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La liturgie, des commencements à Vatican II

Modeste aperçu historique

Nathalie Requin









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Afin que soit maintenue la saine tradition, et que pourtant la voie soit ouverte à un progrès légitime, pour chacune des parties de la liturgie qui sont à réviser, il faudra toujours commencer par une soigneuse étude théologique, historique, pastorale. En outre, on prendra en considération aussi bien les lois générales de la structure et de l'esprit de la liturgie que l'expérience qui découle de la plus récente restauration liturgique et des indults accordés en divers endroits. Enfin, on ne fera des innovations que si l'utilité de l'Église les exige vraiment et certainement, et après s'être bien assuré que les formes nouvelles sortent des formes déjà existantes par un développement en quelque sorte organique.

Sacrosanctum Concilium (23), «Tradition et progrès».

Recusatio

Le panorama qui suit ne peut décrire l'évolution de la liturgie chrétienne que dans ses lignes très essentielles, voire arbitrairement jugées telles... On insistera surtout sur l'histoire de la liturgie occidentale. Et comme il faut bien défendre sa chapelle, quelques mots sur l'importance de l'histoire de la liturgie: cette science (qui suppose la foi et la participation active à la liturgie), créée au xviiième siècle, a pour but de montrer et d'expliquer comment la liturgie est devenue ce qu'elle est. Elle repose sur la conviction que l'origine des rites en éclaire la véritable signification, aide à en déterminer l'importance plus ou moins grande, et en fait apprécier soit la transcendance, soit au contraire la dépendance à l'égard du contexte de culture. Pour cette esquisse d'une histoire de la liturgie, on a choisi de mettre en relief cinq temps significatifs de l'évolution: les commencements, l'édit de Milan, le Moyen Âge, le Concile de Trente et celui de Vatican II. Il serait en fait plus juste de considérer deux grands moments autour du Concile de Trente (1545--1563): avant, les liturgies d'Occident et d'Orient évoluent de façon assez parallèle; après, la liturgie latine, soumise directement à l'autorité du Siège apostolique, fait l'objet de réformes que son unification et sa centralisation rendent possibles, mais aussi plus nécessaires, tandis que les liturgies de l'Orient doivent être préservées dans la pureté et l'intégrité de leur patrimoine spirituel. Mais comme dans toute bonne dissertation, commençons par définir les termes du sujet...

Explication et histoire du mot «liturgie»

Littéralement, le mot grec leiturgia signifie oeuvre du peuple. On entendait par là les services rendus en faveur du peuple, soit par des citoyens aisés, soit par des villes, comme par exemple l'entretien du choeur dans le théâtre antique, l'équipement d'un navire, l'hébergement d'une délégation aux fêtes nationales, etc. La Septante (vers 250--150 av. J.-C.) emploie ce mot pour désigner le service des prêtres et des lévites dans le Temple. Dans le Nouveau Testament, le mot se présente aussi plusieurs fois avec ce sens, mais il désigne également l'oeuvre caritative, le service des anges... Peu à peu pourtant, en Orient de langue grecque, l'emploi du mot a été restreint à la célébration de l'Eucharistie, tandis qu'en Occident, il restait inconnu. C'est seulement au xviième siècle, grâce surtout aux humanistes, que le mot «liturgie» y est introduit.

Quant à la définition du mot, on se référera à l'encyclique de Pie XII, Mediator Dei, du 20 novembre 1947, qui écarte les conceptions erronées: C'est avoir une notion tout à fait inexacte de la sainte liturgie que de la regarder comme une partie purement extérieure et sensible du culte divin, ou comme une cérémonie décorative; ce n'est pas une moindre erreur de la considérer simplement comme l'ensemble des lois et des préceptes par lesquels la hiérarchie ecclésiastique ordonne l'exécution régulière des rites sacrés. (25) Bien au contraire, la liturgie n'est pas d'abord une démarche humaine, mais la continuation de la rédemption que Dieu a opérée en Jésus-Christ par le Saint Esprit. L'Église continue la fonction sacerdotale de Jésus-Christ principalement par la sainte liturgie. (3) La sainte liturgie est donc le culte public que notre Rédempteur rend au Père comme chef de l'Église; c'est aussi le culte rendu par la société des fidèles à son Chef, et, par lui, au Père éternel; c'est en un mot, le culte intégral du Corps mystique de Jésus-Christ, c'est-à-dire du chef et de ses membres. (20)

