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De la Ville grise à la grande Danse

Le Salut dans l'oeuvre de C. S. Lewis (II)

Sébastien Ray

«Je te propose de choisir entre la vie et la mort, entre la bénédiction et la malédiction. Choisis donc la vie, pour que vous viviez, toi et ta descendance, en aimant le Seigneur ton Dieu, en écoutant Sa voix, en vous attachant à Lui; c'est là que se trouve la vie, une longue vie sur la terre que le Seigneur a juré de donner à tes pères, Abraham, Isaac et Jacob.» --- Dt 30 19--20.


La première partie de cet article est parue dans le précédent numéro de Sénevé1. Je m'abstiens donc des remarques biographiques et autres qu'on trouvera au début l'article précédent, en m'excusant auprès des lecteurs qui me prennent en cours de route --- et à qui quelques références du présent article échapperont sans doute. Je reproduis toutefois la bibliographie, un peu augmentée, en page ??; on y trouvera les abréviations utilisées pour les différents ouvrages cités. La traduction des citations est, à nouveau, de ma main.

Nous avons vu dans l'article précédent comment l'écrivain Clive Staples Lewis a rendu dans ses écrits l'histoire du salut de l'humanité: enfermée dans son péché par la faute de ses premiers parents, elle est sauvée par le Christ, qui, assumant pleinement notre nature humaine et S'offrant parfaitement au Père en S'exposant aux souffrances et à la mort, a rendu le salut, le retour à Dieu, accessible à tous les hommes. Je terminais en disant que l'homme individuel doit encore s'approprier le salut gagné par le Christ: nous avons donc un choix à faire, dont la possibilité s'exerce à chaque instant, entre le refus de Dieu et la mort qui s'ensuit inévitablement d'une part, et le choix de Dieu et l'entrée dans la Vie qu'Il nous a préparée d'autre part. Cette alternative joue un grand rôle dans l'oeuvre de Lewis, où sont abondamment illustrés le néant et l'Être, l'enfer et le Paradis.

L'enfer

L'urgence de la conversion est soulignée chez Lewis par le risque de la damnation, dont aucun d'entre nous ne peut prétendre être exempt. L'idée qu'il a de l'enfer, exposée principalement dans PP 8 et dans tout GD, est assez peu classique mais n'est pas pour autant en contradiction avec l'enseignement orthodoxe2. L'influence de Charles Williams, écrivain rencontré en 1939, et surtout de son roman Descent into Hell (1937), a manifestement été déterminante dans la formation de cette vision de l'enfer.


«Il n'y a pas de doctrine que je retirerais plus volontiers du christianisme», écrit Lewis. Il est néanmoins convaincu que la possibilité de l'existence de l'enfer et sa pérennité sont des conséquences logiques du don irrévocable de la liberté humaine. Écartant ce qu'il appelle le «christianisme dilué»3, pour lequel «il y a un bon Dieu dans le ciel et tout va bien --- laissant de côté toutes les difficiles et terribles doctrines sur le péché, l'enfer, le diable et la rédemption», Lewis constate simplement que «si le bonheur d'une créature réside dans l'abandon de soi, nul autre qu'elle ne peut l'accomplir... et elle peut refuser»4. Dieu a sauvé le monde, mais quant aux âmes dans leur individualité, leur salut ne dépend plus que d'elles. La liberté de l'homme et sa distinction d'avec son Créateur sont tellement grandes qu'il peut en effet décider de rester esclave de lui-même et mettre ainsi en échec le plan que Dieu avait préparé pour lui.

Comment peut-on en arriver à une telle extrémité que l'on puisse refuser le bonheur que Dieu nous promet? La damnation, lorsque nous en acceptons l'idée, nous apparaît en effet comme un état réservé aux âmes exceptionnellement mauvaises, qu'une perversion sans nom empêche de se tourner vers la Source de toute vie. Lewis ne partage pas cette vue: la damnation peut être la conséquence d'un état d'esprit que nous considérerions comme anodin voire légitime. Cette idée est abondamment illustrée dans The Great Divorce, qui raconte un rêve où Lewis se retrouve dans un bus qui emmène, sur le principe du refrigerium de Prudentius5, les âmes de la Ville Grise, sorte de pré-enfer, à la «Vallée de l'ombre de la Vie», antichambre du Paradis que l'on peut voir comme un purgatoire. Là, elles sont accueillies par des bienheureux --- généralement d'anciennes connaissances terrestres --- qui tentent de les persuader d'aller vers les montagnes6. Mais de toutes les conversations auxquelles Lewis nous fait assister, bien peu se terminent par une conversion: certains ont peur de la réalité du Ciel, qui, étant une réponse définitive, serait stérilisante pour l'intellect; d'autres trouvent qu'on les traite de haut et refusent qu'on leur fasse la charité7, ou, par amour-propre, refusent de se rendre dans un lieu tellement public qu'il n'y a plus aucun secret.



