Péché, Baptême et concupiscence
David Gilbert
La notion de concupiscence semble assez largement
méconnue, alors même que sa compréhension est fort utile dans la vie
chrétienne. Le langage courant a grevé ce terme d'une connotation
sensuelle qui tend à en faire oublier la profondeur théologique. Le combat
spirituel contre la concupiscence ne se limite pas à la lutte contre la
convoitise charnelle: tous les désirs que l'on qualifie de désordonnés
parce qu'ils témoignent d'un attachement aux créatures contraire à l'ordre
voulu par le Dieu Créateur procèdent de la même tendance au mal propre à
notre nature humaine blessée. «Au sens étymologique, la ``concupiscence''
peut désigner toute forme véhémente de désir humain. La théologie
chrétienne lui a donné le sens particulier du mouvement de l'appétit
sensible qui contrarie l'oeuvre de la raison humaine. L'apôtre saint
Paul l'identifie à la révolte que la ``chair'' mène contre l'``esprit''.
Elle vient de la désobéissance du premier péché. Elle dérègle les facultés
morales de l'homme et, sans être une faute en elle-même, incline ce
dernier à commettre des péchés.»1
Le rapport établi ici entre concupiscence et «premier péché» ou péché
originel nous invite, pour mieux comprendre cette notion, à méditer sur
cette vérité de la foi qu'un certain jésuite a brusquement remise à la
mode dans les discussions talas depuis le début de ses conférences
bibliques en nos murs. Le Baptême, en signifiant et en réalisant notre
incorporation au Christ mort et ressuscité pour nous, efface ce péché
originel, mais les conséquences de ce péché et notamment, ce qui nous
intéresse plus particulièrement ici, l'inclination au mal demeurent en
notre nature. La vie chrétienne est un combat incessant contre cette
tendance, pour lequel le Seigneur nous donne, dans les sacrements de Son
Église, de véritables armes spirituelles qu'il nous appartient de bien
utiliser. Voilà, esquissée très grossièrement, la doctrine catholique de
la régénération: elle maintient fermement ensemble la confiance en
l'action transformante du Seigneur dans notre vie dont les sacrements sont
les canaux privilégiés, et la lucidité sur la nature humaine et ses
blessures qui demeurent. La notion de concupiscence est en quelque sorte
le point d'articulation entre ces deux attitudes complémentaires. Nous
verrons que ce problème de théologie catholique gagne à être mis en regard
de la doctrine protestante et plus particulièrement calviniste du péché et
de la régénération, dont les assauts, comme cela arrive souvent dans
l'histoire des controverses théologiques, ont aidé l'Église catholique à
préciser son enseignement sur cette question.
Le péché originel
Le terme de péché recouvre deux réalités différentes quoique liées. La
Tradition différencie péché originel ou habituel et péché actuel: le
premier est un état commun à toute l'humanité, le second, comme son nom
l'indique, est un acte personnel qui consiste à commettre le mal librement
et en connaissance de cause.
Le péché commis par Adam, qui est non seulement le père mais aussi comme
le prototype de l'humanité entière, ainsi que le suggère son nom qui
signifie simplement l'homme, l'être humain en hébreu, affecte chacun
d'entre nous. C'est là sans doute l'un des points les plus difficiles de
la foi et l'Église elle-même ne donne pas d'explication détaillée et
définitive:
Comment le péché d'Adam est-il devenu le péché de tous ses
descendants? Tout le genre humain est en Adam «comme l'unique corps
d'un homme unique»2. Par cette «unité
du genre humain» tous les hommes sont impliqués dans le péché d'Adam,
comme tous sont impliqués dans la justice du Christ. Cependant, la
transmission du péché originel est un mystère que nous ne pouvons
comprendre pleinement. Mais nous savons par la Révélation qu'Adam avait
reçu la sainteté et la justice originelles non pour lui seul, mais pour
toute la nature humaine: en cédant au tentateur, Adam et Ève commettent un
péché personnel, mais ce péché affecte la nature humaine qu'ils vont
transmettre dans un état déchu.3
Le péché originel est donc la privation de la sainteté et de la justice
originelles. Cette privation fut rendue possible précisément par la
liberté de l'homme fait à l'image et à la ressemblance de Dieu4, liberté qui elle-même n'excluait pas la possibilité de
choisir le mal et donc de commettre le péché, par définition. Mais alors
comment le premier couple humain put-il en arriver à la folie de se couper
librement de Dieu? C'est là qu'il faut donner toute sa portée à
l'intervention de Satan. Le Catéchisme, dans le paragraphe consacré
à la chute, aborde le péché des anges avant le péché d'Adam et Ève:
«Derrière le choix désobéissant de nos premiers parents il y a une voix
séductrice, opposée à Dieu, qui par envie les fait tomber dans la
mort.»5 Il importe de citer ici le verset du
livre de la Sagesse auquel le Catéchisme fait référence: «Mais par
la jalousie du diable la mort est entrée dans le monde: ils la subissent
ceux qui se rangent dans son parti.»6 Sans l'intervention de Satan, on comprendrait mal comment
l'homme, dans la grâce originelle, aurait pu décider de pécher: vivant de
la vie de Dieu, pleinement éclairé par la lumière céleste, il ne pouvait
en toute logique se séparer de lui-même de son Créateur. Pour ce faire, il
fallait une intervention extérieure qui fît naître en lui une
insatisfaction et le conduisît à franchir la limite que lui avait fixée le
Seigneur. Le diable est en effet envieux de la communion privilégiée qui
existe entre Dieu et l'homme, sommet de la Création: toutes les choses
créées, parmi lesquelles les anges7, sont faites pour servir cette relation
d'amour. L'être humain lui-même s'inscrit dans cette communion par la
différence des sexes: l'homme et la femme sont l'un pour l'autre un chemin
vers Dieu dans l'amour qui les unit. Lucifer, lui, ne voulut pas mettre sa
puissance au service de cette relation d'amour, il refusa définitivement
et irrévocablement de rester à la place qui était la sienne et s'interposa
donc entre Dieu et l'homme.