1. Le temps des commencements

a) La liturgie dans les écrits du Nouveau Testament

Si, dans le Nouveau Testament, on ne trouve pas d'exposé systématique sur la première liturgie chrétienne, on découvre par contre une foule de détails et d'indications qui réclament une interprétation nuancée. Pour parler de la célébration liturgique dans la communauté chrétienne primitive, le Nouveau Testament emploie d'ordinaire les expressions «se réunir», «s'assembler». Pour la communauté primitive de Jérusalem, le lieu de son assemblée a d'abord été le Temple où elle participait, en même temps que ses frères juifs, aux prières traditionnelles. Puis les réunions dans les lieux d'habitation prirent peu à peu de l'importance. Les Actes des Apôtres nous disent qu'elles consistaient à rompre le pain et à partager un repas «avec allégresse et simplicité de coeur». La louange de Dieu et et les prières d'intercession les accompagnaient. Très tôt, l'assemblée liturgique du dimanche prit une importance particulière. Premier jour de la semaine, c'était le jour de la Résurrection de Jésus. Dans cette première période, on ne discerne pas encore de dispositions fixes ordonnant la liturgie. D'une extrême diversité sont les dons de l'Esprit (charismes) dont bénéficie un grand nombre de membres des communautés, comme on le voit dans les Actes des Apôtres, dans les Épîtres de saint Paul et post-pauliniennes. Ce que nous appelons «participation active» des membres de la communauté s'exprime alors dans l'exhortation suivante: Lorsque vous vous assemblez, chacun peut avoir un cantique, un enseignement, une révélation, un discours en langue, une interprétation (1 Co 14 26). Face à un certain débordement subjectiviste des comportements liturgiques, saint Paul affirme que tout doit se passer de manière à édifier...; que tout se passe dignement et dans l'ordre (1 Co 14 26, 40).

C'est une période d'improvisation liturgique, les fidèles ne disposent pas d'autres livres que la Bible. L'Église a hérité de la tradition juive de l'Ancien Testament dans les assemblées et elle y a ajouté le Nouveau Testament. Psaumes et cantiques bibliques ont formé le livre de chants de la communauté. Sans doute perdurait une tradition orale pour les choses essentielles, mais le flou reste de mise: saint Justin avoue que [le célébrant] rend grâce, comme il peut. Mais à la fin du premier siècle apparaissent les hérétiques et les pseudo-charismatiques. Alors on se soucie de plus en plus de la pureté de la doctrine et de la liturgie. Ce souci se manifeste surtout dans les Épîtres pastorales. Le caractère ministériel et juridique de la liturgie, aux dépens de l'aspect prophétique, est la conséquence nécessaire de cette évolution.

b) La liturgie dans les documents des iiième et iiiième siècles

Citons rapidement l'un des plus anciens écrits chrétiens postérieurs aux Apôtres, la Didachè ou «Doctrine des douze Apôtres» qui nous donne quelques renseignements d'importance sur la vie liturgique entre 80 et 130 ; l'Épître à la communauté de Corinthe, écrite par le pape Clément qui est un exemple de la coutume qui se généralise d'introduire des textes de la prière juive dans le monde chrétien ; les sept lettres de l'évêque Ignace d'Antioche, composées vers 110, qui s'efforcent de préserver la liturgie des altérations dues à des hérétiques (il affirme qu'il faut l'approbation de l'évêque pour que nous plaisions à Dieu. Alors toutes nos actions seront sûres et légitimes: baptême, eucharistie, agape, mariage...).

