Pourquoi la mission ?
Christoph Cardinal Schönborn, O.P.
Traduit par David Gilbert
Christoph Schönborn est né en 1945 dans une famille de haute noblesse
qui a fourni de nombreux prélats à l'Église catholique en Allemagne et en
Autriche. Entré dans l'ordre dominicain en 1963, ordonné prêtre en 1970
après des études à Paris, il est professeur à l'université de Fribourg
(Suisse) de 1976 à 1991. Secrétaire chargé de la rédaction du catéchisme
de l'Église catholique, il est consacré évêque en 1991, nommé archevêque
de Vienne en 1995 et créé cardinal en 1998.
Le premier dimanche de chaque mois, le soir après la « messe des
jeunes », le cardinal Schönborn prêche environ une heure en la cathédrale
Saint-Étienne de Vienne, sur un thème choisi pour l'année. Il s'agit
actuellement de la mission, en prévision d'une grande manifestation
missionnaire qui aura lieu à Vienne en mai 2003 et qui concernera Paris
l'année suivante, comme vous pourrez le lire ci-dessous.
Le texte que j'ai traduit est la première des catéchèses de cette année.
Elle tire parti du contexte propre à Vienne et de la perspective de cette
grande mission à venir pour traiter des fondements de la mission : avec
des mots simples, le cardinal Schönborn rappelle quelques profondes
vérités dans lesquelles les chrétiens de toute confession peuvent --- et
même doivent --- se reconnaître.
Pourquoi la mission ?
Viens, Saint Esprit, remplis nos coeurs du feu de ton amour. Embrase nos
coeurs, notre ville, notre pays. Viens, Saint Esprit, et renouvelle le
visage de la terre. Amen.
C'est avec une grande joie que j'aborde les catéchèses de cette nouvelle
année qui, si Dieu veut, nous accompagneront mois après mois. Je dois dire
d'emblée que j'ai modifié mon projet initial d'une facon assez radicale.
Il était prévu de traiter le thème de l'intelligence, mais j'ai changé de
sujet. C'est qu'il y a une chose dont je sais, bien sûr, depuis longtemps
qu'elle va avoir lieu, mais qui me travaille de plus en plus à mesure que
la date s'en approche : je veux parler de la grande mission urbaine prévue
pour le mois de mai, avant et après l'Ascension. J'ai donc décidé à la
dernière minute de consacrer également les catéchèses à ce thème et de
voir avec vous ce que veut dire la mission, en soi, du point de vue de la
foi et de l'Évangile, mais aussi pour nous, peut-être aussi pour moi
personnellement.
Je voudrais d'abord dire quelques mots sur l'idée de cette mission
urbaine, en particulier sur ce qui me touche là-dedans, et pourquoi je
crois que ce projet est un signe de Dieu pour nous. Puis je souhaiterais
développer un peu les nombreuses objections contre l'idée de mission. En
troisième et dernier lieu, nous verrons pourquoi la mission est quelque
chose de si important pour la foi chrétienne.
I.
Il y a deux ans, quatre cardinaux-archevêques européens, ceux de Lisbonne
(il est même patriarche), Paris, Bruxelles et Vienne, se sont rencontrés
pour réfléchir avec la communauté de l'Emmanuel au fait que la ville,
aujourd'hui comme à l'époque des premiers chrétiens, est tout
particulièrement, et de plus en plus, un lieu d'ouverture, de recherche et
aussi, de facon surprenante, de religiosité. Nous avons écrit une lettre
commune où nous avons formulé l'idée de cette mission urbaine, en
constatant qu'il était temps de redire à nouveau l'Évangile en ville, avec
plus de clarté et peut-être aussi de conviction. À Vienne notamment, ce
thème nous est très proche grâce à notre patron, saint Clément-Marie
Hofbauer, qui a déclaré avec force que l'Évangile devait être à nouveau
annoncé à notre temps1.