La parole du diable à Ève8 est remarquablement
ambiguë: on peut comprendre «Vraiment! Dieu vous a dit: ``Vous ne
mangerez pas de tout arbre du jardin''» ou «Vraiment! Dieu vous a dit:
``Vous ne mangerez d'aucun arbre du jardin''». Dans le premier cas, il
s'agit de la vérité, dans le second d'un mensonge. C'est seulement ainsi
que le mensonge du diable peut porter ses fruits: en contenant une part de
vérité ou en pouvant être compris comme une vérité. La femme comprend la
question dans le second sens: «Nous pouvons manger du fruit des arbres du
jardin, mais du fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit:
``Vous n'en mangerez pas et vous n'y toucherez pas afin de ne pas
mourir.''» Cette réponse ne fait que répéter le commandement de Dieu. Le
serpent poursuit: «Non, vous ne mourrez pas.» Effectivement, Adam et Ève
ne mourront pas sur-le-champ comme foudroyés; mais ils mourront bel et
bien, victimes du vieillissement, de la maladie, de la corruption. En
suggérant que Dieu est menteur et qu'Il veut avant tout préserver Sa
supériorité divine, en promettant au premier couple d'être comme des dieux
ou comme Dieu, Satan suscite le doute et l'insatisfaction dans le coeur
de la femme: l'homme ne pourrait-il donc pas être plus grand qu'il n'est
dans le jardin d'Eden selon la volonté de Dieu? Là non plus, ce n'est pas
faux: la Rédemption dans le Christ, nous le savons, procure à l'homme de
plus grands bienfaits que ceux de l'origine, selon ce qu'écrit saint Paul:
«Si, par la faute d'un seul la multitude a subi la mort, à plus forte
raison la grâce de Dieu, grâce accordée en un seul homme, Jésus Christ,
s'est-elle répandue en abondance sur la multitude [...] là où le péché
a proliféré, la grâce a surabondé.»9 Mais
ce que le diable propose à la femme de façon mensongère, c'est d'être
comme Dieu sans Dieu et contre Dieu.
En consentant à la tentation, Adam et Ève ouvrent la porte à Satan et
rompent la communion avec le Créateur. Responsables de cet acte qu'ils ont
commis librement contre la volonté divine, ils subissent la juste peine
qui leur avait été annoncée en cas de désobéissance: ils mourront, alors
que la communion originelle impliquait que Dieu les conservât en vie par
amour. Du premier péché personnel découle donc une privation de grâce qui
est le péché habituel. C'est dans cette privation que tous les péchés
actuels trouvent leur source: la Tradition appelle cela invasion ou
prolifération du péché10. Adam et Ève
désobéirent par orgueil et par cupidité: ils ne se satisfirent pas de la
place pourtant éminente que Dieu leur avait accordée dans la Création et
en voulurent plus. Se détourner de Dieu pour ne plus regarder que soi-même
hors de Dieu, tel est bien l'origine de tout péché, la structure
fondamentale de notre nature blessée, inclinée au mal. L'homme privé de la
grâce, lorsqu'il pèche, montre clairement sa filiation adamique et coopère
à l'oeuvre mauvaise du diable comme le fit le premier couple en
acquiesçant à son mensonge.
Le sens du Baptême
Puisque l'homme est désormais privé de la grâce, l'oeuvre salvifique de
Dieu va consister dans le don nouveau de la grâce en Son Fils Jésus
Christ, «éprouvé en tous points à notre ressemblance, mais sans
pécher»11, sur Lequel Satan n'a pas de
pouvoir12. Il ne s'agit pas ici d'analyser la
Rédemption, ce qui demanderait trop de place et serait sans doute
au-dessus de mes forces. Je m'intéresserai simplement au canal par lequel
Jésus Christ, en Son Église, rétablit en chacun de nous la vie de grâce
que le Père veut nous voir partager: le sacrement du Baptême.