Les premiers textes liturgiques dont nous connaissions la teneur nous sont parvenus grâce à l'Ordonnance ecclésiastique écrite vers 215 par le prêtre romain, et plus tard anti-pape, Hippolyte. Représentant de cercles conservateurs, il s'efforce de préserver des altérations la Tradition apostolique (telle est la traduction du titre grec de son ouvrage). Ce que nous rapporte Hippolyte sur le Baptême, l'Eucharistie et la transmission du ministère ecclésiastique est confirmé, pour l'essentiel, par les écrits de Tertullien (mort vers 220) et de Cyprien (mort en 258). Les plus anciens recueils de la liturgie romaine, mise à part la Tradition apostolique, sont les sacramentaires qui contenaient les prières des évêques au cours de diverses célébrations, ainsi que des lectionnaires de la messe, le Liber pontificalis, les formules du Liber diurnus, et surtout les lettres des papes.





On peut ainsi en tirer les principales caractéristiques de la liturgie romaine antique: le canon de la messe se composait d'une formule unique mais qui admettait une certaine souplesse, quelques pièces comportaient des développements suivant les solennités; le style des prières se ressentait de la réserve du clergé à l'égard de la composition poétique, harmonie (modulée par le cursus) et concision, en grec d'abord puis en latin à la fin du ivième siècle; avec la présence à Rome d'une importante colonie byzantine et de moines orientaux, les lectures sont faites dans les deux langues et des usages orientaux s'introduisent, comme les fêtes mariales, l'adoration de la Croix et le chant de la fraction. En résumé, pour les trois premiers siècles, on constate qu'en dépit de toute la variété dans l'élaboration des textes et des rites particuliers, il y a eu pourtant dans l'ensemble de l'Église une structure homogène de la liturgie chrétienne, on a même parlé d'un «schéma justinien» (L. Fendt) qui en constitue la base jusqu'à nos jours.

2. La liturgie chrétienne aux ivième et viième siècles

Petit rappel: avec le rescrit1 de tolérance que l'empereur Constantin avait élaboré à Milan en 313, dit «édit de Milan», le christianisme connut enfin une entière liberté et égalité avec les autres religions. Plusieurs privilèges suivirent en faveur des chrétiens jusqu'à la proclamation du christianisme comme seule légitime religion d'État, en l'an 380 sous les empereurs Gratien (pour l'Occident) et Théodose (pour l'Orient). D'Église persécutée, le christianisme devint d'un coup Église d'Empire, privilégiée.

a) Conséquences de la conversion de Constantin

La conversion de Constantin eut aussi des effets sur la liturgie. On le voit déjà dans l'aspect extérieur de l'Église. Désormais, surtout dans les grandes villes, les liturgies ont lieu dans de majestueuses basiliques, édifiées avant tout grâce à l'empereur et à sa famille. D'où, tout naturellement, une liturgie plus solennelle. D'autant plus que les évêques avaient rang de hauts fonctionnaires impériaux. L'élévation sociale de leur clergé également entraîne l'usage de vêtements festifs spécifiques avec des insignes particuliers tels que l'étole, le pallium et le manipule. Un petit nombre d'évêques toutefois hésitent à accorder de l'importance à ces honneurs civils et à en faire usage dans le cadre de la liturgie, dont Martin de Tours, Augustin... Alors que l'Église se montre ainsi accueillante à un certain déploiement d'un faste d'origine extérieure, elle réprouve en revanche la riche culture musicale de l'Antiquité. Les instruments sont considérés comme trop étroitement liés aux cultes païens. Au lieu de cela, les chrétiens se contentent du chant responsorial, et ce n'est que plus tard qu'on y ajoute le chant antiphonè (à deux choeurs). Le chant d'Église connaît cependant un progrès certain grâce à Ambroise de Milan qui a composé lui-même des «hymnes». Par ailleurs d'autres mesures favorisent l'évolution de la liturgie: par exemple la loi de Constantin du 3 mars 321 facilite grandement la fréquentation des offices du dimanche. Cette loi déclare «le vénérable jour du soleil» (dimanche) jour de repos pour tous les juges, la population urbaine et tous les artisans. Le peuple en foule pénètre dans les églises.