Cette idée qui a ainsi pris naissance et se précise de plus en plus est en
fait double. D'une part, il s'agit de rassembler toutes les expériences :
nous sommes nombreux à faire l'expérience du témoignage de la foi, quand
nous en parlons, quand l'occasion en est donnée ou peut-être aussi
recherchée --- et souvent nous sommes surpris de constater plus
d'ouverture que ce que nous aurions imaginé initialement ---, quand nous
échangeons nos expériences passées et présentes dans le témoignage de
l'Évangile, dans sa transmission, dans la mission. L'autre aspect, c'est
de ne pas se contenter d'en parler, mais aussi d'agir. Nous avons là des
expériences très encourageantes à Vienne même et dans beaucoup d'autres
endroits : je pense notamment à la mission du centre ville qui, il y a
déjà quelques années, a été lancée par la cathédrale et s'est révélée très
encourageante, mais aussi aux missions paroissiales qui se sont tenues
dans telle ou telle église. Voilà donc cette idée que nous essayons de
concrétiser. Vienne a été désignée comme première ville. Je vous invite
donc avant tout à porter avec nous dans votre coeur et votre prière ce
que nous allons préparer au cours de cette année. Il est crucial, je
crois, que tout cela ne soit pas du pur activisme, mais que ce soit porté
par la prière, l'intercession, l'offrande aussi.
La mission appartient dès l'origine à l'être de l'Église. Dès le premier
instant de son existence, celle-ci est missionnaire. Je laisse pour
l'instant de côté les résonances ou consonances négatives de ce mot, pour
partir simplement du fait qu'une figure comme celle de l'apôtre Paul nous
place sans équivoque devant la réalité de la mission : Paul est le
missionnaire par excellence. Mais comment s'y est-il pris ? À quoi
ressemble la mission d'après Jésus ? Est-ce que cela consiste à
importuner l'autre le plus possible, à mettre le pied en travers de la
porte pour qu'il ne puisse pas la fermer ? Est-ce que cela veut dire le
bombarder de textes, de discours, de paroles, en essayant de le
convertir ? À quoi ressemble la mission d'après l'Évangile ?
Pour moi, il y a dans les Actes des apôtres un mot-clef que je vous
voudrais proposer à votre méditation et que je considère comme un mot
d'ordre pour la mission urbaine qui nous attend. L'apôtre Paul est à
Corinthe. À Athènes, il a tenté sans succès de lancer une mission de façon
tout à fait moderne, si l'on peut dire : il a cité des philosophes païens,
il a cherché en quelque sorte le point de contact avec les idoles qu'il a
vues à Athènes ; et il a débattu avec les gens sur la place publique,
l'agora. Mais son succès n'a pas été extrêmement grand. Trois ou quatre
personnes se sont jointes à lui, parmi lesquelles cependant un dénommé
Denys, qu'on a appelé l'Aréopagite et qui, quel qu'il soit, a eu une
grande importance dans l'histoire de l'Église, au moins en tant que nom.
Mais ensuite, quand Paul continue son voyage en direction de Corinthe, ce
port qui était considéré comme particulièrement mal famé, particulièrement
païen, comme d'ailleurs les ports en général, où l'on trouve tout ce qu'il
y a de vices et d'immoralité ; là donc, Paul a une expérience décisive.
Comme d'habitude, il commence à parler dans une synagogue. Cela ne se
passe pas très bien et il décide de quitter cette synagogue pour une
maison des environs, celle de Titius Justus. Là, il commence à prêcher.
