La liturgie, source et sommet de la vie chrétienne
Jérôme Levie
Alors que la réflexion sur la nature et les exigences de la
liturgie se fait intense, face à la dite «crise» de la
liturgie, cet article veut indiquer des
pistes vers une compréhension ne dépendant pas de la dialectique entre
traditionnalisme et progressisme, et étudier les raisons du hiatus
entre les attentes modernes et la proposition de l'Église, raisons qui
s'avèreront, en vue d'une juste réappropriation des structures
signifiantes, autant d'éléments de pertinence face au malaise
post-moderniste. L'esquisse se limitera au rite latin et à
la messe, même si ces observations s'appliqueront souvent plus
largement.
Si l'histoire nous apprend que la plupart
des formes liturgiques actuelles sont apparues de façon relativement
précoce, et se sont développées de manière relativement homogène, il
est en revanche saisissant de s'apercevoir que la façon
dont nous comprenons aujourd'hui, ne fût-ce qu'intuitivement, la
liturgie, est récente (hormis les brillantes homélies patristiques sur
le sujet, dont le contenu avait disparu de la conscience ecclésiale),
issue du mouvement liturgique initié
par dom Guéranger, prolongé par dom Casel, Romano Guardini..., qui a
culminé dans l'ecclésiologie et la liturgologie manifestées
dans les constitutions conciliaires (très interdépendantes)
Sacrosanctum Concilium et
Lumen Gentium1. La liturgie a alors été située
à sa vraie place, à savoir à la source et au sommet de la vie
chrétienne. Acte d'amour de l'Église envers son Époux, elle
nous fait entrer dans un mystère, accéder à la vie
du Ressuscité, à laquelle le divin Pédagogue (car c'est bien Lui qui a
célébré les premières liturgies eucharistiques) nous initie en nous
insufflant Son esprit divin. Lieu d'une synergie entre
Dieu et l'homme initiée et instituée par Dieu Lui-même,
elle comporte des éléments immuables (qui ne se négocient pas,
comme le montre le Cardinal Ratzinger2 à partir du
dialogue du Pharaon avec Moïse sur le culte qu'il doit
rendre à Dieu au désert --- Ex 9--12).
Table du sacrifice eucharistique et du banquet des
noces de l'Agneau
Vatican II, en partant des noces de Cana,
a souligné le lien essentiel entre le sacrifice et le banquet des
noces de l'Agneau (SC 47). C'est bien à la communion
d'amour trinitaire que nous sommes invités par la participation au
sacrifice du Christ;
bien plus, le sacrifice du Christ n'est sacrifice éternel (donc
réactualisable) qu'en tant qu'il est don d'amour racheté par l'amour et
culminant dans la Résurrection3. C'est dans la joie du Ressuscité que la
liturgie nous introduit, c'est au banquet pascal de la Sagesse et de
la Parole qu'elle nous invite, par anticipation de la gloire future.
Nous participons donc à un acte qui originellement
n'est pas le nôtre, mais celui du Christ, adressé au Père (à
qui sauf exception est adressée la liturgie).
Sacrosanctum Concilium a aussi indiqué l'enseignement des
significations de la
liturgie, aux religieux (SC 16) comme aux laïcs (notamment sous forme
de monitions4
pendant le culte, voir SC 35), comme moyen de rendre
les célébrations plus «substantielles». Notre louange n'est jamais
parfaite, n'est jamais complètement digne,
puisque notre liturgie pérégrine vers la Jérusalem céleste. Elle constitue
néanmoins
un avant-goût de la liturgie céleste dont témoigne l'Apocalypse, grâce
à son véritable acteur, le Saint Esprit, qui réalise
l'oeuvre de notre sanctification5 en
réactualisant le Sacrifice du Christ, et qui opère
l'universalisation de la vie du Christ en nos vies, en inscrivant
nos vies sous leur norme, la vie du Christ, qui leur donne un sens.