Dans le cadre de la lutte contre l'arianisme qui nie la divinité de Jésus-Christ, maintes formes de prières sont modifiées. Le respect du Seigneur présent dans l'Eucharistie s'accroît de celui qu'on doit au Fils de Dieu consubstantiel au Père: on parle alors du mysterium tremendum. Dès le iiiième siècle, des exemples montrent qu'on ne dit qu'à voix basse les paroles de l'Institution et les prières qui précèdent et suivent (canon et anamnèse). On accentue la séparation entre l'autel et la communauté, en élevant le cancel2 qui entoure l'autel et, surtout en Orient, on le cache par des voiles pour empêcher qu'on ne voie l'autel pendant la prière capitale (prière eucharistique). La conséquence funeste de tout cela fut que les fidèles cessèrent de recevoir la communion. En Orient, on se contentait, dès le ivième siècle, de recevoir la communion une ou deux fois par an, pratique que l'Occident n'adopta qu'un peu plus tard.

L'Église avait obtenu un statut privilégié et avait été élevée au rang de religion d'État obligatoire; de ce fait, une foule considérable entrait dans l'Église. Par suite, le risque naissait aussi d'un affadissement des célébrations liturgiques. Saint Augustin blâme les foules constituant le public des théâtres qui fréquentent les offices religieux davantage pour des motifs extérieurs que par piété authentique. Des nouveautés voient le jour: avec la fin des persécutions chrétiennes qu'entraîne la conversion de Constantin, on accorde aux martyrs de la foi une attention et un honneur particuliers (invocations, insertion dans le calendrier festif, culte des reliques) et au ivième siècle, l'essor du monachisme fut d'une importance capitale dans l'organisation de la prière et singulièrement pour le développement de la prière des Heures quotidiennes.

b) Formation des familles liturgiques en Orient et en Occident

L'influence des grands centres liturgiques a été capitale mais elle n'a pourtant pas réussi à écarter partout les différences régionales. On passera sur le labyrinthe des liturgies orientales pour s'attarder sur les deux types principaux de liturgies occidentales: celle d'Afrique du Nord et de Rome et celle de Gaule.

Nous sommes renseignés sur la forme de la liturgie d'Afrique du Nord avant tout par les écrits de saint Augustin: dès le début, la langue fut le latin et dans les divers évêchés, il n'y avait pas de textes uniformes. Toutefois en ce qui concerne la structure d'ensemble, cette liturgie était très proche de la liturgie romaine. Grégoire Ier réorganisa cette dernière: dans toutes les prières romaines anciennes, on trouve une langue concise, sobre, presque juridique qui exclut les tonalités poétiques et sentimentales du rite. Du type gallican de la liturgie relèvent tous les rites occidentaux en dehors de la zone romaine. Malgré leurs différences (je vous épargne le détail), ils ont en commun d'être fortement influencés par des rites orientaux, en particulier par le rite byzantin. La langue (le latin) est plus prolixe et colorée, le cérémonial plus dramatique.

3. La liturgie occidentale au Moyen Âge

a) L'époque des échanges liturgiques

Le rite romain organisé par les papes quitte son lieu d'origine et gagne très tôt, avec sans doute une grande liberté d'adaptation, d'autres églises d'Italie. Il s'étend au-delà des Alpes de façon d'abord spontanée, puis Charlemagne l'impose dans tout son Empire: la liturgie romaine supplante alors presque complètement en Gaule et en Germanie les anciennes liturgies locales. Ainsi, dès après le viiième siècle, commence au Nord des Alpes un processus de fusion enrichissante entre les liturgies romaine et gallico-franque, de sorte que l'on peut parler de siècles de transition. On peut distinguer deux autres facteurs du développement des liturgies, outre les influences d'églises à églises. D'une part la loi de croissance de l'Église: il lui faut préciser le dogme, perfectionner son organisation juridique et parallèlement exprimer d'une manière plus claire le contenu essentiel de ses mystères dans la liturgie; d'autre part les influences extérieures: le judaïsme et les cultes païens.