Débute alors une histoire à succès : c'est à Corinthe que va naître sa
communauté préférée. Mais à l'origine, il y a un rêve, une vision
nocturne : « Le Seigneur déclara à Paul dans une vision nocturne :
``N'aie pas peur ! Parle seulement, ne te tais point ! Car je suis
avec toi, personne ne te fera quoi que ce soit. Un peuple nombreux
m'appartient dans cette ville.'' »2 Je crois que
cette parole peut être un mot-clef pour la mission urbaine. Jésus lui dit
dans ce rêve, cette vision nocturne : « Un peuple nombreux m'appartient
dans cette ville. »
Dieu a déjà un plan. Bien avant que Paul n'arrive à Corinthe, Dieu a déjà
un plan. Et beaucoup, à Corinthe, ont leur place dans ce plan. Avant même
que Paul puisse seulement leur adresser la parole, Dieu les a déjà
choisis, les porte déjà dans Son coeur. Cela veut dire que Dieu a un
plan avec les hommes, avec nous. Avec chacun d'entre nous, Il a Son plan,
tout à fait singulier, personnel. Il est le Dieu de ma vie. Bien avant
que je le sache, je suis déjà dans Son coeur. Il me connaît, Il sait ce
qu'il en est de moi, Il m'a voulu. Quand je considère ma vie, je peux même
voir très clairement, à travers le voile de la foi, Sa signature, la
marque de Sa conduite, parmi le peu de choses que je peux vraiment saisir
de ma vie. Il me connaît, Il m'a conduit. Je m'étonne de voir comment Il a
mis ma vie en scène. Parfois il s'agit de choses apparemment tout à fait
fortuites. Je sais qu'un tournant tout à fait décisif dans ma vie
dépendait d'un coup de téléphone. Cela aurait pu ne pas avoir lieu. Ma vie
aurait sans doute pris un tout autre tour. Cela s'est passé ainsi, par la
volonté de Dieu. Paul le dit lui-même quand il considère sa propre vie.
Nous connaissons tous ce passage où Paul parle de son cheminement, de
cette petite autobiographie dans l'épître aux Galates. Il y rappelle
combien il a persécuté l'Évangile, le Christ et ses disciples. Mais il dit
ensuite : « Mais quand Dieu, qui m'a élu dès le sein de ma mère et m'a
appelé par Sa grâce, m'a révélé Son Fils dans Sa bonté, afin que j'annonce
l'Évangile parmi les païens... »3. Dieu, qui m'a élu
dès le sein de ma mère... Bien avant que Paul ne le sache, il était déjà
élu, il était déjà dans le plan de Dieu. Et voici ce plan : que Dieu lui
révèle Son Fils, qu'il reconnaisse Jésus comme le Fils de Dieu. Nous
allons voir toute l'importance de cette précision de Paul : « afin que je
l'annonce ».
Cette histoire tout à fait personnelle de l'apôtre comme de chacun d'entre
nous débouche toujours sur une histoire commune. C'est vrai, chacun de
nous a son propre cheminement avec Dieu, ou bien Dieu a son propre
cheminement avec chacun d'entre nous. Mais nous ne sommes jamais isolés.
« Dans cette ville, dit Jésus à Paul, un peuple nombreux m'appartient. »
Un peuple, c'est une communauté, pas seulement des individus. Ils ne sont
pas encore ce peuple, ils sont encore dispersés, chacun pour soi, dans
leurs petits groupes, dans leurs familles, dans leurs cercles. Ils ne sont
pas encore Son peuple. Mais ce peuple appartient déjà à Jésus, et la
mission doit faire de cela une réalité. Si vous voulez, ils ne sont pas
encore un peuple, mais ils sont appelés à devenir le peuple de Dieu. « Un
peuple nombreux m'appartient dans cette ville. » Et grâce à la mission de
l'apôtre, une Église s'est constituée à Corinthe, une communauté que
l'apôtre a particulièrement aimée, sujet pour lui de souffrances et de
combats, mais qui est précisément devenue un peuple, le peuple de Dieu.
C'est pourquoi Paul écrit au début des deux lettres aux Corinthiens : « À
l'Église de Dieu qui est à Corinthe »4.
Ces hommes qui se sont rassemblés sont devenus une Église.
