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La musique dans la liturgie

Ariane Revel









Comment chanter sans devenir idiot? La question peut paraître saugrenue tant il est vrai que la pratique musicale, qui d'abord pour nous est pratique du chant, est ancrée dans notre manière de célébrer et de prier. Elle ne l'est pas tant (saugrenue): par-delà même la diversité des usages de la musique dans la liturgie, reste toujours une ambiguïté, celle de sa véritable aptitude à renforcer le sacré, sans détourner l'esprit du fidèle sur elle-même, à porter le culte sans se substituer à lui, ou bien encore sans l'annuler tout simplement en en bannissant le recueillement. Succomber au plaisir du chant pour le chant, à la joie du rassemblement et de l'unisson en oubliant ce dont on parle, tout cela est chose facile; et pourtant, quel plus beau moyen de louer le Seigneur que la musique? Quelle meilleure façon d'entrer dans un espace différent, celui de la liturgie, celui du divin, qu'en signifiant dans la forme même de ses paroles une différence de qualité, qu'en passant à un langage rituel, commun et musical qui nous porte au-delà de nos paroles habituelles? La question ne date pas d'hier, mais elle se fait peut-être ces dernières années sentir avec plus d'acuité, à travers la lutte des adversaires des «messes-où-l'on-tape-dans-les-mains» et des tenants d'une liturgie qui laisse le maximum de place à la participation des fidèles, dans l'esprit de la Constitution Sacrosanctum Consilium, et parfois au prix d'une saturation du temps de la messe par du «bruit». Mon but ici n'est donc pas de faire le tour du problème des origines à nos jours, je n'en ai ni la place ni surtout les moyens, mais de mettre en évidence quelques points qui me paraissent importants dans notre pratique liturgique.

«Chantez à Dieu de tout votre coeur avec reconnaissance, par des psaumes, des hymnes et des cantiques inspirés» (Col 3 16)

La musique, sous diverses formes, accompagne la pratique religieuse, et pas seulement la nôtre: les rites en général comprennent une part musicale, et les rites chrétiens sont héritiers des traditions qui les précèdent. Une oeuvre musicale nous transporte dans un autre espace et favorise la mise à l'écart des pensées parasites; la musique comme la poésie donne plus de poids aux paroles; le chant rassemble les individus en communauté, partageant visiblement et audiblement le même élan vers Dieu. Bien sûr, une messe peut être dite, mais elle perd alors de son ampleur, pas en tant que rite accompli puisqu'elle reste une célébration eucharistique, mais en tant qu'«elle favorise l'unanimité et rend les rites plus solennels» (Sacrosanctum consilium, 112) si elle est accompagnée de musique. La Constitution sur la liturgie du Concile de Vatican II met l'accent sur la participation active de l'assemblée (art. 30), et donc sur le rôle de la musique exécutée par l'assemblée et guidée par une chorale, avec la participation des ministres du culte. «Même les servants, les lecteurs, les commentateurs et ceux qui appartiennent à la Schola cantorum s'acquittent d'un véritable ministère liturgique» (art. 29): le chant d'assemblée fait partie intégrante de la liturgie. Et en effet, l'importance d'un chant d'entrée, d'un chant de sortie ou encore d'un orgue qui se déchaîne tandis que l'assemblée sort de l'église pour retrouver un espace profane où elle va se disperser n'est pas à démontrer. Ce sont les bornes du temps extraordinaire qu'est le temps liturgique.





De même, le chant, surtout le chant long, permet d'entrer dans le rite, de s'y installer, par une parole rituelle dans le cas des passages fixes (Kyrie, Gloria... ), par une parole qui ne conserve que l'essentiel de toute manière, même dans les chants libres. Qu'on songe par exemple aux chants de Taizé, chants répétitifs qui portent notre prière avec des mots très simples, des cellules mélodiques très courtes, et qui pourtant sont d'une très grande force, parce qu'ils nous laissent le temps de nous installer dans la prière et, par delà nos paroles, transportent toutes nos intentions. La musique sacrée a pour but «la gloire de Dieu et la sanctification des fidèles» (toujours Sacrosanctum Concilium, art. 112), leur élévation grâce à l'émotion procurée par la musique, par le chant qui entoure de sa beauté et de sa pureté, non pas seulement esthétique, mais spirituelle, essentielle. Célébrer dans une assemblée signifie, par le chant, constituer une communauté tangible dans une même participation au même rite et à la même foi; communier, certes dans un sens faible, mais tout de même.