b) De Grégoire VII à la veille de la Réforme

Avec le pape Grégoire VII (1073--1085), commence à Rome une phase de consolidation non seulement de la vie générale de l'Église, mais aussi de la liturgie: tous les évêques doivent s'en tenir à la liturgie de la Curie romaine. Cet objectif n'est d'ailleurs atteint qu'au xiiiième siècle, lorsque l'Ordre des Franciscains, avec ses milliers de prédicateurs ambulants, s'en fait partout l'apôtre. Avec l'époque du gothique, qui n'est pas uniquement un style d'architecture, mais qui, dans l'ensemble des domaines public et privé, est aussi une façon de penser et un mode de vie, des forces et des formes nouvelles s'introduisent aussi dans la liturgie. Pour résumer, les traits caractéristiques en sont l'individualisme, le subjectivisme et le moralisme. Les missels complets, qui apparaissent à cette époque, permettent au prêtre de célébrer la messe - «messe privée» - tout seul, sans lecteur ni chorale. La liturgie devient de plus en plus une «liturgie cléricale», dans laquelle les clercs font tout tout seuls, tendance encore renforcée par l'adjonction du «jubé». Celui-ci partage l'église en une «église des dignitaires» et une «église du peuple», et même au plan architectonique, il divise l'unique communauté du Christ que constituent clercs et laïcs. La prière des Heures connaît la même évolution avec l'apparition du bréviaire. La participation à la communion souffre un recul effarant, à tel point que le IVième concile de Latran (1215) doit prescrire au moins une communion par an.

La liturgie était devenue l'affaire des clercs. La crédulité des laïcs chercha et trouva un exutoire et une nourriture dans des zones périphériques, telles par exemple que les nombreux «mystères» joués surtout aux grandes fêtes de Noël, Épiphanie et Pâques, mais aussi en l'honneur des «patrons» des églises et des villes, dont le culte était souvent associé à des idées et des pratiques superstitieuses.

4. Du Concile de Trente à Vatican II

Au début et à la fin de cette période se placent deux demi-siècles d'intense renouveau (1562--1614 et 1903--1961) que séparent trois siècles de stabilité au cours desquels les problèmes liturgiques passent à l'arrière-plan de la vie de l'Église.

a) Le concile de Trente et la liturgie

Face à la situation déplorable de la vie de l'Église, s'intensifie dès le début du xviième siècle l'appel à la réforme de l'Église par la réforme de la liturgie et s'impose la nécessité d'expliquer la liturgie au simple peuple. On réclame de nouveaux livres liturgiques (n'oublions pas le rôle de l'invention de l'imprimerie), uniformes pour l'ensemble de l'Église. Mais pour un renouveau en vérité, il eût fallu que les papes de la Renaissance se réforment d'abord eux-mêmes. Après de grandes difficultés, convoqué par le pape Paul III à la demande de Charles Quint, pour faire face aux progrès de la Réforme protestante, vient enfin le Concile de Trente (1545--1563, avec de longues interruptions). Pour contrer les succès des protestantismes, la plupart des dogmes sont examinés et redéfinis (notamment la Présence réelle dans l'Eucharistie); les pratiques du culte réaffirmées (les sept sacrements, le culte de la Vierge et des saints, des images); de nombreux décrets disciplinaires sont pris (célibat des prêtres, résidence des évêques dans leur diocèse, interdiction du cumul des évêchés); on fixe le canon des Écritures et on décide la préparation d'une version officielle. Pour l'évolution liturgique, dans le but de rattacher les fidèles à la liturgie catholique et d'impulser le mouvement missionnaire, c'est la dernière session (1562--1563) qui est importante. Il est décidé d'élaborer un nouveau catéchisme et de rééditer tous les livres liturgiques qui auraient partout force de loi, sauf pour les diocèses et communautés religieuses pouvant exciper d'un usage particulier remontant à au moins deux cents ans. Après le Catéchisme romain (1566), paraissent sous Pie V (1566--1572) le Bréviaire romain (1568) et le Missel romain (1570). Ainsi est prescrite une liturgie unifiée pour l'ensemble de l'Occident. Il ne s'agit pourtant pas de l'ancienne liturgie romaine, mais d'une liturgie mixte romano-gallo-germanique, encore réservée au clergé. Alors qu'au Moyen Âge, le latin avait acquis dans la vie publique une telle importance que son usage comme langue cultuelle n'avait suscité, dans les cercles dirigeants, aucune contradiction, les positions s'étaient durcies à cause des Réformateurs exigeant et utilisant leur langue nationale. Le Concile de Trente condamne seulement l'affirmation selon laquelle la messe ne devait être célébrée que dans la langue du peuple, laissant ainsi la porte ouverte à d'autres développements. Mais, dès la fin du xviième siècle, cette décision est interprétée comme si le concile avait interdit toute liturgie en langue vivante, si bien que la position de Rome en faveur du latin s'est passablement durcie durant les quatre siècles suivants. Quant au peuple, il «assiste à la messe», sa participation se borne à «écouter» et «regarder». Pour lui, la liturgie reste le mysterium le plus souvent incompris. En France, parallèlement à la liturgie latine officielle perdure la tradition médiévale du Psautier français et d'autres chants religieux populaires: Desportes puis Godeau composèrent des paraphrases de psaumes qui connurent un grand succès.