Le cas le plus triste est celui d'une mère tellement possessive qu'elle ne voit Dieu que comme un moyen de pouvoir accéder à son fils, décédé jeune et qui l'a précédée dans les montagnes. Son bienheureux de frère a beau lui expliquer que sa relation à Dieu est première, et que «Lui aussi aime, Lui aussi a souffert, Lui aussi attend depuis longtemps», la femme, qui se réclame de l'amour maternel comme du plus élevé des sentiments --- nous voyons ici revenir le totalitarisme des instincts intrinsèquement indifférents ---, persiste à réclamer ses droits sur son fils8. Comme George MacDonald9 l'explique à Lewis, qui joue le rôle du lecteur en posant nos questions, le problème de cette femme n'est pas un excès d'amour, mais un défaut: elle sacrifierait le bonheur de son fils à la satisfaction de son instinct maternel. Bref, «il y a toujours quelque chose qu'ils tiennent à garder même au prix de leur bonheur»10. Le moindre reste de fierté, de possessivité, d'amour-propre, de pédanterie intellectuelle, peut, si elle s'y accroche, empêcher une âme d'entreprendre le difficile chemin vers les montagnes, et la pousser à prendre le bus du retour. Dieu ne la sauvera pas malgré elle, ce serait un non-sens.

L'enfer est un état d'esprit, un enfermement volontaire mais par sa nature même définitif, car il rend incapable de recevoir le bien. La meilleure illustration qu'en donne Lewis est le cas des nains sceptiques dans The Last Battle: ayant décidé de ne plus croire en rien, ils persistent, se retrouvant de façon inattendue dans un lumineux jardin, à se croire dans une étable obscure. Lorsqu'on leur donne à manger, ils prennent les mets les plus délicats et les meilleurs vins pour du foin et de l'eau croupie. De même l'oncle Andrew dans MN se rend incapable de comprendre le langage pourtant parfaitement humain des animaux de Narnia --- «L'ennui, quand on essaye de se faire plus stupide que l'on est, est que très souvent on y parvient.»11 «Ô fils d'Adam, comme vous vous défendez habilement contre tout ce qui pourrait vous faire du bien!», commente Aslan12. Dans la Ville Grise de GD se trouve... Napoléon, qui ne peut penser à rien d'autre qu'à ses défaites: «C'est la faute de Soult. C'est la faute de Ney. C'est la faute de Joséphine», ne cesse-t-il de se répéter en faisant les cent pas. Ce genre de personne ne songe même pas à prendre le bus pour le Ciel; et de ceux qui y vont, beaucoup sont du genre revendicateur, y cherchant «leurs droits» ou bien (dans le cas d'un artiste raté) la reconnaissance de leurs talents... «Le problème n'est pas que Dieu vous refusera l'admission dans Son monde éternel si vous n'avez pas certaines qualités; le problème est que si les gens n'ont pas en eux au moins le commencement de ces qualités, alors aucun environnement externe ne pourrait former pour eux un ``paradis''.»13