Nous voyons ainsi les deux éléments inséparables de la mission. Elle est
toujours parole adressée à titre personnel : Tu m'as appelé. Je me demande
encore aujourd'hui pourquoi ce père dominicain s'est adressé à moi en
particulier, parmi les trois cents élèves qui se trouvaient dans la cour,
alors que j'avais quatorze ans. Je ne sais pas, et je ne sais pas non plus
s'il savait ; je sais seulement que ce fut tout à fait décisif pour ma
vie. Chacun de nous a une histoire tout à fait singulière et personnelle
avec Dieu. Au moment même où nous sommes appelés, où nous rencontrons le
Christ comme Paul et beaucoup d'autres depuis, l'individu devient
quelqu'un qui appartient à un peuple, à son peuple. « Un peuple nombreux
m'appartient dans cette ville. » L'Église appelle cela la plantatio
Ecclesiae : une Église est fondée, une communauté naît. Je pense que cela
vaut aussi pour Vienne. Nombreux sont ceux dans notre ville qui ont une
relation de proximité avec l'Église, qui s'y sentent chez eux, beaucoup
qui ont pour elle une sympathie distante, beaucoup qui ne veulent rien
avoir à faire avec elle, mais tous ont une histoire tout à fait
personnelle avec Dieu, une histoire singulière. Je crois que le sens de la
mission est que nous entendions dans notre coeur ce que Jésus a dit à
Paul en son coeur, la nuit, à Corinthe : « N'aie pas peur ! Parle
seulement, ne te tais point ! Car je suis avec toi, personne ne te fera
quoi que ce soit. Un peuple nombreux m'appartient dans cette ville. »
Voilà ce qui est arrivé à Paul sur le chemin de Damas, quand il a
rencontré Jésus. Sa vie s'en est trouvée radicalement changée. Cela l'a
conduit à une relation tout à fait nouvelle avec ce Jésus de Nazareth. Il
l'a reconnu comme Messie, Fils de Dieu. Mais il s'est tout de suite passé
quelque chose : il a été envoyé. « Lorsqu'il plut à celui qui m'avait
choisi dès le sein de ma mère de me révéler son Fils, afin que je
l'annonce aux païens... », dit Paul sur son propre
cheminement5. Il devient en même temps témoin. À
Jérusalem, les apôtres disent : « Nous ne pouvons pas taire ce que nous
avons vu et entendu »6. Pour le dire en termes simples,
celui sur qui « tombe » la foi ne peut pas se taire, il devient témoin.
Je vous avertis donc : cela peut « tomber » sur nous, c'est-à-dire qu'il
nous devient clair --- et ça l'est pour nous --- que nous ne sommes pas
seulement appelés, mais aussi envoyés, appelés à devenir témoins. « N'aie
pas peur ! Parle seulement, ne te tais point, car un peuple nombreux
m'appartient dans cette ville. » Prions donc : Seigneur, aide-moi à être
prêt à répondre à ton appel !
II.
Quelle horreur ! Est-ce que cela veut dire que je dois aller sur la place
publique comme Paul l'a fait à Athènes ou lors de ses autres voyages
missionnaires ? Est-ce que je dois d'un seul coup me mettre à ennuyer les
gens avec ce que je pense sur la Stock im Eisen Platz ou bien Mariahilferstraße7 ? Est-ce qu'il ne va pas m'arriver la
même chose qu'à Paul à Athènes ? Est-ce qu'on ne va pas me rire au nez et
me dire : « Nous t'entendrons là-dessus plus tard »8 ? Des scrupules nous viennent à l'esprit, notamment ceux qui
sont déjà présents dans le monde qui nous entoure et en nous-mêmes :
est-ce que la mission n'est pas devenue un gros mot ? Est-ce que cela ne
fait pas penser à de l'intolérance ? Zèle missionnaire, cela ne sonne pas
bien. Ne nous a-t-on pas assez rappelé tout ce que la mission a pu
détruire dans différentes cultures, avec la colonisation ? La mission
n'est-elle pas une sorte de contrainte au bonheur ? C'est la peur d'une
mentalité sectaire ! L'histoire de la mission chrétienne est-elle quelque
chose qu'on peut montrer en exemple, auquel on peut se référer sans
problème ? J'espère qu'au cours de cette année, nous aurons aussi
l'occasion de considérer l'une ou l'autre des grandes expériences
missionnaires de l'Église. N'ont-elles été que des pages sombres de
l'histoire de l'Église ? Je crois que le grand mouvement missionnaire du
XIXème siècle est l'une des aventures les plus belles et les plus
passionnantes de toute cette histoire, non sans zones d'ombre certes, mais
vraiment toute de grandeur et de lumière. J'ai pu voir au Nigéria et l'été
dernier en Zambie ce que veut vraiment dire l'implantation de l'Évangile
là-bas, comme espérance pour ces pays qui ne peuvent faire l'économie de
la modernisation mais qui, grâce à la plantatio Ecclesiae, ont une
véritable espérance. Je crois qu'on peut affirmer sans problème que dans
un pays comme la Zambie, l'Église est vraiment la grande porteuse
d'espérance. L'histoire de l'Amérique latine, et aussi avec elle
l'histoire de la mission, est certainement très sombre. Et pourtant,
quiconque s'y intéresse de plus près pourra constater que la mission a
réalisé de très grandes choses en Amérique latine. Mais nous n'avons pas
besoin de remonter aussi loin. L'histoire contemporaine de la mission est
une aventure tout à fait passionnante, beaucoup trop mal connue chez nous.
