace perché sur son épaule, discute avec un ange (ou équivalent) qui lui propose tout simplement de tuer le lézard. L'homme tente de temporiser, demande s'il n'y aurait pas une méthode plus progressive et moins brutale; le lézard lui souffle que sans lui il ne sera plus réellement un homme --- mais, l'ange ayant insisté sur le fait qu'il n'y avait pas d'autre moyen, l'homme finit par accepter en serrant les dents. L'«opération» semble lui faire extrêmement mal, mais le cadavre du lézard se change en un puissant cheval qui emporte sur son dos son ancien esclave, devenu son maître, vers les montagnes46. Le cheval représente bien sûr l'énergie du désir, dont la luxure n'était que la forme pervertie, mais qui ne pouvait retrouver sa forme première que par une véritable mort, car elle est faite pour être l'instrument de l'homme et non son tyran.

Notre rédemption a donc été accomplie, mais elle nécessite par définition la participation de notre volonté puisque c'est elle qui est atteinte; Dieu est donc toujours à l'affût de l'occasion où il pourra nous faire sortir de notre enfermement et revenir à Lui --- Lewis décrit ainsi dans SJ la série d'événements qui l'ont conduit à la conversion comme une sorte de piège tendu par Dieu. The Problem of Pain tourne autour de l'idée que le rôle de la souffrance est de nous forcer à reconnaître que notre état est insatisfaisant et à tourner les yeux vers ce Dieu auquel, peut-être, nous ne penserions même jamais si ce monde était confortable --- Dieu qui est le seul véritable bonheur pour l'homme. L'amour de Dieu pour nous est allé jusqu'à faire à notre place la partie la plus difficile de la rédemption, et Il ne nous laissera jamais en paix tant qu'il y aura en nous quelque chose qui peut être sauvé --- ce que nous sommes incapables d'apprécier par nous-mêmes: par exemple «ceux qui haïssent la bonté en sont parfois plus proches que ceux qui y sont complètement étrangers et pensent qu'ils l'ont déjà»47. Le Credo nous enseigne que le Christ est descendu aux enfers mêmes --- et Lewis semble prendre la chose plus littéralement que l'Église catholique48: leur dernière chance est donnée aux âmes perdues car le Verbe de Dieu est descendu chez eux. Certains l'entendront, d'autres non. Quel que soit l'état de notre âme, si profond que soit enraciné notre péché, nous pouvons, dès maintenant, à cet instant, nous abandonner au Christ et Le laisser nous sauver. «Aucune âme qui désire sérieusement et constamment la joie49 ne la laissera jamais passer. Ceux qui cherchent trouvent. À ceux qui frappent, on ouvre.»50 Nous n'avons qu'un pas à faire, et la possibilité ne nous en sera pas laissée éternellement. C'est maintenant qu'il nous faut choisir.

S.R.

Cet article n'est que la première partie d'un texte que j'ai jugé trop déraisonnablement long pour être publié d'un seul tenant dans ce numéro déjà fourni. La seconde partie , portant sur l'enfer et le Paradis --- toujours dans l'oeuvre de C. S. Lewis --- paraîtra, c'est promis, dans le prochain numéro.

Bibliographie



Essais apologétiques:





Autobiographie:





Fiction démonstrative:





Fiction «spatiale» (Scribner 2003; trad. française en un volume:
La Trilogie cosmique, Âge d'homme 1997):





Fiction pour enfants (Collins 2001; trad. française: Gallimard jeunesse 2001, 2002), connue sous le nom général de «Chroniques de Narnia»:


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