Le Baptême est par excellence le sacrement de la conversion et de la
pénitence. Il existe certes un autre sacrement appelé précisément
Pénitence, mais il n'est là que pour restaurer le fidèle dans la grâce
reçue au Baptême mais blessée par les péchés personnels qu'il a pu
commettre. L'aspect pénitentiel du Baptême est particulièrement clair dans
les témoignages évangéliques sur le ministère de Jean Baptiste: «Ils se
faisaient baptiser par lui dans le Jourdain en confessant leurs
péchés»13; «Moi, je vous baptise dans l'eau en
vue de la conversion»14; «Jean Baptiste parut
dans le désert, proclamant un baptême de conversion en vue du pardon des
péchés»15. Le Baptême de Jésus est en parfaite
continuité avec celui de Jean et conserve le même caractère pénitentiel:
«Convertissez-vous: que chacun de vous reçoive le baptême au nom de Jésus
Christ pour le pardon de ses péchés, et vous recevrez le don du Saint
Esprit.»16 Il s'agit donc de se tourner vers
Dieu, de reconnaître son péché et de se confier à la miséricorde et au
pardon du Seigneur. L'eau, comme on sait, signifie à la fois la mort au
péché et la purification pour une vie nouvelle et sainte. Du temps de
Jean, le Baptême était encore subordonné à la venue du Messie: la
pénitence devait permettre de se préparer à cette venue, dans l'attente de
l'accomplissement des temps. C'est Jésus Lui-même qui donne à ce rite sa
pleine portée: par Son Baptême, Celui qui n'a jamais péché est compté au
rang des pécheurs, l'Homme-Dieu Se dépouille de Sa condition divine pour
s'anéantir et nous sauver en accomplissant la volonté du Père et en
mourant sur la croix. Avec la Résurrection commence véritablement une
nouvelle époque dans l'histoire de l'humanité: elle confirme la parole du
Christ d'après laquelle «tout est achevé», ou consommé, ou
accompli17. Cette parole, en effet, n'est-elle
pas bien difficile à croire dans la nuit du Vendredi saint? Est-ce donc
par une mort ignoble que le Messie, le Fils du Dieu vivant, sauve le
monde? Oui, nous dit Dieu par la Résurrection, qui n'est pas là pour
annuler la mort du Christ ou la renvoyer dans un passé révolu, mais pour
nous confirmer que c'est bien là, malgré la faiblesse de notre foi, que
Dieu vient nous trouver et nous aimer; c'est là, dans la mort sur la
croix, que Dieu se montre pleinement Dieu, c'est-à-dire qu'Il se montre
amour pur. La réconciliation est définitivement acquise, alors qu'elle
n'était qu'espérée au temps de Jean Baptiste. Remplis de l'Esprit du
Christ, ayant reçu la mission de baptiser toutes les nations, les apôtres
peuvent alors faire entrer le plus grand nombre dans cette nouvelle vie de
grâce qui est celle du Christ même.
Le Baptême est en effet la porte par laquelle le fidèle entre dans la vie
sacramentelle: tout en étant une confession du péché et une confession,
c'est-à-dire une reconnaissance, de la miséricorde divine, comme l'était
déjà le Baptême de Jean, il est aussi le sacrement par excellence de la
confession de foi chrétienne, le signe distinctif du chrétien. On le voit
bien dans la rencontre du diacre Philippe et de l'eunuque éthiopien:
«L'eunuque dit: ``Voici de l'eau. Qu'est-ce qui empêche que je reçoive le
baptême?'' Philippe dit: ``Si tu crois de tout ton coeur, c'est
permis.'' L'eunuque répondit: ``Je crois que Jésus Christ est le Fils de
Dieu.'' Il donna l'ordre d'arrêter son char; tous les deux descendirent
dans l'eau, Philippe et l'eunuque, et Philippe le baptisa.»18 Recevoir le Baptême, c'est reconnaître l'unique
Médiateur et accepter d'entrer dans la vie nouvelle qu'Il nous offre. Nous
mourons avec Lui, nous sommes relevés avec Lui: la mort n'est donc plus
seulement la conséquence, le salaire du péché, elle acquiert une valeur
positive, une fécondité dans notre vie spirituelle en devenant mort au
péché, mort à ce qui cause notre mort, mort qui n'est plus une punition ni
le terme désespérant de notre vie, mais qui, librement acceptée chaque
jour avec et dans le Christ, devient un passage vers la vie nouvelle.
C'est en ce sens que le Baptême est le fondement de toute vie chrétienne,
de tout renoncement comme de toute libération.
Les fruits du Baptême
«Par le Baptême, tous les péchés sont remis, le péché originel et
tous les péchés personnels ainsi que toutes les peines du péché. En effet,
en ceux qui ont été régénérés il ne demeure rien qui les empêcherait
d'entrer dans le Royaume de Dieu, ni le péché d'Adam, ni le péché
personnel, ni les suites du péché, dont la plus grave est la séparation de
Dieu.»19 Si le sacrement agit ainsi, c'est
par la force que lui donne le Christ: en recevant le Baptême, nous sommes
conformés au Seigneur mort et ressuscité pour nous, nous prenons notre
croix à Sa suite pour tous les jours qui nous restent à passer sur cette
terre, en vue de la vie éternelle. Être conformé au Seigneur, cela veut
dire indissociablement être incorporé à l'Église, Son corps vivant, le
peuple qu'Il s'est acquis, peuple de pécheurs appelés à la sanctification
et, du fait même de cet appel auquel ils répondent, déjà sanctifiés. Être
conformé au Seigneur, c'est enfin être regardé par le Père comme le Christ
dont nous sommes membres:
Si quis per Jesu Christi Domini nostri gratiam, quae in baptismate
confertur, reatum originalis peccati remitti negat, aut etiam asserit, non
tolli totum id, quod veram et propriam peccati rationem habet, sed illud
dicit tantum radi aut non imputari: anathema sit. In renatis enim nihil
odit Deus, quia nihil est damnationis iis, qui vere
consepulti sunt cum Christo per baptisma in mortem20, qui non secundum carnem ambulant21, sed veterem hominem exuentes et novum, qui
secundum Deum creatus est, induentes22, innocentes, immaculati, puri,
innoxii ac Deo dilecti filii effecti sunt, heredes quidem Dei,
coheredes autem Christi23, ita ut nihil prorsus
eos ab ingressu coeli remoretur.