«Tu n'exigeais ni holocauste ni victime, alors j'ai
dit : Voici, je viens.» (Ps 40, 8--9)
La messe est une réactualisation du sacrifice eucharistique du
Christ, auquel participe et s'associe l'Église, «société
de louange divine»6 dans ses composantes militante, souffrante et céleste
(SC 8, LG 49). Les liturgies byzantines ont vite intégré le fait
que cette liturgie devait reproduire, pour s'approprier, la totalité
de la vie terrestre du Christ7,
tout entière tendue et mise sous le signe
de cette Heure du sacrifice final. Face à des vues partielles de la
liturgie, aux oppositions entre rites, il faut réaffirmer l'unité de la
liturgie, venant de l'unité du Christ, qui est l'essence du
christianisme --- brisant ainsi tous les cadres catégoriels qu'on
voudrait lui appliquer8. La liturgie est donc, par la
réactualisation de Son sacrifice et l'anticipation des noces
eschatologiques, et par notre participation active à
ces réalités, le moyen et le but de l'imitatio
Christi9, ainsi placée
comme il se doit comme objectif de toute la vie chrétienne (la
liturgie se fait donc ici lex vivendi).
En effet, la seule offrande digne de Dieu, c'est celle de nous-mêmes,
assumée par le Christ. Par la participation active, en
assistant à cette re-présentation des mystères du Christ,
nous participons réellement, de façon condensée, à toute Sa vie.
La liturgie, fontaine de la grâce
On voit donc que la liturgie est bel et bien un appel à vivre de la
vie divine, dans le dynamisme de l'Incarnation, un appel à vivre l'Évangile.
Adressée globalement au Père, elle est
participation à la parfaite prière-adoration rendue au Père
par le Christ Grand Prêtre, centre et archétype de toute louange de
Dieu par l'homme10. La forme d'être du Christ est
basée sur la
réception de son être comme don, qui ne fait qu'un avec le don de
cet être à Dieu en retour. Tout comme la vie terrestre du Fils est
tout entière conditionnée par Son rapport d'obéissance au
Père11, de
même dans la liturgie commence et aboutit notre vie de chrétien,
qui est imitation du Christ dans la foi, l'espérance et la
charité12.
Le modèle de ce don de soi, condition et mode d'exercice de la joie
pascale, qui n'est pas résignation passive mais
qui mobilise toutes les forces actives de l'homme, est bien sûr le fiat de Marie. Dans la liturgie nous recevons donc notre identité,
en tant que la norme de notre nature est celle de l'Agneau-Verbe
Rédempteur, et le dynamisme sacrificiel du Christ nous permet d'en faire une
offrande, rendue digne du Père par le Christ rachetant son imperfection.
La liturgie est source parce que, par l'usage de réalités strictement
matérielles, comme le pain et le vin, pour une oeuvre proprement
divine, elle nous invite à prendre au sérieux notre charge
d'«intendants de la création». En nous faisant offrande de
nous-mêmes, elle met notre vie entière sous le signe de l'oblation et
de la soumission à Dieu, condition de la véritable humilité. Ainsi,
dans le rapport à la liturgie nous présentant (en nous y associant) le
modèle et la norme du Christ, dans la filiation divine qui est la
nôtre, nous pouvons vivre la foi, l'espérance
et la charité, vertus théologales qui sont la forme de l'existence
chrétienne. Par la participation à la Passion du
Christ, nous apprenons la nécessité de la souffrance, du renoncement à
soi-même, pour accéder à la gloire divine. Plus radicalement, par
l'apprentissage du renoncement qu'elle nécessite et induit,
l'Eucharistie est un apprentissage de l'Éternité (par la participation
à Son incorruptibilité)13, et de la mort qui
nous est nécessaire pour nous y insérer14. Elle est le
fondement de l'inscription de l'éternité dans notre histoire, par
l'«historicité interne» de la grâce qui y agit.
Par sa représentation
efficace (tout en n'étant qu'image anticipée de ce qui vient) du
banquet céleste, du Royaume de Dieu, elle nous invite à une charité
active, à l'établissement de la justice et de la paix. Elle est
source parce que, en conjuguant l'attente et le déjà-là eschatologique
à l'enracinement dans le passé et le présent, elle nous envoie en mission...
«Supprimez le surnaturel, il ne
reste que ce qui n'est pas naturel.» (Chesterton)
En nous associant, non seulement à toute l'Église dans sa catholicité
(LG 13),
mais encore à l'Église souffrante (des défunts du purgatoire) et
céleste (des saints et des anges), elle nous initie au sensus
Ecclesiae, au sens de la catholicité, de l'universel (étant
l'association, jamais complètement digne, de l'Église à l'OEuvre de
son Époux, l'Universel concret). Tout comme le sacrifice du Christ
(qui est semel, ou aphapax : une fois pour toutes) n'est pas achevé
pour nous (car n'a pas parcouru l'entièreté de la temporalité), la
souffrance du Christ a pour caractéristique essentielle de tendre à
être complétée par nos propres souffrances, leur conférant le
sens pascal de Sa souffrance15 en les récapitulant en elle.