Savons-nous qu'aujourd'hui, des missionnaires coréens oeuvrent en
Afrique, des Mexicains en Asie, des Africains en Amérique latine et en
Amérique du Nord, qu'il existe entre les jeunes Églises une intense
activité missionnaire dont nous savons trop peu de choses et qui finira
aussi probablement par devenir très importante pour nous ?
La critique de l'histoire de la mission, à laquelle on doit
faire face en toute franchise et honnêteté, court cependant le danger de
nous détourner de cette question très personnelle : suis-je convoqué comme
témoin ? Ne suis-je pas appelé et envoyé pour témoigner de Jésus en tant
que baptisé et que chrétien ? « Vous serez mes témoins ! »9, n'est-ce pas là le fondement de la foi et de la vie chrétiennes ?
« Vous serez mes témoins ! » Le sommes-nous ? Le devenons-nous ? Je
pense que chacun sait d'expérience quel bonheur c'est de pouvoir témoigner
de sa foi, de pouvoir en transmettre quelque chose : celui-là ne peut
oublier le goût de cette joie. Pouvoir guider les hommes vers le Christ,
ou bien voir comment le Christ brille dans le coeur des hommes, comment
ils trouvent dans la rencontre avec le Christ la guérison, un chez-soi, la
réconciliation --- celui qui a goûté à cette joie, elle ne le lâche plus.
Je le répète : ces catéchèses ont aussi pour but tout à fait conscient de
nous donner courage : « N'aie pas peur, parle seulement, ne te tais
point ! »
Il est d'ailleurs temps, vraiment temps. Si nous ne le
saisissons pas, c'est nous qui serons saisis : les autres nous le montrent
clairement. Je crois que rarement une époque fut aussi missionnaire que la
nôtre. Rarement on a vu autant d'activité religieuse à travers le monde
qu'aujourd'hui. Partout dans le monde, l'islam déploie une activité
missionnaire, fondée sur une incroyable force de conviction. Dans quelques
jours commence le grand rassemblement bouddhiste de Graz10.
Combien d'Européens trouvent aujourd'hui dans le bouddhisme une réponse à
leurs questions ! Cela veut dire qu'il y a des questions qui attendent
des réponses. Et l'athéisme du XXème siècle, n'a-t-il pas été
missionnaire, avec une très grande intensité, en prétendant devoir
répandre ses convictions partout dans le monde, éventuellement par la
violence, la violence la plus terrible dans le cas de l'athéisme
communiste ? Et avec quel zèle missionnaire ne cherche-t-on pas à
diffuser aujourd'hui certaines conceptions sociales en Europe ! Je pense
à l'intense débat qui a de nouveau lieu ces jours-ci à Bruxelles et à
Strasbourg sur la bioéthique : on y défend avec un zèle véritablement
missionnaire des convictions dont nous devons dire, en tant que chrétiens,
qu'elles ne sont pas conformes à la dignité humaine ni à notre foi. Nous
ne pouvons pas ne pas prendre position. Nous ne pouvons pas ne pas dire ce
qui nous meut, ce qui fonde notre espérance. Cela ne dépend pas de notre
bon plaisir de rendre témoignage ou non. Paul le dit très clairement :
« Malheur à moi si je n'annonce pas l'Évangile ! »11.
C'est une contrainte qui repose sur lui, dit-il, une contrainte non pas
violente, mais intérieure, une obligation. Je ne peux pas me taire sur ce
qui m'a été montré, sur ce chemin de vie que j'ai vu, sur ce qui m'a donné
de l'espérance ; là-dessus, je ne peux pas et je n'ai pas le droit de me
taire.