Danse macabre

À la suite de Charles Williams, Lewis va plus loin dans sa description de l'enfer: le damné finit par rejeter tout ce qui n'est pas lui-même14: la mort retire alors le dernier contact avec l'altérité et l'âme se retrouve dans la solitude qu'elle s'est construite dans sa haine du différent. On voit ainsi dans MN la reine Jadis, menacée de défaite dans une guerre civile, utiliser en dernier recours le «Mot Déplorable», qui détruit tout être vivant sauf celui qui le prononce, et rester seule au milieu des ruines, satisfaite d'avoir conservé une royauté qui ne s'exerce plus sur personne; de même, la Ville Grise de GD s'étend et se dilue car les habitants, ne supportant pas leurs voisins, vont s'installer toujours plus loin. En effet, les damnés se haïssent entre eux au plus haut point: SL, HS et LB représentent des abominations tramées par les «méchants» contre leurs alliés... Et bien sûr, le Ciel, du fait de son objectivité extérieure, est une horreur pour ceux qui n'acceptent qu'eux-mêmes, c'est pourquoi l'enfer cherche à s'étendre, à engloutir dans le néant l'insupportable réalité du Paradis. Cela explique l'action de Satan dans le monde, que Lewis prend très au sérieux; il semble même à plusieurs reprises lui attribuer le rôle de «bourreau» des damnés, reprenant ainsi une vieille thèse des Pères15; ainsi la Sorcière blanche de LWW a-t-elle des «droits» sur les traîtres, et le démon Tash, dans LB, emporte le cynique Rishda Tarkaan en enfer comme sa «proie légitime», selon les mots mêmes d'Aslan --- mais encore une fois, il faut se garder de prendre trop à la lettre les Chroniques de Narnia.

Ayant dressé un tableau effrayant de la damnation, Lewis s'emploie néanmoins à montrer que l'enfer est petit et sans importance par rapport au Paradis de Dieu. «Toute la difficulté que nous avons à comprendre l'enfer vient de ce qu'il est si proche du Rien»16, explique MacDonald. L'idée est illustrée par une phrase de la Dame de Perelandra: «Sortir de Sa volonté, c'est entrer dans le nulle-part.» L'enfer n'est défini qu'en négatif par rapport au Paradis, il est «les ténèbres extérieures» où «l'être s'efface dans l'inexistence»17. En ce sens, l'enfer n'a pas de «dimensions»: dans GD, MacDonald explique que la Ville Grise, si grande qu'elle paraisse lorsqu'on s'y trouve, est trop petite pour être vue par rapport au Paradis, le voyage de l'une à l'autre étant en fait un changement de taille. Le moindre bien au Ciel est plus grand que tout l'enfer, car «le mal ne peut même pas parvenir à être aussi mauvais que le bien est bon»18. C'est pourquoi, dit-il, nul ne peut aller en enfer secourir les âmes perdues; seul le Christ, dans Sa grandeur, peut Se faire assez petit pour les y rejoindre.

L'idée gênante que les bienheureux se réjouissent en Paradis pendant que les damnés souffrent en enfer19 est pour Lewis une illusion d'optique: l'enfer n'est pas éternel au même sens que le Paradis: il s'agit d'une fin, d'une disparition de l'être, alors que le Paradis est tout le contraire. L'enfer, dans l'idée de Lewis, aboutira à la destruction: la faible lumière qui donne son nom à la Ville Grise finira par s'éteindre complètement alors que sur les Cieux se lèvera le Jour. Il serait injuste que les bienheureux puissent souffrir à cause de l'absence des damnés, car alors ceux-ci auraient le dernier mot: «L'enfer pourrait mettre son veto au Paradis.» La forme purement humaine de la pitié, celle qui n'est que faiblesse et que les mauvais utilisent comme une arme pour faire du chantage aux bons, sera détruite, et la joie des bienheureux sera parfaite: «Notre lumière peut engloutir vos ténèbres, mais vos ténèbres ne peuvent plus infecter notre lumière.»20 Voilà qui n'est pas complètement satisfaisant pour l'imagination, mais constitue une tentative intéressante, et assez originale à notre époque21, de dépasser une vision certainement trop sentimentale du problème posé par la possibilité de la permanence de l'enfer dans un univers racheté, étant sauve la miséricorde.

Ce qui précède peut donner l'impression d'une vision très pessimiste du destin ultime de l'humanité, et il est vrai que Lewis insiste très fortement sur la possibilité réelle de la damnation, mais cela ne doit pas éclipser la puissance de la Grâce par laquelle les âmes les plus perdues peuvent retrouver le chemin du Père. Tant qu'un homme reste un être humain, il garde un germe de bien en lui, et la puissance de la Résurrection est telle que son salut est encore possible, quelle que soit l'épaisseur du mal qui obscurcit son âme. Dieu, qui veut qu'aucun homme ne se perde, fera tout pour que Sa Grâce soit victorieuse en chaque homme. Mais la liberté humaine serait une illusion si l'on ne pouvait affirmer que l'homme, fini, peut, à l'extrême limite de l'auto-esclavage du péché, résister même à l'infinité de la Grâce au point d'anéantir Dieu en lui, d'éteindre sa propre humanité, rendant définitivement vaine toute rédemption.