Quelques questions autour de la pratique musicale dans la liturgie

Évidemment la question de la participation pose le problème de la musique sacrée qui n'appelle pas la participation du fidèle dans l'assemblée, celle des messes de Haydn ou des Passions de Bach, dont l'effet est très manifestement «la gloire de Dieu et la sanctification des fidèles» quand on les écoute, mais qui sont le produit d'une tradition musicale savante, pour «professionnels», et qui plus est s'inscrivent dans un genre dont certains exemples sont de magnifiques cas de musique de circonstance, sans volonté autre que la beauté formelle, sans volonté spirituelle. Où est alors la limite entre l'écoute du mélomane et celle du fidèle qu'elle inspire? Ici encore le problème est ancien et il transparaît dans la méfiance de l'Église face aux formes d'innovation musicale, par exemple au milieu du Moyen Âge au moment du développement de la polyphonie, ou à celui de l'essor des ornements et vocalises. Où s'arrête la musique sacrée, où commence la musique profane?

Plus complexe est la question de la séduction du chant lui-même. On en trouve déjà la trace chez saint Augustin, entre conscience de l'utilité des chants, de ce qu'ils apportent à la prière, la rendant plus belle, plus émouvante, musique dont «la vie et l'âme» est l'Écriture, et peur de la distraction : «Ainsi je balance entre le péril qu'il y a de rechercher le plaisir, et l'expérience que j'ai faite de l'avantage que l'on reçoit de ces choses, et me sens plus porté [...] à approuver que la coutume de chanter se conserve dans l'Église, afin que par le plaisir qui touche l'oreille, l'esprit encore faible s'élève dans les sentiments de la piété» (Confessions, X, 23). Même si elle est belle, surtout si elle est belle, la musique est risquée, et cela vaut toujours pour nous dès lors que nous oublions ce qu'elle signifie explicitement ou symboliquement. La musique élève l'âme mais n'est-ce pas d'une manière artificielle, fragile? N'abêtit-elle pas en faisant prendre pour de la foi une émotion esthétique? La musique annoblit la liturgie, elle ne doit pas pour autant lui être indispensable, ni à la prière, et encore moins à la foi.

Plus largement encore la musique, et pas forcément la musique complexe, savante, nous porte certes ; mais est-on bien sûr que ce soit toujours vers Dieu? Comme la psalmodie peut faire oublier le contenu des psaumes, au lieu d'en renforcer le poids et nous mène parfois vers notre prière intérieure, individuelle --- ce qui en un sens nous abstrait de la liturgie ---, parfois vers des pensées toutes autres, le chant et de façon plus générale la musique, dès qu'ils nous deviennent extérieurs, laissent l'esprit de tout un chacun gambader gaiement du côté des préoccupations personnelles. Et même on pourrait dire que plus le chant est connu, plus le risque de récitation mécanique est grand. Ainsi là même où on peut s'installer dans le rite parce qu'il n'y a plus d'effort de chant à faire, on risque de glisser dans un rituel dépourvu de sens, au moyen même de ce qui servait à donner plus de sens. Il ne faut pas oublier qu'une messe réactualise dans nos vies le mystère pascal, ce qui exclut qu'on ne pense pas à ce qu'on proclame: chaque moment doit ou devrait être pleinement vécu par chaque membre de l'assemblée en tant que croyant et avec ses frères.





Voilà du côté de ce qu'enlève au rite la musique : au lieu de rendre la liturgie plus présente elle en fait un rite creux. On peut aussi évoquer une autre série de problèmes qui m'apparaît comme distincte de la première, et plus ancrée dans ce que nous vivons plus particulièrement aujourd'hui: celle qui tourne autour du remplissage de toute la liturgie par de la musique, et des conséquences de cet usage sur le rapport même des fidèles au culte divin. Nos paroisses, ou en tout cas un certain nombre, sont remplies hebdomadairement, pour la messe dominicale, de bruit et de fureur, et plus encore à l'occasion des fêtes ou tout simplement quand un groupe inhabituel l'anime. Car faire preuve de sa compétence, c'est faire de la messe un moment où chacun se sentira ancré dans la communauté paroissiale, un moment de fête où chacun trouvera son compte dans l'allégresse générale, sans trop réfléchir. Ce qui importe d'abord, c'est que chacun se sente intégré au groupe. C'est une des fonctions du chant. Saturer la messe de musique, chantée ou instrumentale, c'est prendre complètement en charge le rapport à Dieu, à la prière et au mystère de l'Eucharistie, de chacun. C'est aussi multiplier les risques de désincarnation du chant et de la musique, puisqu'on n'a pas le temps de réfléchir à ce que l'on dit, à ce que l'on écoute. Les couplets passent, canalisant certes l'attention de chacun, d'autant plus attirée que le rythme est plus entraînant, que la messe est plus rapide et plus dense, et le moment qui suit chaque chant finit par être le moment du chant suivant, que l'on a repéré sur sa feuille de messe, avant d'être un moment de contrition, de louange ou d'exultation. Le chant, avant d'élever l'âme à la hauteur du rite et du mystère célébré, met en valeur la liturgie comme espace de sociabilité, espace qui prolonge l'espace profane du dehors et se poursuit à la sortie. Il n'est pas forcément mauvais qu'il y ait une dimension communautaire, puisque la messe est par excellence une pratique de l'Église rassemblée. Mais l'on se rassemble d'abord pour une action liturgique, rituelle, sacrée. Il me semble que le trop-plein de chant, ou plutôt l'absence de silence, favorise la dimension de «tous ensemble» au détriment de celle de «tous vers Dieu».