Mais, source de toute la vie du chrétien, la liturgie en est également
le sommet, car signe et instrument de notre insertion dans la Vie
trinitaire. Signe, car accomplissement de ce pour quoi nous sommes
crées, la louange, l'adoration, le service, le respect, l'amour de
Dieu; instrument, car la messe célébrée par l'Église (donc par nous)
continue l'oeuvre de notre rédemption. Toute
notre vie, tous les sentiments que nous y ressentons, sont, par
l'assomption dans la vie du Christ, norme de toute vie humaine,
assumés, nommés, traversés dans la liturgie, et récapitulés sous
le signe de la Joie du Ressuscité. Ainsi de la souffrance
(Salvifici Doloris, 20, 25).
Les deux aspects sont liés, car la liturgie ne peut
prétendre intégrer toute notre vie d'homme dans la vie du Christ si
elle n'en assume pas tous les aspects (assumables...) au départ, et elle
se réduira à un ritualisme rassurant, à une incitation à un humanisme
mou, si elle n'est pas communication et participation à l'Autre.
«Il suffit d'être, et vous vous entendrez
Rendre la grâce d'être et de bénir;
Vous serez pris dans l'hymne d'univers,
Vous avez tout en vous pour adorer.»16
La participation active, centrale pour le concile, a
souvent été mal comprise (citons par exemple, le glissement vers la
liturgie-spectacle; dans certains états d'Amérique prend place une
véritable compétition d'offices entre pasteurs...).
C'est une notion centrale, issue de celle de sacerdoce des
fidèles (LG 10 et 34),
qui traduit le fait que la litourgeia,
centrée autour de l'Eucharistie et des
sacrements et collaborant ainsi à notre oeuvre de rédemption, est
l'oeuvre de toute l'Église (et pas un rite-spectacle imposé de
l'extérieur). Si, de fait (voir SC 30), elle comprend
«gestes et actes concrets», là n'est pas l'essentiel, qui se trouve
bien plutôt dans une participation «pleine», «pieuse», «consciente» et
«fructueuse»17,
caractéristiques qui ne sont obtenues que par une pleine compréhension
de la liturgie --- d'où l'importance d'une pédagogie de la
liturgie18 ---, et par une piété personnelle
prolongeant celle-ci dans la vie quotidienne du chrétien. Soulignons
ici l'importance du psaume responsorial de la messe dominicale, faisant le
lien entre piété liturgique et piété personnelle, qu'elle soit
récitation de l'office divin ou simplement prière face aux situations
personnelles, ce que sont les psaumes. Car la
liturgie n'est pas toute la vie, la messe est un envoi nous
encourageant, dans la liberté de baptisés qui est la nôtre, à faire de
notre vie une liturgie, et à annoncer l'Évangile, pouvant ainsi
extraire notre vie de l'indifférence
paresseuse au temps et à nos frères.
Dimension communautaire de la liturgie
Dans la liturgie, l'Ecclesia est convoquée (du verbe ek-kalein,
appeler hors) par le Christ pour devenir ce qu'elle
est, Corps mystique du Christ, comme telle invitée à s'associer à Son
sacrifice et au banquet de Ses noces. On voit donc que la
christologie doit être complétée par une ecclésiologie, parce que
c'est l'Église qui célèbre la liturgie qui est son but premier, qui
la constitue en tant qu'assemblée convoquée par la parole du Christ,
Parole incarnée, qui fait l'unité de la messe19,
et l'envoie vers la
mission (missa). L'insistance mise, depuis Vatican II, sur la
communauté, à partir de la notion de peuple de Dieu, ne doit pas faire
oublier que la communauté n'est chrétienne que par
l'écoute d'un message qui la dépasse.