L'enfer semble être une défaite de Dieu et de Sa toute-puissance, et en un sens, dit Lewis, il l'est: ce Dieu «si miséricordieux qu'Il devient homme et meurt sous la torture pour détourner Ses créatures de cette ruine finale... semble néanmoins, quand ce recours héroïque échoue, ne pas vouloir, ou même ne pas pouvoir, empêcher cette ruine par la force»22. Mais cette défaite n'est que le signe du prodigieux miracle par lequel Dieu, seul être subsistant par Lui-même, a créé des âmes tellement distinctes de Lui qu'elles ont en effet la possibilité de Lui résister de manière permanente, et qui donc, si elles Le choisissent, peuvent L'aimer en toute liberté.

Lewis ne parle pas de l'enfer par curiosité malsaine ni pour le plaisir de faire peur, mais pour que nous nous rendions compte de l'enjeu de notre vie présente. Il ne faut pas penser à la damnation des autres, mais à la possibilité de la nôtre, car, comme dit Screwtape, «la route la plus sûre pour l'enfer est la route progressive --- la pente légère, douce sous les pieds, sans virages brusques, sans bornes kilométriques, sans panneaux de signalisation.»23 Nous avons l'effrayant pouvoir de tuer en nous le bien, peut-être sans même nous en rendre compte, et il n'est pas exagéré d'affirmer que ce sont nos actes d'aujourd'hui qui peuvent nous conduire à l'enfer ou nous l'éviter.

Les deux voies

Il nous est difficile d'accepter cette idée de choix définitif entre la perdition et la Vie éternelle, car, vivant dans le temps, nous avons l'impression que tout peut toujours être réparé, qu'il y a toujours moyen de trouver un compromis, d'accéder à ceci tout en gardant cela. Il s'agit pour Lewis d'une «erreur désastreuse», et c'est à principalement à elle que s'attaque The Great Divorce, le divorce étant celui du Paradis et de l'enfer, éternellement incompatibles. «Il n'y a finalement que deux sortes de gens: ceux qui disent à Dieu ``que Ta volonté soit faite'', et ceux à qui Dieu dit finalement ``que ta volonté soit faite''»24, résume MacDonald. GD s'ouvre d'ailleurs par une citation du vrai George MacDonald: «Non, il n'y a pas d'échappatoire. Il ne peut y avoir de ciel avec une parcelle d'enfer dedans --- de projet de garder dans notre coeur ou dans nos poches telle ou telle chose relevant du diable. Satan doit sortir, jusqu'au dernier cheveu et à la dernière plume!»25

Le choix est devant nous, les deux voies s'ouvrent à nos pieds. Le christianisme met en évidence le présent, le point critique où le choix s'accomplit, la croisée des chemins. C'est en ce moment que nous choisissons entre la mort et la vie. Il est inutile de temporiser: «Il n'y a pas d'autre jour. Tous les jours sont présents maintenant.»26 Il s'agit d'une urgence pressante, car le temps est compté. Le Seigneur reviendra, et à ce moment il n'y aura plus de choix possible.

