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Apologie du mauvais larron

Jean-Robert Armogathe







L'auteur nous a communiqué cet article paru voici dix ans dans une (autre) prestigieuse revue chrétienne1.

La bonne presse a répandu les éloges du bon larron. On lui a même trouvé un nom, Dismas (on le fêtait le 25 mars au martyrologe). Tout est en place, dans l'Évangile, pour faire de lui une figure émouvante, héros de bon point pour école primaire. Tel Père de l'Église souligne: «Avant de penser à demander quelque chose pour lui, il se soucie de reprendre l'autre larron: c'est le comble de la charité.»2 Il morigène l'autre larron en vrai maître de morale: «Pour nous, c'est justice, nous payons nos actes...» Jusqu'à la mention du paradis que Jésus lui-même lui promet. On oublie alors, dans la foulée du pardon et dans les odeurs d'encens, les victimes possibles de ce criminel, les femmes violées, les enfants torturés. Gênés par cet aspect des choses, des Pères de l'Église ont parfois voulu voir en lui un résistant, un héros de son peuple. Voire. N'est pas Barabbas qui veut. Et le mot grec traduit par «larron» ou «brigand» n'a jamais été utilisé pour les résistants ou rebelles juifs. On ne m'enlèvera pas de l'esprit que les tragiques compagnons de souffrance de Jésus étaient, l'un comme l'autre, d'affreux gredins, qui ne valaient pas le bois pour les pendre.

Le mauvais larron, lui, a l'avantage de la franchise. Et sa clairvoyance va jusqu'à reconnaître l'identité réelle du condamné qui est près de lui: «N'es-tu pas le Christ?» Il tire de ce constat la conclusion qui s'impose: «Sauve-toi toi-même, et nous aussi.»

Encore est-il assez bon pour suggérer au Messie condamné de se sauver lui-même; après tout, d'autres avaient demandé des miracles à Jésus, il aurait tout aussi bien pu lui dire: «Si tu veux mourir, libre à toi. Mais sauve-nous, comme tu as libéré des possédés, guéri des aveugles ou pris en pitié la veuve de Naïm et ressuscité son enfant.»

Au catalogue des miracles de Jésus, il manque une réponse à la demande du mauvais larron. Le bon larron, lui, ne l'identifie pas comme Christ, mais il l'appelle Jésus et discerne qu'il est roi. Il espère encore dans un royaume à venir, et la traduction habituelle mérite d'être corrigée ici. Il dit bien: «Souviens-toi de moi quand tu viendras avec ton royaume» (et non pas, comme on traduit souvent: «Souviens-toi de moi quand tu seras dans ton royaume»). Le larron, Dismas, croit encore à la venue du royaume, il est bien le dernier, ce jour-là, à conserver cette espérance. Mais il avait peu de choix, au point où il se trouvait.

Jésus ne dit rien du mauvais larron, ou du moins, nos évangiles sont muets. Saint Marc et saint Matthieu disent que les bandits crucifiés avec lui l'insultaient, et saint Luc est le seul à rapporter cette étrange conversation. Certains Pères de l'Église ont compris que le bon larron fut d'abord, lui aussi, au nombre des insulteurs: il se serait ensuite converti. Saint Vincent Ferrier va même jusqu'à expliquer qu'il fut touché par l'ombre portée par la croix, tandis que le soleil tournait; d'autres ajoutent que la Vierge elle-même lui aurait désigné son Fils crucifié, comme on présente un crucifix aux mourants. Ce qui revient à faire de cette scène (les commentateurs n'y ont pas manqué) une illustration cruelle de la prédestination. Deux larrons pendent côte à côte: l'un est sauvé, l'autre damné. On peut difficilement mieux expliquer le mystère par l'inconnu, et éclairer les ténèbres de la grâce par celles de la réprobation. C'est bien autre chose que l'évangile de saint Luc, avec son habituelle économie dramatique, a voulu nous enseigner: entre la mise en croix et la mort de Jésus, dans la plus grande intensité de la narration, dans ce dialogue déconcertant se découvre le mystère de la Miséricorde.

Saint Dismas, le bon larron, devient confesseur de la foi, martyr même: sans doute, il a été mis en croix pour ses crimes, et non pas pour son attachement à Jésus, mais son appel à Jésus devient un acte public de reconnaissance, supérieur à la conversion de Marie Madeleine ou à celle de Pierre. On oublie ses forfaits, on va même jusqu'à imaginer qu'ayant entendu ses paroles, les juifs furieux se sont rués sur lui, pour lui briser les jambes et lui rendre l'agonie plus cruelle (il semblerait que le résultat fût plutôt d'accélérer la mort, ce qui, en l'occurence, était plutôt une grâce). Commentateurs et prédicateurs ne tarissent pas d'éloges sur lui: ils le font monter au ciel, et l'installent à la première place, sur le siège (vide) qu'occupait Lucifer! Laissons-le au paradis, qu'il a bien mérité pour son acte de contrition. Mais soucions-nous aussi de son congénère, celui que la tradition situe à la gauche du Christ. Il se trouvait du mauvais côté.