Ce caractère ecclésiologique de la liturgie,
rapport essentiel de l'Église à son Époux, pose d'emblée le problème
du lien avec le séculier et le culturel,
l'Église étant à la fois dans le monde et
hétérogène à lui. Dans un tel carrefour d'axes vertical et horizontal, la
totalité de la nature humaine ne pourra s'y retrouver que si on ne cède
ni aux fantasmes d'un rite figé, ni aux revendications d'immédiateté de
et facilité de l'homme moderne, qui, sociologiquement, entraînent
nécessairement la relativité, et, en pratique, empêchent la liturgie
d'irriguer en profondeur la vie socio-culturelle.
Cultuel et culturel
La liturgie, «source et sommet de la vie chrétienne»20, spirituelle et
corporelle, se trouve donc au coeur de la vie. Elle est donc en
rapport d'influence intense avec celle-ci, avec les conceptions que se
font l'époque et le milieu de l'homme, de Dieu, et de leur rapport.
On y voit donc l'expression, et en retour la source, de toutes les
déviations et affaiblissements de ce rapport, qu'ils s'expriment au
sein de l'Église ou plus largement dans le monde. Crise de la foi (se
greffant elle-même sur une crise de l'intériorité) et
crise de la liturgie ne peuvent donc pas ne pas être
liées21 ; les mêmes
tendances y exercent leurs effets (ainsi du libre-examinisme)... face
auxquelles il faut réaffirmer le primat de la foi sur l'opinion, de
la transcendance sur le cérémoniel, de l'être sur l'avoir et
le faire. Le cultuel se greffe nécessairement sur le culturel, le
tout est de le faire avec discernement. Des conceptions telles que
l'anthropocentrisme, le moralisme, le volontarisme, le didactisme ou
le subjectivisme ne peuvent guère s'accorder avec l'essence de la
liturgie catholique, et en particulier latine. Aussi la sociologue
Mary Douglas va jusqu'à dire que, dans une optique radicale, le
succès d'une réforme liturgique suppose un remaniement de l'ordre
social dans ses formes structurelles.
Le mouvement liturgique avait cinq Grundedanken :
l'action du Corps mystique, un théocentrisme radical
(la rencontre de l'homme avec Dieu, et sa forme fondamentale, est l'initiative
de Dieu, non de l'homme), une conscience joyeuse de notre rédemption,
le caractère objectif de la liturgie (nous ne sommes ni l'auteur ni
l'origine du message) et l'harmonieuse unité entre forme
et contenu. On peut souligner aussi, avec M.
Gitton22, la discrétion, évitant la
banalité de l'ostentatoire et la tentation de croire tous les mystères
divins expliqués, la nécessité et la distinction.
D'aucuns, voulant adorer Dieu sans médiation, opposant le
spirituel à l'institutionnel dans une allergie aux schémas
pré-établis, oublient que la
Parole s'est faite homme, et texte, rendant la réception
par une communauté constitutive de sa communication à l'homme.
Préjudiciable pour la liturgie est également le tropisme moderne
suivant lequel le vieux, l'ancien et le traditionnel,
sont synonymes d'obscurantisme; alors que la patine du
temps et de la tradition, par ses modifications successives suite à
l'appropriation du dépôt antérieur, rend la liturgie de plus en plus
«conforme au Logos». De plus, cette rupture orgueilleuse des liens
ne peut que nuire à la constitution de l'être de relations qu'est l'homme.
«L'Univers est Temple, [...] l'homme y passe à travers
des forêts de symboles.»23
Pour renouveler profondément notre vie, la liturgie l'inscrit dans des
rythmes cosmique et salvifique (à savoir l'histoire du salut, histoire de
Dieu parmi les hommes, parcourue au cours de l'année liturgique).
Refuser ces apports hétéronomiques serait refuser notre véritable
identité d'être créé, au sein d'une Création plus large
tout entière concernée par l'Alliance, en vue d'une
communion avec le Créateur. Le Rédempteur est aussi le Créateur (d'où
le double caractère, historique et cosmique, du rite chrétien),
et un des effets de la
liturgie est de nous faire comprendre à quel point le monde est bon,
riche de moyens pour le salut de notre âme. Face à un monde qui
se coupe de la nature et de ses rythmes, et face à une mentalité
libertaire, héritière de la «démythologisation»,
prétendant fonder la liberté de l'homme sur son absence d'attache et
de dépendance à tout système de symboles (qui sont pourtant «le plein du
sens», selon Ricoeur) ou de pensée, et qui voit donc se développer des
rites et des cultes (au chanteur, à l'actrice) de substitution peu
satisfaisants, la liturgie peut être
un espace de reconstitution de l'identité --- les symboles sont,
pour une très large part, contingents,
mais sont nécessaires au franchissement de la limite, à la
manifestation du divin par des signes sensibles (totaux
résultant de l'association d'un signifiant et d'un signifié, selon
Saussure).