[Si quelqu'un nie que par la grâce de Notre Seigneur Jésus Christ, qui est
conférée dans le Baptême, l'offense du péché originel soit remise, ou
soutient que tout ce qu'il y a proprement et véritablement de péché n'est
pas ôté, mais est seulement comme rasé ou n'est pas imputé: qu'il soit
anathème. Car Dieu ne hait rien dans ceux qui sont régénerés; il n'y a
point de condamnation pour ceux qui sont véritablement ensevelis dans la
mort avec Jésus Christ par le Baptême, qui ne marchent point selon la
chair, mais qui dépouillant le vieil homme et se revêtant du nouveau, qui
est créé selon Dieu, sont devenus innocents, purs, sans tache et sans
péché; enfants bien-aimés de Dieu, ses héritiers, et cohéritiers de Jésus
Christ; en sorte qu'il ne reste rien du tout qui leur fasse obstacle pour
entrer dans le Ciel.]24
Si le Baptême a un tel effet, c'est en vertu de la promesse du Christ:
«Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé, celui qui ne croira pas sera
condamné.»25 Cette promesse faite à tout homme,
c'est à nous de l'accueillir dans la foi, sous l'action de l'Esprit saint,
pour qu'elle porte tous ses fruits. Mais le sacrement ne dépend pas de la
foi de celui qui le reçoit, il tient son propre sens et sa propre
efficacité du Christ lui-même qui est à l'oeuvre en lui: c'est Jésus qui
baptise, qui remet les péchés, qui accueille dans Son Église. Que notre
foi soit faible ou même s'éteigne, elle n'entame pas la réalité de l'acte
que Dieu pose en nous. Saint Paul évoque le même problème à propos de
l'élection d'Israël: «[Dieu] dit en effet à Moïse: ``Je ferai miséricorde
à qui je veux faire miséricorde et je prendrai pitié de qui je veux
prendre pitié.'' Cela ne dépend donc pas de la volonté ni des efforts de
l'homme, mais de la miséricorde de Dieu.»26
Et plus loin: «Les dons et l'appel de Dieu sont
irrévocables.»27 L'action de Dieu est donc
toujours première: si un baptisé perd la foi, il n'en annule pas pour
autant son Baptême, tout au plus l'empêche-t-il de porter ses fruits.
Parce que cette marque vient de Dieu, elle ne peut être effacée par aucune
oeuvre humaine, si mauvaise soit-elle; mais pour la même raison, le
Baptême requiert justement que nous en fassions bon usage, que nous ne
méprisions pas le don qui nous est fait et que nous coopérions à l'oeuvre du Seigneur, «donnant plein consentement à toute volonté de
Dieu»28. Cette coopération s'exprime par
excellence dans le combat spirituel, dont la notion de concupiscence nous
permet de comprendre toute la fécondité.
Concupiscence et combat spirituel
Le sacrement n'est pas magique et tout ne devient pas merveilleusement
facile après le Baptême. Ici encore, le décret sur le péché originel du
Concile de Trente est particulièrement éclairant. L'extrait que voici suit
immédiatement celui que j'ai cité plus haut:
Manere autem in baptizatis concupiscentiam vel fomitem, haec sancta
Synodus fatetur et sentit; quae cum ad agonem relicta sit, nocere non
consentientibus et viriliter per Christi Jesu gratiam repugnantibus non
valet. Quin immo qui legitime certaverit, coronabitur29. Hanc concupiscentiam, quam aliquando Apostolus
peccatum30 appellat, sancta Synodus
declarat, Ecclesiam
catholicam nunquam intellexisse, peccatum appellari, quod vere et proprie
in renatis peccatum sit, sed quia ex peccato est et ad peccatum
inclinat.
[Le Saint Concile néanmoins confesse et reconnaît que la concupiscence ou
foyer du péché reste pourtant dans les personnes baptisées; laquelle ayant
été laissée pour le combat et l'exercice, ne peut nuire à ceux qui ne
donnent pas leur consentement, mais qui résistent avec courage par la
grâce de Jésus Christ: au contraire, la couronne est préparée pour ceux
qui auront bien combattu. Mais aussi, le Saint Concile déclare que cette
concupiscence, que l'Apôtre appelle quelquefois péché, n'a jamais été
prise ni entendue par l'Église Catholique comme un véritable péché qui
reste à proprement parler dans les personnes baptisées; mais qu'elle n'a
été appelée du nom de péché que parce qu'elle est un effet du péché et
qu'elle porte au péché.]
Si le péché nous est remis par le Baptême, certaines suites du péché
demeurent en nous: l'inclination au mal est l'une d'elles, avec la maladie
et la mort. La permanence de cette inclination au mal, de ce foyer comme
le dit le Concile, fournit donc une prise à l'action du Malin sur nous:
les tentations ne disparaissent pas comme par enchantement. Mais pour que
l'oeuvre mauvaise du Tentateur se réalise, le consentement de la victime
est toujours nécessaire car Satan n'est justement que le Tentateur: c'est
nous qui disposons en choisissant de résister ou de céder à la tentation.
Dans ce dernier cas, nous ne sommes donc plus seulement victimes mais nous
coopérons à l'oeuvre de Satan et nous en devenons coresponsables, ce qui
est d'autant plus grave que nous avons reçu le Baptême et que le péché
devrait donc être une chose exclue pour nous: c'est à l'oeuvre de Dieu
que nous devons coopérer, et l'on peut dire que le fait que la
concupiscence demeure en nous devrait nous permettre paradoxalement de
coopérer d'autant mieux en luttant contre le mal. Comment coopérer en
effet si nous n'avons aucun combat à mener pour Dieu et avec Dieu? Telle
est bien la fécondité spirituelle de l'épreuve.