À quoi servira-t-il de dire que vous êtes de Son côté lorsque vous verrez tout l'univers naturel s'évaporer comme un rêve et quelque chose d'autre --- quelque chose que vous n'auriez jamais pu concevoir --- arriver dans un terrible vacarme, quelque chose de si beau pour certains et de si terrible pour les autres qu'il ne restera plus de choix à aucun d'entre nous? Car cette fois ce sera Dieu sans voile, quelque chose de si écrasant que chaque créature sera frappée soit d'amour irrésistible soit d'horreur irrésistible. Il sera trop tard pour choisir son côté... Nous découvrirons alors quel côté nous avons choisi. C'est maintenant, aujourd'hui, en ce moment, que nous pouvons choisir le bon côté. Dieu patiente pour nous donner cette chance. Cela ne durera pas éternellement. C'est à prendre où à laisser.27
Le jugement dernier dans LB se passe ainsi de manière très simple: les bêtes parlantes de Narnia passent devant Aslan, et certaines d'entre elles en le regardant prennent une expression horrifiée qui, finalement, leur fait perdre la conscience et le don de la parole, et partent à gauche dans les ténèbres, tandis que les autres «l'aim[ent], bien que certaines [aient] en même temps très peur» et entrent, à droite, dans le Jardin. Chacun se rappellera la parabole évangélique correspondante. Nous ne devons pas oublier, si terrible que nous paraisse ce jugement, qu'il est la manifestation de la bonté de Dieu qui vient remettre les choses à leur juste place: ainsi l'immense joie qui parcourt le livre de l'Apocalypse résonne lorsque, dans GD, arrive enfin «le lever du soleil qui abat le Temps avec des flèches d'or et met en fuite toutes les formes fantomatiques», tous s'écriant: «Dormeurs, réveillez-vous! Il vient!»28

La Vie éternelle

Alors que les damnés s'en vont vers le lieu qui «a été préparé pour le diable et ses anges», les bienheureux sont accueillis dans «le Royaume qui [leur] a été préparé depuis la fondation du monde»29: s'il est si difficile de parler de l'enfer, c'est qu'il ne s'agit pas d'un lieu fait pour l'homme, alors que le Paradis est le domicile naturel de l'homme, qui n'est en ce monde qu'en exil. Notre salut n'est pas dirigé vers un bien abstrait mais vers un Royaume des plus concrets, dont notre auteur a essayé à plusieurs reprises de donner une idée, tout en étant conscient que ses mots restent infiniment en-dessous de la réalité qui nous attend.

Le Nouveau Testament nous promet explicitement une nouvelle création, et celle-ci, comme nous l'avons dit, a déjà commencé en Christ ressuscité. Il ne se contente pas de réparer les conséquences désastreuses de la Chute: Il donne à ceux qui Le suivent dans Sa mort et Sa résurrection infiniment plus que ce qu'avaient reçu nos premiers parents avant de pécher. «Après une chute, non pas un redressement, mais une nouvelle création. De la nouvelle création, non une troisième, mais le mode du changement lui-même est changé pour toujours», s'exclame assez mystérieusement quelqu'un à la fin de PA. Car après que Dieu Lui-même est passé par la mort, rien ne saurait être inchangé, et ceux qui ont participé à Son sacrifice sont des hommes complètement renouvelés. L'inclination au mal a disparu dans le tombeau vide: «Tu ne peux plus vouloir de mauvaises choses, maintenant que tu es passé par la mort.»30 Les interdictions de l'ancien monde sont obsolètes, et le Paradis est véritablement «le pays où tout est permis»31, où les dons de Dieu, immérités de l'homme, sont cependant --- ou pour cette raison --- à prendre gratuitement par celui qui les demande.

«Rien ne nous permet d'affirmer que... la vie éternelle ne sera pas aussi la mort éternelle32.» La phrase est surprenante, mais elle signifie simplement que le Paradis ne consiste pas à chantonner en jouant de la harpe, mais intègre complètement le «système du don de soi» qui est la loi ultime de la Création renouvelée: «chaque âme... sera éternellement occupée à donner à toutes les autres ce qu'elle a reçu.» On trouve une belle image du don de soi dans GD, où Lewis se trouve face à un ange sous l'apparence d'une chute d'eau, qui «se versait perpétuellement vers la forêt en contrebas avec une joie puissante.»33