«Même le breuvage des mystes se corrompt
si on ne le remue pas pour préserver le mélange.» (Héraclite)
La nature très particulière des symboles, véhicules d'un discours
théologique non discursif24, les rendant
inséparables de leur opération de symbolisation, et solidaires d'une
démarche d'investissement, implique la tendance
de l'homme à les oublier, et donc la nécessité de se les réappoprier
périodiquement en les repensant (co-gitant) ---
sauvegardant l'essentielle distinction avec le
Signifié, qui est le lieu où
s'exprime la Sainteté de la divinité et évitant ainsi une
fixation sur l'«objet transitionnel», pour employer un
langage de psychanalistes. Ce symbole est aussi ce qui
distingue le to pan diabolique (relevant d'une beauté panique,
fétichiste) du
to holon cosmique et ordonné, dans l'utilisation liturgique de la
beauté, résolvant le Multiple en l'Un, associant tout l'univers à la
louange du Créateur. L'Incarnation qui nécessite et permet la
liturgie et son usage des signes, comme caractéristique de la
fonction médiatrice du temps de l'Église.
Sous prétexte de purifier l'approche de Dieu, cherché désormais «à la fine
pointe de l'âme», on se prive de la proximité divine («proche mais
difficile à saisir», disait Hölderlin), et on opacifie
encore davantage le réel25, en le coupant de la
foi vive. À vouloir éviter le conventionnel, on rejette tout sacré.
Cet anti-icônisme, venu
d'une mécompréhension de ce que sont les symboles et d'une négation de
leur nécessité26, mène in fine au nihilisme (vécu
comme absurdité supportable ou comme hédonisme ludique).
«Seul le rite permet, dès maintenant et pour qui
y consent, de transfigurer le temps vécu.»27
Par son inscription dans la durée, ses privations volontaires (ainsi
des Alleluia pendant le Carême), la liturgie, lieu de la rencontre
anticipée de Celui qui vient, peut être un antidote à
la revendication moderne du tout tout de suite, de l'immédiate
jouissance. Elle transfigure le temps en assumant la
pluralité des rythmes humains et cosmiques, par les nombreuses durées
liturgiques, notamment l'année, et surtout le dimanche, premier et
huitième jour de la semaine, à la fois jour originel, unique
définitif, et premier jour des temps nouveaux.
Ainsi peuvent être réhabilitées
la patience spirituelle et la fidélité (car il faut de nombreuses années pour
saisir toutes les harmoniques du temps liturgique).
«Que ceux qui usent de ce monde en usent comme
s'ils n'en usaient pas vraiment.» (1 Co 7, 29--31)
L'horizontalisme et l'immanentisme, prégnants dans notre culture, et
influençant donc la liturgie, nous empêchent de comprendre le
caractère eschatologique de la liturgie (c'est peut-être un relent du
didactisme moral ou doctrinal des liturgies influencées par les
Lumières28).
En Christ, la liturgie,
dans son kairos (moment favorable, privilégié),
moment où l'Hodie
divin rejoint l'Hodie humain, nous
installe dans un rapport eschatologique au temps, liant le
déjà-là de l'Église au pas-encore du Royaume de Dieu, et nous rappelant notre
condition fondamentale, qui est d'être en exil dans le temps, étant
dans le monde mais pas du monde, «déjà enrôlés dans la cité d'en-haut»
(saint Jean Chrysostome), chaque instant étant cependant
racheté par l'Incarnation du Fils éternel dans le monde.
C'est l'harmonie surnaturelle en Christ entre origine et eschaton qui permet l'irruption du perpétuel dans l'histoire et nous
donne par grâce accès à l'immémorial de la vie et de l'être du
Christ29 --- ce même
immémorial qui est l'objet de la Tradition, ce germe
d'éternité qu'elle a la responsabilité de transmettre sans trahir.
De cette double dimension d'attente et de radicale nouveauté (une vie
dont les instants sont délivrés de l'omniprésence du moi),
suit un appel à vivre en tenant compte de cette autre réalité, car «le temps
se fait court» (1 Co 7 29).