Un dur combat contre les puissances des ténèbres passe à travers toute
l'histoire des hommes; commencé dès les origines, il durera, le Seigneur
nous l'a dit, jusqu'au dernier jour. Engagé dans cette bataille, l'homme
doit sans cesse combattre pour s'attacher au bien; et ce n'est qu'au prix
de grands efforts, avec la grâce de Dieu, qu'il parvient à réaliser son
unité intérieure.31
Il s'agit donc pour l'homme d'être lucide sur sa propre condition: sa
nature est blessée et elle le reste même après le pardon du péché originel
et la régénération du Baptême. La faiblesse et la tentation sont, donc, si
l'on peut dire, normales. Mais une chose est d'être tenté, une autre de se
plaire dans l'idée suggérée par le tentateur et d'y consentir finalement.
La grâce de Dieu qu'évoque le texte conciliaire, celle qui nous est donnée
dans le Baptême et que fortifient les autres sacrements, tout spécialement
celui de l'Eucharistie, nourriture qui répare nos forces spirituelles
comme la nourriture matérielle répare nos forces physiques --- la grâce de
Dieu, donc, ne nous est pas donnée pour que nous évitions le combat, mais
au contraire pour que nous le menions, courageusement et victorieusement.
Si, malgré le secours de cette grâce, nous tombons, le sacrement de
Pénitence est là précisément pour nous restaurer dans la grâce du Baptême
et nous rendre plus forts pour tous les combats futurs. En nous accordant
Son pardon, le Christ ne se contente pas de réparer notre passé ou de
régulariser notre situation: Il nous incite aussi à nous tourner vers
l'avenir avec l'assurance de Son soutien et à progresser dans la sainteté.
Permettez-moi, après plusieurs citations de l'Écriture et du Magistère,
d'insérer une anecdote personnelle à ce sujet. Juste après ma Confirmation
le 25 janvier dernier, alors que je déjeunais avec mes parents, mon père,
très marqué par son éducation catholique, détaché de l'Église mais
toujours fasciné par cette Mère de charité et de beauté, a abordé le sujet
de la Confession: reconnaissant la fécondité de ce sacrement qui apporte
la paix intérieure, il a utilisé pour évoquer le pardon des péchés l'image
du compteur qui revient à zéro; ensuite, on repart! L'Esprit saint que je
venais de recevoir m'a suggéré une prompte réponse: le but est quand même
que le compteur reste le plus longtemps à zéro. Toute grâce nous engage
car elle nous est donnée pour que nous en fassions bon usage, c'est-à-dire
pour que notre vie soit de plus en plus sainte. On se confesse pour pécher
de moins en moins, pas pour faire simplement éponger ses dettes par Dieu.
La concupiscence reste donc en nous après le Baptême et les tentations ne
nous sont point épargnées. Ce qui change, pourrait-on dire, c'est notre
capacité de résistance, notre force intérieure: le Dieu saint nous
communique Sa vie, Il agit en nous pour que nous agissions avec Lui. Tel
est le mystère de la coopération de l'homme à l'oeuvre divine: l'homme
choisit de servir Dieu et de se donner à Lui, il le fait librement et en
même temps ne peut le faire que parce qu'il est éclairé par la grâce. La
part de Dieu et la part de l'homme ne peuvent être séparées clairement:
finalement, c'est le grand mystère de l'Incarnation qui s'actualise en
chaque croyant. Le chrétien devient vraiment comme le Christ, il Lui est
conformé comme nous disions plus haut; mais cette sanctification, pour
reprendre les termes de Gaudium et spes, ne sera consommée qu'au
dernier jour, lorsque Dieu sera tout en tous.32
Un éclairage calviniste
Il peut sembler étrange de terminer cet article par une longue référence à
Jean Calvin en prétendant chercher dans l'oeuvre de ce théologien un
éclairage sur ce que nous venons de dire. C'est pourtant contre
l'enseignement des réformateurs que s'est précisée la doctrine catholique
du péché et de la régénération, comme le reconnaît le Catéchisme
lui-même33. On peut donc attendre qu'un examen,
même rapide, de la doctrine protestante aide à mieux comprendre la
doctrine catholique dans sa spécificité. C'est me semble-t-il d'autant
plus nécessaire que les catholiques, surtout en France, connaissent
souvent fort mal le protestantisme et sa théologie. Il y a là un véritable
enjeu oecuménique: comment progresser vers l'unité si on ignore les
positions de l'autre partie? Si, pour les catholiques, l'oecuménisme est
une chose importante, ils ne peuvent pas continuer à négliger le
protestantisme. Une démarche faite de bienveillance, d'honnêteté
intellectuelle, mais aussi de fidélité à l'enseignement de l'Église, est
tout à fait indispensable si l'on ne veut pas s'en tenir aux voeux pieux
d'une unité que tout le monde dit souhaiter mais que bien peu s'efforcent
de hâter par leur travail théologique et leur prière34. C'est un conseil que je donne à tous ceux qui
s'intéressent à la théologie: lisez Jean Calvin! Cet auteur a donné au
protestantisme sa première somme théologique, l'Institution de la
religion chrétienne. Il a travaillé à cette oeuvre toute sa vie, de la
première édition latine de 1536 à la dernière édition française de 1560,
la traduisant, la reprenant, l'augmentant. Sous sa forme définitive,
l'ouvrage se présente en quatre livres: sur Dieu Créateur et gouverneur du
monde, sur Dieu Rédempteur en Jésus Christ, sur la participation du
croyant à la grâce de Jésus Christ et sur les moyens extérieurs dont Dieu
se sert pour nous unir à Jésus Christ. L'Institution frappe par sa
systématicité: tous les points de la foi chrétienne sont abordés, de la
condition humaine à la nature de l'Église, de la Providence divine aux
sacrements; Calvin n'élude pas les objections de ses adversaires, il ne se
contente pas de l'invective comme trop souvent Luther, il argumente, car
il a quand même lu les Pères, saint Bernard et les théologiens
scolastiques. L'Institution est en outre le premier exemple
significatif de prose d'idées en français, avant les Essais de
Montaigne: ce n'est tout de même pas rien, et les amateurs de moyen
français seront sans doute comblés par le style de Calvin.