L'insulte du mauvais larron semble avoir consisté à poser le vrai problème, que le bon larron esquive: peut-on se contenter d'une morale de rétribution et de sanction? «Pour nous, c'est justice, nous payons nos actes; mais lui, il n'a rien fait de mal.» La première partie de la phrase est une sorte d'aveu, de repentir public. Cet acte peut bien sauver Dismas. Mais la seconde partie de la phrase montre qu'il reste dans des considérations de punition-récompense bien étrangères au drame humano-divin qui se déroule sous ses yeux.

Au moment où l'Innocent est mis à mort, cette vision traditionnelle de la rétribution morale est en effet soumise à rude épreuve. Précisément, ce qui est en train de se passer est le renversement de cette morale normée, l'éclatement de tout repère. Celui qui n'a rien fait a été condamné, le tout-innocent est exécuté comme un bandit. Si celui qui n'a rien fait est puni, peut-on encore dire qu'il est juste de punir les coupables? Le mauvais larron n'a-t-il pas lancé le bon appel? «Sauve-toi toi-même, et nous aussi»: car c'est bien ce que le Christ est en train de faire. Il est en train de sauver le mauvais larron, et nous avec lui. Il est précisément à l'oeuvre pour faire ce que le mauvais larron attend, et la morale de convention de Dismas, le bon larron, explose à jamais dans l'oubli. Étonnamment, Jésus sur la croix rend caduques les condamnations, comme si sa propre condamnation avait levé toute accusation, sur les justes comme sur les coupables.

Le bandit anonyme donne plus de souci aux théologiens que le pieux Dismas, c'est pourquoi on se garde d'en parler, ou on l'expédie vite en enfer. On l'écarte vite, parce qu'il est gênant. L'intelligence spirituelle doit pourtant, dans le christianisme, s'accommoder de l'inadmissible, du scandale de l'Innocent mis à mort, du scandale des coupables pardonnés. Celui qui est venu, non pour les bien-portants, mais pour les malades, celui qui est venu pour les pécheurs et non pas pour les justes, apporte peu, finalement, à Dismas. Il se borne à constater que le repentir du bon larron, joint à la punition de ses crimes par le jugement et son exécution, lui vaut d'être purifié et d'être immédiatement appelé au Royaume. Mais Jésus a infiniment plus à apporter à l'autre, au larron de gauche, le brigand anonyme. Parce qu'il est coupable, parce qu'il n'a pas compris, parce qu'il a fermé son coeur au repentir. Parce qu'il ne voit qu'une chose: il souffre, et Jésus aussi. Il veut être libéré, échapper à la souffrance que lui inflige la justice des hommes. Il fait appel, avec quelle urgence et quelle profondeur de coeur, à la toute-puissance de Dieu.

Dismas, lui, en appelle à la justice de Dieu: il en reçoit la juste récompense. Le mauvais larron ne peut que s'en remettre à la miséricorde. Il n'a rien compris d'autre que l'affreuse douleur qui le torture, son cri n'a pas d'autre motif que d'en finir. Et ce cri n'est pas un blasphème: ne reconnaît-il pas, dans la folle espérance qui l'étreint soudain, que son partenaire de douleur est peut-être le Christ? Si cela était vrai, tout pourrait changer et la mort pourrait reculer. Quelle foi implicite au fond de ce coeur aveuglé! La vérité de sa requête, attestée par l'angoisse de la mort toute proche, atteint jusqu'au coeur de Dieu, qui ne peut pas rester sourd à la souffrance d'un seul homme, fût-il le pire des criminels. Dieu seul peut pardonner ce que la mémoire des hommes ne réussit pas à oublier, et encore moins à absoudre. C'est l'enseignement du sacrement de pénitence, sa fonction prophétique et royale, et c'est bien pour cela, dans son lien aimant à l'eucharistie, que ce sacrement constitue comme le joyau secret de l'Église catholique, le lieu de libération, où Dieu atteint le fond de coeurs que la bonté des hommes n'était pas parvenue à sonder. Le mauvais larron nous contraint d'affronter ce mystère de Miséricorde: cela heurte notre sensibilité, cela blesse notre sens de la justice. Notre regard de myope est comme ébloui par ce mystère, dont l'intense lumière nous révèle que le coeur de Dieu est plus grand que notre coeur.

J.-R. A.



Le Mauvais Larron d'Antônio Francisco Lisboa.

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