III.
Dans cette troisième et dernière partie de la catéchèse, je voudrais
examiner un peu la question de l'origine de la mission. D'où cela
vient-il ? Pourquoi est-ce si important pour l'Église que le Concile en
dit : « L'Église est missionnaire par essence » ? Il ajoute : « La
raison en est dans l'origine de l'envoi de l'Église ; cette origine se
trouve dans l'envoi du Fils et du Saint Esprit conformément au plan du
Père »12. C'est parce que nous croyons
dans l'envoyé de Dieu que l'envoi, la mission sont si importants pour
l'Église. Permettez-moi de rappeler ici les premiers mots du catéchisme,
qui résument en très peu de mots pourquoi il en est ainsi. Voici ce qu'il
est écrit au tout premier paragraphe : « Dieu, infiniment parfait et
bienheureux en lui-même, dans un dessein de pure bonté, a librement créé
l'homme pour le faire participer à sa vie
bienheureuse. »13 À
l'origine de tout, il y a le libre dessein de Dieu. Rien n'impose que nous
existions, que le monde existe. Rien n'a imposé à Dieu de créer le monde :
c'est juste sa libre volonté de nous faire participer à sa vie. « C'est
pourquoi, dit le catéchisme, de tout temps et en tout lieu, Il se fait
proche de l'homme. Il l'appelle, l'aide à Le chercher, à Le connaître et à
L'aimer de toutes ses forces. Il convoque tous les hommes que le péché a
dispersés dans l'unité de Sa famille, l'Église. »14 Le
projet de Dieu est donc de se faire proche de chacun d'entre nous, non pas
dans l'isolement cependant, mais pour faire de nous Sa famille. « Pour ce
faire, il a envoyé Son Fils comme Rédempteur et Sauveur lorsque les temps
furent accomplis. En Lui et par Lui, Il appelle les hommes à devenir, dans
l'Esprit Saint, ses enfants d'adoption, et donc les héritiers de sa vie
bienheureuse. »15
La mission trouve donc son origine en dernier lieu dans le Dieu trinitaire
Lui-même. « Comme le Père m'a envoyé, moi aussi je vous envoie », dit
Jésus à Pâques16. Nous sommes tous appelés à poursuivre
la mission du Christ. C'est pourquoi le catéchisme dit au deuxième
paragraphe : « Pour que cet appel retentisse par toute la terre, le
Christ a envoyé les apôtres qu'Il avait choisis en leur donnant mandat
d'annoncer l'Évangile : ``Allez, de toutes les nations faites des
disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, et
leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit. Et moi, je suis
avec vous pour toujours, jusqu'à la fin du monde'' (Mt 28,19-20). Forts
de cette mission, les apôtres ``s'en allèrent prêcher en tout lieu, le
Seigneur agissant avec eux et confirmant la Parole par les signes qui
l'accompagnaient'' (Mc 16,20). »17
Au troisième paragraphe, le catéchisme dit : « Ceux qui à
l'aide de Dieu ont accueilli l'appel du Christ et y ont librement répondu,
ont été à leur tour pressés par l'amour du Christ d'annoncer partout dans
le monde la Bonne Nouvelle. Ce trésor reçu des apôtres a été gardé
fidèlement par leurs successeurs. Tous les fidèles du Christ sont appelés
à le transmettre de génération en génération, en annonçant la foi, en la
vivant dans le partage fraternel et en la célébrant dans la liturgie et la
prière (cf. Ac 2,42). »18 Transmettre ce que le
Christ nous a donné.
Enfin, quatrième paragraphe : « Très tôt on a appelé
catéchèse l'ensemble des efforts entrepris dans l'Église pour faire des
disciples, pour aider les hommes à croire que Jésus est le Fils de Dieu
afin que, par la foi, ils aient la vie en son nom, pour les éduquer et les
instruire dans cette vie et construire ainsi le Corps du Christ (cf. Catechesi tradendae, 1). »19 La catéchèse, c'est
la continuation de la mission du Christ.