En particulier, tout attachement à soi comme soi a disparu des créatures rachetées. L'humilité véritable n'est pas d'avoir une mauvaise opinion de soi mais de cesser de penser à soi. Ainsi, nous pouvons considérer nos propres oeuvres en vérité: «Vous les appréciez exactement comme si elles étaient celles d'un autre: sans fierté et sans modestie.»34 Ransom, qui vient de sauver Perelandra de la Chute35, s'entend dire: «Cette oeuvre n'est pas la tienne. Tu n'es pas grand... Sois rassuré, petit, dans ta petitesse. Il ne t'accorde pas de mérite. Reçois et sois heureux.» De même pour nos péchés passés: nous n'en serons plus stérilement attristés, nous ne tenterons plus de nous en justifier, mais nous deviendrons «l'humanité parfaite qui porte pour toujours la honte, se réjouissant de l'occasion qu'elle a donnée à la compassion de Dieu de se manifester, et heureuse que cela soit connu de tout l'univers.»36 Le centre d'intérêt de la créature sauvée n'est plus en soi mais en Dieu seul, et c'est pourquoi

là, tous sont entièrement remplis de ce que nous appellerions la bonté, comme un miroir est rempli de lumière. Mais ils ne l'appellent pas bonté. Ils ne l'appellent pas du tout. Ils n'y pensent pas. Ils sont trop occupés à regarder la source dont elle vient.37
Le Paradis n'est donc pas, comme on l'entend souvent, une récompense à gagner qui nous rendrait intéressés dans nos efforts pour l'atteindre. «Le Ciel n'offre rien qu'une âme mercenaire puisse désirer.»38 Tout est purement gratuit et n'a rien à voir avec nos mérites personnels, qui sont, de toute façon, nuls. Dieu n'a pas besoin de nous dans Sa demeure, pas plus que nous n'y sommes nécessaires aux autres créatures bienheureuses. Nous n'y serons que par pure grâce. «Nous n'aurons plus besoin l'un de l'autre: nous pourrons commencer à aimer vraiment.»39 Chaque être dans son unicité est infiniment utile à la Création dans son ensemble, et en même temps est infiniment superflu à Dieu dans Sa grandeur40.

«L'enfer est un état d'esprit... mais le Paradis n'est pas un état d'esprit. Le Paradis est la réalité elle-même. Tout ce qui est pleinement réel est céleste.»41 Lewis imagine dans GD que le Ciel est tellement réel que les gens qui arrivent de la Ville Grise y apparaissent comme des fantômes transparents, qui n'ont même pas assez de poids pour courber les brins d'herbe sous leurs pieds. Le monde ancien est «le pays des ombres» (Shadowlands), qui n'est qu'un reflet de la réalité inébranlable qui nous attend («tout cela est dans Platon», comme dit le Pr. Kirke, cf. LB). Ce monde passera, mais nous n'aurons pas à le regretter, car tout ce qu'il contient de bon et de beau se retrouvera, en plus vrai, dans le Royaume, tout comme Narnia, disparue sous les eaux dans LB, et qui n'était que l'ombre d'une réalité parfaite. La «joie» lewisienne, le désir parfois éveillé dans le coeur de l'homme dans l'ancien monde, trouvera là son accomplissement, car elle est le signe que nous ne sommes pas à notre place, que nous ne sommes même pas réellement nous-mêmes. Notre véritable demeure est auprès de Dieu, et «notre vraie personnalité nous attend en Lui»42. C'est dans l'unité du Christ que nous découvrirons à quel point Il nous a faits différents, car notre relation à Lui sera particulière, de même que la lumière met en évidence les différences parce que chacun y réagit différemment. «Chacun des rachetés connaîtra et louera pour toujours un aspect de la beauté divine mieux que toutes les autres créatures. Pourquoi les individus furent-ils créés, sinon pour que Dieu, les aimant tous infiniment, aime chacun différemment?»43



Retable d'Issenheim --- le Christ réssucité

Cette idée de «l'union plutôt que l'uniformité» revient souvent: au contraire de l'union panthéiste, être un avec Dieu signifie devenir pleinement soi-même. Lewis s'émerveille du miracle que constituent des êtres séparés de Dieu, capables d'accomplir Sa volonté d'eux-mêmes, non comme des pantins: des images de Dieu, qui deviendront enfants de Dieu et participeront à la Vie divine, tout en restant, et même en devenant par là, des individus «glorieusement différents». L'idée de hiérarchie céleste lui est complètement naturelle, la fierté et l'humiliation n'ayant aucun sens dans ce contexte: «Ainsi chacun est également au centre, et nul n'y est en étant égal, mais certains en donnant la place et certains en la recevant, les petites choses par leur petitesse et les grandes par leur grandeur.»44