On peut certes s'interroger sur l'autorité de l'Institution: en
vertu du principe protestant Sola Scriptura, d'après lequel
l'Écriture est la seule source de la Révélation et la seule autorité en
matière de foi, aucun texte humain, qu'il s'agisse d'une oeuvre
théologique ou d'une confession de foi, ne saurait avoir un rôle
comparable à la Tradition et au Magistère dans l'Église catholique.
Aujourd'hui, peu de protestants lisent sérieusement Calvin et moins encore
sont à proprement parler calvinistes. Pourtant, l'Institution
demeure une référence théologique importante et son auteur continue d'être
considéré comme l'un des pères de la Réforme, un nouvel apôtre en quelque
sorte. C'est tout de même en se fondant sur des questions de doctrine que
le protestantisme s'est séparé du catholicisme, aussi importe-t-il
d'examiner cette doctrine pour mieux comprendre la séparation et savoir
si, d'une manière ou d'une autre, elle est surmontable35.
Venons-en maintenant à la théologie de Calvin proprement dite. Le
réformateur donne une définition concise du péché originel: «Nous
dirons donc que le péché originel est une corruption et perversité
héréditaire de notre nature, qui, étant épandue sur toutes les parties de
l'âme, nous fait coupables premièrement de l'ire de Dieu, puis après
produit en nous les oeuvres que l'Écriture appelle ``oeuvres de la
chair''.»36 Calvin tient à
préciser que ce péché affecte toutes les parties de l'âme, autrement dit
que l'être humain est entièrement corrompu:
Depuis qu'Adam s'est détourné de la fontaine de justice, toutes les
parties de l'âme ont été possédées par le péché. Car ce n'a pas été son
appétit inférieur seulement, ou sa sensualité, qui l'a alléché à mal; mais
cette maudite impiété, dont nous avons fait mention, a occupé le plus haut
et le plus excellent de son esprit, et l'orgueil est entré jusqu'au
profond du coeur.
Ainsi c'est une fantaisie froide et sotte, de vouloir restreindre la
corruption venue de là, aux mouvements ou appétits qu'on appelle sensuels,
ou l'appeler un nourrissement de feu37,
lequel allèche, émeuve et tire la sensualité à péché. En quoi le Maître
des Sentences38 a montré une grosse et lourde ignorance. Car en
cherchant le siège de ce vice, il dit qu'il est en la chair, selon S.
Paul; et ajoutant sa glose, que ce n'est pas proprement, mais parce qu'il
y apparaît plus.
Or il est si sot de prendre ce mot de chair pour le corps! Comme si S.
Paul, en l'opposant à la grâce du Saint-Esprit, par laquelle nous sommes
régénérés, marquait seulement une partie de l'âme, et ne comprenait pas
toute notre nature. Et lui-même en ôte toute difficulté, disant que le
péché ne réside pas seulement en une partie, mais qu'il n'y a rien qui
soit pur et net de sa pourriture mortelle. Car en disputant de la nature
vicieuse, il ne condamne pas seulement les appétits apparents, mais
insiste surtout en ce point, que l'entendement est entièrement asservi à
bêtise et aveuglement, et le coeur adonné à la perversité. Et tout le
troisième chapitre des Romains n'est autre chose qu'une description du
péché originel.39
Cette citation est un peu longue, mais elle permet d'avoir une idée de la
conception extrêmement extensive du péché qui est celle de Calvin. Tout
l'être humain est plongé dans le péché, et il n'est pas question de
distinguer entre une partie supérieure de l'âme, tournée vers Dieu, et une
partie inférieure tournée vers le mal. En l'homme, il ne demeure vraiment
rien de bon après la chute, et tous les mouvements de l'âme vers Dieu sont
marqués du sceau maudit de l'impiété: certes, «l'expérience montre qu'il y
a une semence de religion plantée en tous par inspiration secrète de
Dieu», cependant «nul, pour chercher Dieu, ne s'élève par-dessus soi comme
il est requis, mais [...] tous le veulent mesurer selon la capacité de
leur sens charnel, qui est entièrement stupide.»40 Il n'y a donc même pas de conflit en l'homme: tout, rigoureusement
tout est mauvais, et rien ne le rapproche de Dieu. Après avoir réfuté
intrépidement les philosophes et les Pères de l'Église, trop optimistes
sur le libre arbitre à l'exception peut-être de saint Augustin, Calvin
résume donc ainsi la condition de l'homme:
Et c'est en ce sens que S. Jean dit que la clarté luit en ténèbres,
mais qu'elle n'est point comprise des ténèbres (Jn 1,5). Et par ces mots,
tous les deux sont clairement exprimés: c'est qu'en la nature de l'homme,
quelque perverse et abâtardie qu'elle soit, il y étincelle encore quelques
flammettes, pour démontrer qu'il est un animal raisonnable, et qu'il
diffère d'avec les bêtes brutes, en tant qu'il est doué d'intelligence; et
toutefois que cette clarté est étouffée par une telle et si épaisse
obscurité d'ignorance, qu'elle ne peut sortir en effet41. Semblablement la volonté, parce
qu'elle est inséparable de la nature de l'homme, n'est point totalement
périe: mais elle est tellement captive et comme garrottée sous méchantes
convoitises, qu'elle ne peut rien désirer de
bon.42
On voit que Calvin sait utiliser toute la vigueur du français du
xviième siècle pour soutenir sa thèse radicalement pessimiste.