Quelques ébauches de réponses...

... sur le rôle et la place de la musique dans la liturgie. Car c'est finalement bien là que se trouve le problème. Quelle place liturgique attribuer à la musique, pour qu'elle soit ouvertement une musique sacrée, qu'elle ne soit pas mécanique ou qu'en tout cas son caractère mécanique ne nuise jamais à la qualité de la participation et qu'elle ne soit pas simplement une pratique communautaire mais une pratique religieuse forte dans une célébration?

On peut proposer je crois une réponse en deux temps, en s'appuyant sur les textes du concile de Vatican II et sur ceux qui l'ont immédiatement suivi (la Constitution Sacrosanctum Concilium et l'instruction Musicam sacram (1967)).

Dans le problème de l'usage de la musique et en particulier du chant, c'est le problème de la participation active qui est en jeu. Si on se réfère en effet à l'article 30 de Sacrosanctum Concilium, on y lit: «Pour promouvoir la participation active, on favorisera les actions du peuple, les réponses, le chant des psaumes, les antiennes, les cantiques et aussi les actions ou gestes et les attitudes corporelles.» La question est bien d'impliquer le peuple des fidèles dans l'ensemble de la liturgie, en particulier par la musique --- qui d'ailleurs à elle toute seule est une «attitude corporelle». Mais l'article 11 insiste aussi sur la nécessité «d'harmoniser les âmes avec les voix», voix certes pas au seul sens de chants, mais on a vu combien le chant, peut-être plus encore que la parole, pouvait être sujet à une désacralisation. Il est donc nécessaire d'envisager une vraie participation, à laquelle chacun soit appelé. Dès lors que l'esprit de la liturgie, du sacré, est présent, et dès lors que tous acceptent la musique choisie comme adaptée à cet esprit, le problème ne réside pas dans le choix du genre de musique, dans son rythme ou dans le type de mélodie. Il est des lieux où la pureté du chant grégorien paraît d'un usage évident, d'autres où le même chant monodique dont l'unisson réalise si bien l'unité des coeurs dans la piété ne sonnera tout simplement pas. Les morceaux de musique sacrée que l'assemblée ne peut pas exécuter peuvent trouver leur place, par exemple dans des moments de prière pendant la messe ordinaire, ou encore pendant des messes de funérailles où l'assemblée n'est pas forcément croyante, ou capable de chanter. Les articles de Sacrosanctum Concilium consacrés à la musique sacrée et l'instruction Musicam sacram soulignent la nécessité du chant et la possibilité d'élargir le répertoire par des chants en langue locale, et plus seulement en latin, ainsi que celle d'utiliser des formes de chants populaires, en formant les musiciens adéquatement, en particulier dans les terres de mission, si cela peut aider à une participation effective.

Ainsi, il semble que le problème ne soit pas tant dans le type de chant et dans sa légitimité. Tout chant est légitime tant qu'il est dans l'esprit de la liturgie. Plus importante est donc la définition de cet esprit de la liturgie, sans lequel, de fait, chanter signifie s'abêtir, religieusement parlant du moins. L'esprit de la liturgie est cet espace et ce lieu ici et maintenant où l'on vit à nouveau l'Eucharistie, espace à la fois commun et individuel, où chacun est face à Dieu pour lui rendre grâce et participe à la vie du Christ, et en même temps où le peuple des baptisés est formé par le rassemblement en Église vivante. La liturgie, ici de la messe, et peut-être dans une mesure un peu moindre celle des offices, est «sommet et source de la vie de l'Église» (Sacrosanctum Concilium, art. 10), où chacun participe individuellement et avec tous. Dans cet esprit, ce sont les chants et le silence qui donnent forme à la liturgie. Les chants comme moment d'union, les silences comme moments de recueillement, les deux domaines n'étant naturellement pas étanches, forment l'espace du rite, l'espace du sacré où chacun avec tous les autres célèbre le culte de Dieu et la résurrection du Fils --- et l'article 30, toujours lui, se termine ainsi : «On observera en son temps un silence sacré», et ce silence sacré n'est pas dissociable du reste de la célébration; il est sacré et nécessaire. Il y a des chants en tous genres mais je ne crois pas qu'il y ait de chants sans silence où peut résonner la parole de Dieu et le poids des paroles chargées d'intentions qu'elle nous inspire. Le tort de beaucoup de liturgies actuelles est sans doute de négliger ce silence en le comblant par des chants pour éviter que l'attention ne se dissipe, alors que le silence est précisément le moyen de rendre plus sensible encore la communion dans une même foi, le même face à face avec Dieu, et la beauté du chant qui s'élève de ce même coeur.

Comment chanter sans devenir idiot ni perdre le sens du chant? Sans doute en laissant résonner les paroles, plus rares et plus précieuses.

A.R

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