Nous voyons donc que, même si le retour du Christ est souvent qualifié de «fin du monde», cette expression ne doit pas nous amener à penser que la Vie éternelle ne serait qu'un épilogue à une histoire qui se terminerait là. Au contraire, les écrits de Lewis sur le Paradis insistent sur le fait que la Parousie marquera, non la fin de tout, mais le commencement. L'histoire que nous connaissons n'est que le prologue, conséquence d'un faux départ de l'humanité; le second avènement du Christ marquera l'accomplissement de notre rédemption, et alors pourront commencer notre véritable vie et notre véritable histoire. La fin de LB n'est pas une conclusion de l'histoire de Narnia, mais une introduction: les personnages voyagent vers l'intérieur du nouveau monde, mais chaque monde en contient dans son centre un autre qui s'avère être encore plus grand et beau que celui qui l'entoure.



Enfin ils arrivaient au début du chapitre premier de la Grande Histoire que nul sur terre n'a lue, qui continue éternellement, où chaque chapitre est meilleur que le précédent.


Cette histoire éternelle, cette harmonie parfaite dans une diversité infinie, est appelée à plusieurs endroits «la grande Danse»45. Le superbe dialogue laudatif de la fin de PA en donne une bonne idée, et en est, en fait, une préfiguration, rappelant le «saint, saint, saint» des séraphins46; il est peut-être sur ce point plus parlant que la difficile vision qui le suit, où il est question de la centralité du moindre élément dans l'ensemble et de la gloire de la subordination, de la petitesse de ce que nous croyons grand et de la grandeur de nos détails, de la complexité inimaginable de la Création s'effaçant devant l'incompréhensible simplicité du Créateur... Les mots manquent ici à notre auteur (même si à mon avis il s'en sort bien); mais il ne s'agit pas de s'égarer dans des sphères de toute façon encore bien trop élevées pour notre compréhension, mais d'y mettre en perspective notre vie présente, qui doit tendre tout entière vers la seule réalité, la création nouvelle qui a surgi en notre monde fatigué et qui finira par le faire éclater comme une vieille outre.

Un regard sur notre histoire

Lewis voit le Salut de l'humanité et l'ensemble du plan de Dieu comme une «histoire» (story), une sorte de drame dont nous serions les personnages et dont Il serait l'auteur, à ceci près que les personnages sont réellement libres, et surtout que l'Auteur s'est fait Lui-même personnage. Cette vision des choses permet de mieux comprendre le mystère de la Providence, qui n'est pas surprise par le mal qui dérangerait ses plans, mais l'intègre pour la plus grande gloire de Dieu dans un plan plus grand que nous ne pouvons l'imaginer. «Le bien, descendant de Dieu, est perturbé par le mal montant des créatures, et le conflit qui en résulte est résolu par Dieu qui assume Lui-même la nature souffrante produite par le mal»47, résume-t-il. Le bien est tellement plus puissant que le mal, qui n'est que néant, que celui-ci ne fait finalement que contribuer malgré lui à un triomphe plus parfait de celui-là. Bien sûr, ceci ne doit pas nous faire oublier que le mal est mal: le bien qui aurait résulté d'une bonne action est définitivement perdu lorsqu'une créature refuse de l'accomplir. Weston, le tentateur de Pelerandra, rappelle que c'est la Chute qui a valu à l'homme l'Incarnation de son Sauveur48, mais Ransom lui réplique que tous n'en ont pas retiré du bien --- à commencer par Weston lui-même, ou plutôt Satan qui parle par lui. Ce n'est pas parce que Dieu a pu, par Sa propre souffrance, réparer et dépasser la faute de nos parents que celle-ci était un bien. «Bien que la guérison de ce qui fut blessé et le redressement de ce qui fut tordu soit une nouvelle dimension de la gloire, ce qui est droit n'a pas été fait pour être tordu, ni l'ensemble pour être blessé.»49