Il comprend bien
que le risque, en insistant sur la perversité de l'homme, est d'en faire
un être incapable de Dieu, et donc semblable aux animaux. Il lui faut donc
reconnaître qu'il reste un petit quelque chose en l'homme, ces
«quelques flammettes» comme il dit savoureusement, mais on voit quand
même assez mal pourquoi il en est ainsi puisque de toute façon il ne peut
rien sortir de bon de l'homme: «Notre nature n'est pas seulement vide
et destituée de tous biens, mais elle est tellement fertie en toute espèce
de mal, qu'elle ne peut être oisive [...] L'homme n'est autre chose de
soi-même que concupiscence.»43 Alors pourquoi y
a-t-il en l'homme ce reste minuscule? Pourquoi Dieu l'a-t-il laissé?
Serait-ce pour que de cette pauvre semence naisse un arbre de justice avec
l'aide de la grâce de Dieu qui nous est donnée dans le Baptême de
régénération? Non!
Il nous faut fermement arrêter à ces deux points: le premier, qu'il ne
s'est jamais trouvé oeuvre d'homme fidèle qui ne fût damnable, si elle
eût été examinée selon la rigueur du jugement de Dieu; le second, que
quand il se trouverait une telle oeuvre --- ce qui est impossible à
l'homme --- néanmoins, étant souillée par les péchés qui seraient en la
personne, elle perdrait toute grâce et estime.44
Il importe ici de remarquer que ce n'est pas de l'homme privé de la grâce
qu'il s'agit, mais bien du fidèle. Les oeuvres du croyant n'ont donc pas
de rôle dans la vie spirituelle, et Calvin cite dans la suite de ce texte
l'exemple d'Abraham justifié par la foi alors qu'il «avait déjà
longtemps adoré Dieu en pureté de coeur, et avait suivi longtemps ses
commandements, selon qu'un homme mortel peut faire»; de même, quand
Habacuc dit que le juste vivra par la foi45, «il
n'est point question des infidèles, que Dieu justifie en les convertissant
à la foi; mais cette doctrine s'adresse aux fidèles, et il leur est dit
qu'ils vivront par la foi». Il ne saurait donc être question d'aucune
coopération, même après le Baptême: ce sacrement ne restaure pas la
justice et la pureté originelles, l'homme demeure donc plongé dans le
péché et ne peut rien faire de bon. Le but du sacrement est simplement de
nourrir notre foi en attestant la rémission des péchés qui nous est
promise, en montrant notre mortification et notre vie nouvelle en Jésus
Christ et en attestant notre union au Christ; le Baptême sert aussi à
notre confession de foi devant les hommes, il est un témoignage46.
Jean Calvin (1509--1564).
Il apparaît donc que la différence entre la conception catholique et la
conception protestante de la condition de l'homme a de profondes
conséquences sur la compréhension de la vie chrétienne et de la place des
sacrements dans cette vie. Le sacrement protestant est surtout un signe
matériel qui porte ses fruits quand le fidèle se souvient qu'il a été
baptisé et qu'il a communié47. On peut ici penser à Luther
qui, selon les multiples légendes plus ou moins vraies qui circulent sur
lui, avait gravé sur sa table de travail «Je suis baptisé» pour
résister aux tentations et au désespoir. Quand on lit Calvin, toutefois,
on ne peut s'empêcher de noter certaines contradictions sur ce point
précis:
Cette perversité ne cesse jamais en nous, mais assidûment produit de
nouveaux fruits, c'est à savoir les oeuvres de la chair [...] Car
tant que nous vivrons enfermés en cette prison de notre corps, les restes
et reliques du péché habiteront en nous.48
Les restes et reliques du péché, n'est-ce pas la concupiscence catholique,
cette inclination au mal, ces suites du péché qui demeurent en nous après
le Baptême et l'effacement du péché originel? L'expression de Calvin
laisse penser que le péché en tant que tel n'habite plus en l'homme après
le Baptême, alors que plus haut, il dit pourtant que la perversité ne
cesse jamais en nous. Il y a tout de même là une difficulté qui
n'est pas seulement un problème de vocabulaire, d'autant que Calvin ne
cesse d'insister, dans ce chapitre sur le Baptême, sur le fait que le
sacrement n'ôte pas le péché, mais que celui-ci n'est seulement plus
imputé: en somme, Dieu fait comme si le baptisé n'était pas
pécheur, Il continue de haïr le péché en lui mais, si l'on peut dire, Il
fait l'effort de pardonner malgré tout. La seule chose qui disparaisse,
c'est donc la condamnation, selon une compréhension très restrictive de
l'affirmation paulinienne : «Il n'y a nulle condamnation» dans les
baptisés49. C'est clairement le contraire du
Concile de
Trente qui enseigne, comme nous l'avons vu plus haut, que «Dieu ne hait
rien dans ceux qui sont régénérés». Si seule la condamnation est ôtée et
pas le péché qui est le motif de la condamnation, comment concilier cela
avec la justice de Dieu, qui impliquerait justement qu'il y ait
condamnation?