J'ai dit il y a quelques instants que nous vivions dans une
époque riche en missions, où beaucoup présentent leurs convictions sur le
marché des opinions publiques. Cette situation n'est certainement pas
neuve. Le christianisme primitif est arrivé dans un monde où il y avait
une foule d'idées, au milieu desquelles il a dû faire ses preuves. Voici
quelques questions que j'aimerais examiner au cours de ces catéchèses :
comment cela a-t-il réussi ? Qu'en est-il aujourd'hui ? Qu'est-ce qui
fait la mission chrétienne ? Seulement des paroles ? Le témoignage ?
L'action ? L'oeuvre de Dieu dans notre coeur ? Nous verrons, je
pense, que c'est un peu de tout cela. Mais il y a sans aucun doute une
chose à la base. Le Concile dit sur la mission : « Il ne s'agit pas de
toucher, si l'on peut dire, l'``intériorité'' de l'homme. »20 C'est vrai, chaque homme est proche de Dieu, Dieu est
proche de chaque homme. Mais tout n'est pas qu'une question de
religiosité. Nous vivons une époque d'intense religiosité. On cherche
beaucoup, dans tous les courants et mouvements. Mais pour nous, la mission
a un fondement bien déterminé qui n'est pas la religiosité en général
malgré son importance : le sentiment de notre dépendance et de notre
soumission envers Dieu, de sa proximité, de la relation que nous avons
avec lui dans la prière et la méditation. Ce qu'il y a de propre à la
mission chrétienne, le Concile le formule ainsi : « Dieu a décidé
d'intervenir dans l'histoire de l'humanité d'une facon nouvelle et
définitive (...) C'est pourquoi il a envoyé Son Fils dans notre chair,
afin d'arracher par Lui les hommes au pouvoir des ténèbres et de Satan et
de se réconcilier le monde par Lui. »21 Dieu a fait un pas
qu'aucune religion humaine n'avait pu jusqu'alors imaginer. « Dieu a
envoyé Son Fils. »22 Cet envoi, cette chose incroyable :
Dieu s'est fait homme, Il est intervenu dans l'histoire de l'humanité, le
Verbe s'est fait chair et Il a habité parmi nous, Jésus Christ est le Fils
de Dieu ; cela, donc, c'est la vraie raison de la mission chrétienne. Car
Dieu a fait ce pas incroyable de la mission : Il a envoyé Son Fils. Aussi
est-Il au centre de la mission. Il s'agit de faire des hommes ses
disciples, de les conduire vers le Christ ; car le Christ veut venir vers
les hommes.
La petite Thérèse, dont nous avons célébré la fête il y a peu,
a compris dans les paroles « J'ai soif »23 qu'ici
Jésus n'exprime pas seulement Sa soif corporelle, mais aussi Son désir de
lier les hommes à Sa propre vie, de les rassembler, ou encore, comme elle
le dit avec ses propres mots, de gagner des âmes. Voilà ce qu'elle a
saisi, ce qui l'a saisie : elle ne veut pas laisser cette soif
insatisfaite. Si nous avons tellement d'importance pour Dieu qu'Il a
envoyé Son Fils, alors cela ne peut pas nous laisser froids, cela doit
nous presser à conduire les hommes vers Jésus, à les aider à Le connaître.
Voilà le fondement le plus intérieur de la mission. Si Dieu nous a tant
donné, c'est visiblement qu'Il veut que nous recevions ce don, que Sa
famille se constitue autour du Christ. Je crois que sans cette soif, sans
ce désir qui a tant ému la petite Thérèse, nous ne comprendrons jamais la
mission. Ou inversement et cette fois positivement : dans la mesure où
nous sentons quelque chose de ce désir de Jésus de répandre et d'offrir
Son amour, nous serons pressés à le servir.
Encore une fois Paul à Corinthe et aussi à Vienne je crois, une parole que
Jésus nous adresse : « N'aie pas peur, parle seulement, je suis avec
toi ! Un peuple nombreux m'appartient dans cette ville. » Je vous invite
à vous associer dans votre coeur à la mission urbaine et au chemin qui
nous y conduit.
D.G.