Le rapport au temps de la liturgie est un rapport qui, en assumant le
passé (pour le temps du Christ, l'histoire d'Israël est une montée
vers le «Repas nuptial», tout en nécessitant le passage de l'Alliance
de l'eau de la loi à celle du Vin de la Rédemption),
permet une totale ouverture au présent de par la force de
l'espérance venant de l'avenir30; cette ouverture inconditionnelle
(sans inquiétude, ni préjugés, ni volonté de voyance,
dans une totale confiance à Dieu) permet l'accueil de l'avenir.
La participation à la vie du Christ permet de nous affranchir
d'une volonté impuissante (donc
s'enfermant dans un ressentiment) à se délivrer du «il était» et des
représentations de soi-même qu'il implique, à maîtriser le
temps qui passe. Dans la dynamique christique, l'existence est reçue du Père,
et ratifiée par une action
de grâces, le tout dans une foi et une espérance qui sont modalités de
l'obéissance et conditions de la liberté. À la suite du Christ et de
Marie, la réponse de l'Église au Oui d'amour
de Dieu permet d'inscrire toute notre vie dans la foi et l'ouverture
absolue à l'événement, notamment l'événement divin, dont
l'archétype est l'Incarnation.
Ce
n'est que lorsque mon agir ira plus loin que l'activisme et ma
contemplation plus loin qu'un simple regard que tous deux
représenteront une valeur humaine intégrale. Ceci se réalise dans le
culte. (Raymond Panikkar) En effet la
liturgie, dans le lien qu'elle effectue entre corps et
esprit31,
inscrit tout l'homme dans
la réalité de la filiation divine. Non seulement la
contemplation s'y enracine, mais également le rapport indivis de
celle-ci avec l'action32.
La liturgie nous introduit
dans la vie du Christ, en laquelle, selon Balthasar, action et
contemplation sont unies dans l'«intensité absolue»
de l'obéissance du Christ à Son Père (obéissance parfaite créant
donc paradoxalement l'espace de liberté nécessaire à Sa
contemplation).
Sécularisme et sensualisme
De même la sécularisation n'est pas sans effet sur
les pratiques liturgiques. Pourtant, il est évident, sociologiquement
et théologiquement, que les bénéfices du rite, et l'expression
efficace de la sainteté de Dieu, comme du sacré en général,
nécessitent une certaine distanciation, distance spatiale instaurée
entre les fidèles et l'autel, distance entre les moeurs habituelles et
les moeurs liturgiques. Le rejet du cérémonieux pour lui-même (qui a
été le fait d'une certaine liturgie romantique) a des racines positives,
mais, dans l'accusation d'extériorité pharisaïque,
ce n'est pas le rite qui est au cause, mais bien le manque
d'attention à ce qui le fonde, ce en quoi le cultuel dépasse le
théatral. Il est éloquent à cet égard que les liturgies
en langue vernaculaire, protestantes ou orientales, soient souvent
rédigées en un style hiératique, ou archaïque. Certes la religion
chrétienne est le résultat d'une désacralisation, mais la relation de
proximité infinie avec Dieu qu'elle met en valeur n'est possible
que parce que Dieu est le Tout-Autre !
Elle peut également, en se dégageant d'un certain
sensualisme (romantique, mais aussi moderne), dégager notre
perspective de l'hédonisme moderne circulaire. Nous
pouvons y retrouver le sens de la
véritable espérance dont le monde, tant déçu
par les espérances séculières, a tant besoin, attente
eschatologique de la réalité du Banquet
céleste, dont la Table eucharistique, ce si grand sacrement, est une
anticipation efficace. Le primat du spirituel et de l'intériorité
(dans la participation active, notamment) est en hiatus avec notre
recherche d'une efficacité «technique», et notre besoin de «faire
quelque chose».
«La sainteté n'est pas un accomplissement de soi,
ni une plénitude que
l'on se donne. Elle est d'abord un vide que l'on se découvre et que
l'on accepte et que Dieu vient remplir dans la mesure où l'on s'ouvre
à Sa plénitude.»33
Face à cette époque, malade d'individualisme, et qui souvent cherche
le remède à son consumérisme dans une recherche spirituelle
immanentiste et auto-suffisante, la liturgie, par son mécanisme
d'extériorisation et de «mise en place», nous permet d'introduire
l'autre dans notre rapport de soi à soi, en quittant une économie
basée sur le mérite pour entrer dans une logique de don, de sacrifice
de soi, qui est la logique du Royaume, dans la constitution d'une
communauté hiérarchisée par la diversité des ministères (c'est-à-dire
des services, subséquente à la diversité des charismes de l'Esprit).