Plus fondamentalement, ce que j'oserais appeler l'erreur majeure de Calvin
sur le péché vient de ce qu'il ne différencie pas péché habituel et péché
actuel, état de pécheur et acte pécheur. Cela me semble apparaître
clairement en ce passage:
Plutôt il nous faut recevoir ce que dit Christ: c'est que quiconque fait
le péché est serf du péché (Jn 8,34). Or nous sommes tous pécheurs de
nature: il s'ensuit donc que nous sommes sous le joug du
péché.50
Le syllogisme est spécieux car il confond «faire le péché» et «être
pécheur de nature». Bien sûr, la pensée de Calvin a sa cohérence:
puisque la nature pécheresse de l'homme n'est jamais oisive, tout homme ne
cesse de pécher. Le péché habituel a pour conséquence un péché personnel
permanent, si bien que la distinction des deux types de péché n'a plus
grand sens dans la pensée calviniste. Si la nature pécheresse de l'homme
n'est jamais oisive, alors je pèche même lorsque je résiste à la
tentation; je pèche même peut-être simplement parce que je suis tenté,
parce que cette idée mauvaise effleure mon esprit et que je suis de toute
façon tellement abruti de péché que même si je suis convaincu que je ne
lui donne pas mon consentement, il se peut fort bien qu'en réalité je le
lui donne sans en être clairement conscient. Jean Calvin nie donc
hardiment qu'il puisse exister certaines actions objectivement bonnes et
qu'un pécheur, comme nous le sommes tous, puisse bien agir. Son pessimisme
radical le conduit à rejeter de manière quasi automatique tout argument
opposé:
C'est ce que la vérité de Dieu nous ordonne de chercher en nous
considérant: à savoir une connaissance qui nous retire loin de toute
présomption de notre propre vertu, et nous dépouille de toute matière de
gloire, pour nous amener à l'humilité. C'est cette règle qu'il nous
convient de suivre, si nous voulons parvenir au but de bien sentir et bien
faire. Je sais combien il est plus agréable à l'homme de voir qu'on
l'induise à reconnaître ses grâces et louanges, qu'à entendre sa misère et
pauvreté avec son opprobre dont il doit être abîmé en honte. Car il n'y a
rien que l'esprit humain désire plus, que d'être amiellé de douces paroles
et flatteries. C'est pourquoi, quand il entend qu'on prise ses biens, il
n'est que trop enclin à croire tout ce qui se dit à son
avantage.51
Parler de coopération, c'est donc suivre la pente de l'homme à l'orgueil,
c'est offenser Dieu en attribuant quelque chose à Sa créature déchue alors
que tout l'honneur doit revenir au Créateur. J'établirais volontiers une
comparaison un peu hardie en disant qu'il y a une méthode de la
dépréciation de soi chez Calvin comme il y a une méthode du doute chez
Descartes, mais je laisse les philosophes examiner ce point de plus près.
Toujours est-il qu'une telle position exclut toute tentative de
contre-argumentation; on peut aussi se demander plus polémiquement si elle
ne conduit pas à une certaine forme de névrose religieuse...
Conclusion
Ne nous faisons pas d'illusions: la confrontation des textes du Concile de
Trente et de Jean Calvin fait apparaître clairement une opposition
irréductible. La spécificité de la doctrine catholique s'en trouve par
là-même éclairée: l'homme conserve une dignité devant Dieu, il est même
vraiment relevé grâce au Baptême, libéré du péché originel et fortifié
pour la vie nouvelle par les sacrements. L'Église n'en reste pas moins
lucide sur la permanence du foyer du péché dans le baptisé. L'homme
demeure donc marqué par les conséquences du péché originel, mais en même
temps il entre pleinement dans le mystère de l'Incarnation en recevant la
vie de Dieu: la justification et la régénération ne le dépossèdent pas de
sa liberté, elles lui permettent au contraire de l'accomplir et de
conserver ainsi son identité de créature humaine, avec sa volonté et sa
responsabilité. Pleinement homme, le baptisé, en progressant sur le chemin
de la sainteté, ne cesse de devenir Dieu. On voit beaucoup moins bien en
revanche comment la doctrine calviniste, par son insistance sur l'absence
de liberté et de volonté bonne en l'homme, sur la nullité de toute
coopération et sur l'infinie puissance de Dieu qui opère tout en ceux qui
sont régénérés, peut rendre compte de la place de ce grand mystère dans la
vie chrétienne. C'est un grave problème car l'Incarnation est avec la
Trinité (mystère sur lequel Calvin a une doctrine tout à fait catholique)
le mystère fondamental du christianisme. Ne pas lui donner toute son
ampleur, n'est-ce pas courir le risque de professer un christianisme
déséquilibré? Et comment aimer un Dieu si jaloux qu'Il s'offense
horriblement de tout honneur attribué à la créature à laquelle Il est
pourtant venu s'unir en Jésus Christ? C'est tout le plan du salut qui
devient difficile à comprendre dans une telle perspective. Car Dieu ne
serait pas juste s'Il aimait infiniment un être abject et en tout point
détestable.
D. G.