b) La liturgie à l'époque baroque



La sensibilité baroque fit que, dans la liturgie officielle de l'Église, on cultiva de plus en plus le faste. Y contribuent non seulement le cadre festif des églises baroques, mais aussi le chant polyphonique et la musique instrumentale. La messe solennelle est vécue comme un «régal pour les yeux et les oreilles». Il y a peu de changement par rapport au subjectivisme du Moyen Âge: durant la messe, par exemple, les fidèles récitent le chapelet ou «des prières de dévotion». La mauvaise habitude, qui devient de plus en plus fréquente, de ne distribuer la communion qu'après la messe, pour permettre à ceux qui ne communient pas de quitter l'église plus tôt, renforce l'idée que la communion est affaire de piété privée. Le plus souvent la prédication a lieu avant la messe, de sorte qu'on peut s'en dispenser facilement.

Cependant, la science liturgique se développe, il y a désormais des bases scientifiques qui permettent une comparaison critique avec la liturgie tridentine et suscitent des efforts de rénovation.

c) La liturgie au «Siècle des Lumières»

Sous l'influence d'une nouvelle attitude d'esprit, ces efforts de renouveau deviennent plus dynamiques. On regarde dès lors la liturgie davantage sous l'aspect de son utilité pastorale, on souligne son caractère communautaire et l'on travaille à la simplifier, à la «rationaliser». C'était courir le risque de rabaisser la liturgie au rang de moyen d'éducation morale, d'instrument pédagogique.

d) Liturgie et Restauration catholique au xixième siècle

En réaction aux Lumières, le Romantisme des premières décennies du xixième siècle est à contre-courant du rationalisme, de façon individualiste et subjectiviste, avec une insistance marquée sur le sentiment et la sensibilité, même dans le domaine religieux. Par tout ce qu'elle est, la religiosité romantique contredit l'esprit de la liturgie.

Plus tard, la Restauration catholique, comme son nom l'indique, veut réédifier ce que le Siècle des Lumières est censé avoir détruit. Elle cherche donc à se rattacher étroitement à Rome et à la grande époque du Moyen Âge, remettant à l'honneur la théologie (néo-) scolastique et imitant l'architecture médiévale (surtout romane et gothique). Elle imprime aussi sa marque sur la liturgie qu'elle entend restituer dans sa forme originelle soi-disant romaine considérée comme vénérable. Le porte-parole de cette restauration liturgique est, en France, dom Prosper Guéranger, abbé bénédictin de Solesmes (1805--1875). Dans ses deux ouvrages majeurs, les Institutions liturgiques et L'année liturgique, il tente de montrer la dignité et la beauté de la liturgie, en en soulignant fortement le caractère de mystère.