La victoire finale du bien est telle que toute l'histoire individuelle des sauvés participe de leur Vie éternelle: «La terre, si elle est mise après le Ciel, [s'avèrera] avoir été depuis le début une partie du Ciel lui-même.»50 Toutes les souffrance que le bienheureux a connues pendant sa vie terrestre seront glorifiées au point qu'il en louera le Seigneur. Lewis voit en effet la Vie éternelle, non comme une continuation de la vie terrestre, mais comme une extension de celle-ci, de même qu'un solide par rapport à une ligne. La ligne est de notre responsabilité, la grâce de Dieu fait le solide. Ainsi, pour les rachetés, «le bien est tout et le Ciel partout», mais cela ne doit pas nous faire croire, d'où nous sommes, que tout est bon. Car de même, le damné voit sa vie terrestre même comme une simple région de l'enfer, et sa damnation infecte toute son histoire51. «Le bien comme le mal, arrivés à maturité, deviennent rétrospectifs.»52

Il n'est pas évident de comprendre précisément comment fonctionne la liberté humaine. Comme l'explique le MacDonald de GD, nous ne la voyons qu'à travers les lunettes du temps, qui n'en sont qu'une apparence; mais dès lors que nous tentons de penser le temps d'un point de vue éternel, la liberté nous échappe --- c'est l'origine des controverses sur la prédestination. La liberté de l'homme dépasse le cadre temporel, mais «nous ne pourrons comprendre les relations du choix avec le temps que lorsque nous serons au-delà des deux»53. Soucieux de ne pas prendre position dans les querelles confessionnelles, Lewis évite ainsi de trancher entre la vision catholique du purgatoire et la vision protestante pour laquelle «l'arbre tombe du côté où il penche» --- «elles sont toutes les deux justes, peut-être», commente vaguement MacDonald. Mais l'important n'est pas là: il ne s'agit pas de rêvasser sur les choix ultimes mais de faire maintenant les bons choix, car nous ne pouvons savoir ce qui dans l'éternité en dépend. Ransom se trouve ainsi, dans PA, avoir le sort de la planète entre ses mains. S'il n'agit pas, nul ne viendra le faire à sa place, sauf peut-être Dieu Lui-même, qui viendra réparer la nouvelle chute d'une façon plus inimaginable encore qu'Il ne l'a fait sur Terre; le brave professeur d'université se trouve ainsi dans le rôle de Pilate, le sort de Dieu même entre ses mains. Il lui faut agir. Nous ne devons pas considérer que ce genre de situation est sans rapport avec ce que nous vivons. Il n'y a pas de petite victoire ni de petite défaite dans la bataille du bien et du mal, car tout fonctionne par contagion, et notre comportement d'aujourd'hui pourra décider du salut ou de la perte de beaucoup.

Voilà qui est quelque peu inquiétant, mais ne nous mettons pas en peine: faisons la volonté de Dieu et «tout ira bien et toutes sortes de choses iront bien». Les écrits de Lewis ne sont dirigés que vers ce but: nous rappeler que nous avons à nous soucier du Royaume et de rien d'autre. Notre responsabilité devant Dieu ne doit pas nous écraser mais nous encourager, car devant lui nous ne sommes rien: qu'il me soit permis de donner une traduction bancale de très beau paragraphe qui termine The Problem of Pain:

Comme notre terre entre toutes les étoiles, ainsi sans doute sommes-nous, nous les hommes et nos préoccupations, au milieu de toute la création; comme les étoiles dans l'espace lui-même, ainsi sont toutes les créatures, tous les trônes et les puissances, les plus grands des dieux créés, devant l'abîme de l'Être qui existe par Lui-même, qui est pour nous Père et Rédempteur et Consolateur qui habite en nous, mais dont aucun homme ni aucun ange ne peut dire ni concevoir ce qu'Il est en Lui-même et pour Lui-même, ni ce qu'est l'oeuvre qu'Il «fait du début jusqu'à la fin»54. Car ils ne sont tous que choses dérivées et insubstantielles. La vue leur fait défaut et ils se couvrent les yeux devant l'intolérable lumière de la réalité absolue, qui était, est et sera, qui n'aurait jamais pu être autre, qui n'a pas de contraire.
S. R.

Bibliographie



Essais apologétiques:





Autobiographie:





Fiction démonstrative:





Fiction «spatiale» (Scribner 2003; trad. française en un volume:
La Trilogie cosmique, Âge d'homme 1997):





Fiction pour enfants (Collins 2001; trad. française: Gallimard jeunesse 2001, 2002, en cours de réédition), connue sous le nom général de «Chroniques de Narnia»:





Fiction mythologique:


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