Par ailleurs, la traduction du Missel romain fut un événement considérable: les millions d'exemplaires de ces missels ont contribué de manière décisive à faire comprendre la liturgie de la messe et sa célébration communautaire. On publia également de nombreux manuels de liturgie et des ouvrages de vulgarisation. Remontant au-delà du Moyen Âge, les historiens préparent les esprits à redécouvrir que la liturgie est essentiellement l'affaire de tout le peuple de Dieu.

e) Le mouvement liturgique du xxième siècle (jusqu'à Vatican II)

Au début du xxième siècle, un document de Pie X (1903--1914) pose en une phrase le point de départ de la phase proprement pastorale du mouvement liturgique: dans son Motu proprio Tra le sollicitudini du 22 novembre 1903, sur la musique sacrée, il réclame la participation active aux mystères et à la prière officielle et solennelle de l'Église. Après la première Guerre mondiale, paraissent de nombreuses études scientifiques sur la liturgie, en particulier en Allemagne et en France. Mais, pour que le mouvement liturgique français «décolle» vraiment, il faut attendre la fondation en 1943 du Centre de pastorale liturgique. L'encyclique Mediator Dei de Pie XII parue en 1947 constitue un autre tournant dans le mouvement liturgique dont elle légitime fondamentalement les efforts. Elle souligne comment la liturgie n'a pas à demeurer figée dans des «rubriques», mais à s'organiser et se développer selon les circonstances et les besoins des chrétiens. Tout en conservant la langue latine, signe manifeste d'unité et protection efficace contre toute corruption de la doctrine originale, le pape juge profitable pour les fidèles l'usage de la langue vulgaire pour certains rites. Une Commission est chargée de préparer une réforme générale de la liturgie. Sous son impulsion sont créés en de nombreux pays des «Instituts de liturgie» et en 1951, la vigile pascale est rétablie. Le rite ne se déroule plus, en petit comité, à l'aube du samedi soir, mais avec tout le peuple rassemblé, dans une veillée à riche contenu liturgique. C'est une première prise en compte des recherches sur l'histoire de la liturgie qui se poursuit, en 1955, par la restitution du déroulement de la Semaine sainte, deux initiatives qui remettent en cause l'intangibilité du rite de saint Pie V en renouant, par-delà la réforme tridentine, avec la tradition ancienne.

Alors que dans les premières décennies du mouvement liturgique, il s'agissait de faire à nouveau participer les fidèles à la liturgie tridentine telle qu'elle était, on reconnaît de plus en plus clairement vers le milieu du siècle, que la liturgie elle-même a besoin d'être réformée et rénovée: Rome autorise plusieurs rituels nationaux utilisant largement la langue vernaculaire.

5. Vatican II et l'évolution postconciliaire

a) Le concile Vatican II

Le moment était venu d'une réforme radicale et générale de la liturgie. Elle vint plus rapidement que prévu, grâce à l'annonce inespérée d'un concile oecuménique par Jean XXIII, le 25 janvier 1959, et grâce à la manière dont ce concile fut conduit dans un esprit de liberté et par des discussions loyales en vue de trouver les meilleurs moyens possibles. Ce fut, non seulement pour l'histoire de la liturgie, mais pour la vie de toute l'Église, un événement d'une importance historique que la publication, le 4 décembre 1963 --- exactement 400 ans après la session finale du Concile de Trente ---, de la Constitution sur la liturgie, premier document conciliaire, qui fut adopté par 2147 oui contre 4 non seulement. Elle procède d'une visée globale que le Concile s'était fixée: Faire progresser la vie chrétienne de jour en jour chez les fidèles; mieux adapter aux nécessités de notre époque celles des institutions qui sont sujettes à des changements; favoriser tout ce qui peut contribuer à l'union de tous ceux qui croient au Christ; fortifier tout ce qui concourt à appeler tous les hommes dans le sein de l'Église (SC3 1). Les ambitions étaient définies clairement : Pour que le peuple chrétien obtienne plus sûrement des grâces abondantes dans la liturgie, la sainte Mère l'Église veut travailler sérieusement à la restauration générale de la liturgie elle-même. Car celle-ci comporte une partie immuable, celle qui est d'intention divine, et des parties sujettes au changement, qui peuvent varier au cours des âges ou même le doivent, s'il y est introduit des éléments qui correspondent mal à la nature intime de la liturgie elle-même, ou si ces parties sont devenues inadaptées (21), et raisonnablement limitées: Pourvu que soit sauvegardée l'unité substantielle du rite romain, on admettra les différences légitimes et des adaptations à la diversité des assemblées, des régions, des peuples, surtout dans les missions, même lorsqu'on révisera les livres liturgiques. (38)

b) Les modifications les plus significatives

L'apport majeur de Sancrosanctum concilium est la réaffirmation de la nécessité d'une participation pleine, consciente et active des fidèles à la liturgie (14): il ne s'agit pas de l'auto-animation, ni de l'auto-réalisation de l'assemblée célébrante mais du chemin de l'intériorisation du Mystère. Sancrosanctum concilium reprend plusieurs aspects du Mediator Dei de Pie XII quand il exprime le souci que les fidèles n'assistent pas à ce mystère de la foi comme des spectateurs étrangers ou muets, mais que, le comprenant bien, dans ses rites et ses prières, ils participent consciemment, pieusement et activement à l'action sacrée (48). D'une liturgie de «clercs», on passe à une liturgie largement «communautaire». De part en part, cette dernière a été revisitée, voici quelques points importants:

c) Une réforme contestée

Il ne faut pas oublier que critiques et objections ont été soulevées de deux côtés opposés. Pour les uns (souvent qualifiés de progressistes), la réforme est trop timide et limitée; ils se sont crus pour cela autorisés à faire des changements plus profonds de leur propre mouvement. Les autres (qualifiés de conservateurs) tiennent chacune des réformes pour une trahison à l'égard de la tradition : en particulier l'introduction de la langue vernaculaire (cf. le groupe Una voce). Pour ces derniers, les réformes de Vatican II n'ont pas été perçues comme graduelles et progressives, elles remettaient en cause de façon brutale des traditions auxquelles ils étaient très attachés pour les significations qu'ils leur prêtaient. Une partie de cette opposition «conservatrice», sous la conduite de Mgr Marcel Lefebvre est allée jusqu'au schisme, pour des raisons dépassant d'ailleurs le cadre de la liturgie. Le 3 octobre 1984, la Congrégation pour la liturgie a publié, à la surprise d'un grand nombre, un Indult5 du pape Jean-Paul II qui donnait aux évêques la possibilité d'autoriser les prêtres et les fidèles restés attachés au rite de Trente à célébrer la messe en utilisant le Missel romain selon l'édition typique de 1962. Dans ce cas, les règles suivantes s'imposent: n'avoir aucune communion avec ceux qui mettent en doute la légitimité et la rectitude doctrinale du Missel romain promulgué en 1970 par le pontife romain Paul VI et user de la langue latine, sans mêler des rites et textes du nouveau missel. Cette permission ne doit pas porter préjudice au déroulement de la liturgie qui doit être observé dans la vie de chaque communauté ecclésiale. Le document se comprend comme un signe de la sollicitude dont le Père commun entoure tous ses fils.

Conclusion pour ceux qui sont encore là

Souvent, les observateurs ont été sensibles au recul de la pratique religieuse en Occident, particulièrement sensible dans les régions où elle était forte, ainsi qu'à la remise en question de l'identité chrétienne dans la période post-conciliaire. Mais il faut aussi souligner comment la réforme a pu fournir le cadre d'une véritable expression liturgique de la foi vécue. Quarante ans après Vatican II, on ne peut que constater que le document Sacrosanctum concilium est toujours pertinent, et qu'il nous appartient de continuer à nous l'approprier. Si l'étude scientifique de la liturgie et la formation des fidèles à l'action liturgique se sont révélées nécessaires et sont par suite valorisées, c'est dans l'idée que la compréhension de la liturgie doit tendre à une intériorisation à la fois personnelle et communautaire. Dans cette même perspective, le but suprême de cette réforme liturgique était de faire progresser la vie chrétienne de jour en jour chez les fidèles et par conséquent de rénover l'Église en rénovant la liturgie: Car il appartient en propre à l'Église d'être à la fois humaine et divine, visible et riche de réalités invisibles (2). On peut dire de la liturgie ce qui se dit de l'Église entière, à savoir qu'elle est semper reformanda, toujours à réformer, tout en se souvenant que, dans la réforme de la liturgie, l'impatience est mauvaise conseillère.

N.R.6

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