De même son but est l'adoration, non l'épanouissement (ou le
développement) personnel.
Le caractère objectif de la liturgie nous rappelle que Dieu est plus
grand que toutes nos représentations, et nous délivre ainsi d'un
certain subjectivisme revendiquant une piété ou une spiritualité sans
dogmes. De même le caractère sacramentel de notre
liturgie, comme de notre foi, nous délivre de l'immanentisme comme
d'un transcentalisme niant toute possibilité d'un culte conforme
au Logos, c'est-à-dire in fine niant l'Incarnation. La
distanciation qui s'y opère bouscule notre tendance à la proximité
égalitaire de tous, visant la convivialité mais atteignant la
platitude. Une telle déformalisation voulue par la modernité aboutit
vite à une «routinisation vériste», selon l'expression de Jean-Yves Hameline.
En outre, les sociologues des rites insistent tous34
sur la nécessité, pour l'«efficacité» du rite, d'un
certain dépaysement interpellant (auquel la puissance archétypale
semble proportionnelle35),
de la répétition, d'un cadre obligatoire, à la fois détermination formelle,
axiologique et hétéronomique, d'où peut
jaillir une impulsion d'authenticité; mais encore d'un certain calme
du rite (combien le silence est nécessaire pour faire place à la
présence divine...),
et d'une rupture par rapport à la personnalité extra-liturgique.
Le cadre, en effet, ne brime pas la liberté, mais au contraire la rend
possible, permet la déprise, le «lâcher prise» dans les mains de Dieu,
créant ainsi un espace pour L'accueillir.
Liturgie, lien de la charité et lex sperandi
La prise en compte du caractère eschatologique de cette
justice ne conduit pas à une déresponsabilisation, mais au contraire à
la réalisation de ce qui existe déjà de manière anticipée
mais appelle notre participation en tant que membres du Christ :
le Royaume de Dieu, dont la vie est la charité, «qui ne passera
jamais»36. C'est bien en tant que fondée par des
réalité dernières, comme disait Dietrich Bonhoeffer, que la liturgie,
réalité «avant-dernière», doit être prise au sérieux.
«Vatican II :
la plus grande grâce dont l'Église a bénéficié au
vingtième siècle»37
Il me semble
que ni les traditionnalistes ni les
progressistes38
n'ont compris le
réel caractère de l'immémorial39
dont procède la
tradition40 et,
par là, la liturgie. L'Église est semper reformanda et semper purificanda.
Un autre apport de Sacrosanctum Concilium est l'insistance sur le
développement «organique» de la liturgie (SC 23), développement animé par le
Saint Esprit, dans la direction de la louange de la Jérusalem céleste.
Il est absurde, et contraire à une saine
compréhension de la tradition, de s'attacher à une forme prétendûment
figée du rite comme étant absolument bonne et universellement
valable41 --- le
missel de saint Pie V est lui-même le résultat d'une
réforme, et en a été l'objet pendant quatre cents ans, entre 1570, sa
première révision en 1604, et
sa dernière version en 1962, qui comportait d'ailleurs l'annonce par
Jean XXIII de sa prochaine révision conciliaire.
Le respect de la tradition est beaucoup plus
exigeant, et beaucoup plus risqué (cf. le rapport tradere-trahere),
qu'une simple conservation --- si une certaine nouveauté, simple
pointe d'une réappropriation en profondeur, est nécessaire, le contenu,
lui, en tant que réactualisation du Sacrifice éternel du Christ, est
immuable (Cf. SC 21). De même
l'attention au dépôt reçu n'est pas fidélité aveugle
(qui relèverait d'une conception «monophysite» de la liturgie comme
aérolithe divin42)
mais discernement de ce qui, en son sein, relève du caractère
immémorial de ce rite. La réforme fut en effet affermissement,
non modification, de l'essence du culte et de la foi, c'est-à-dire
ad normam Sanctoram Patrum43.
«Sauvegarder l'unité
substantielle du rite romain.» (SC 38)
Ce débat occidental a vu émerger récemment la notion de bi-ritualisme, qui
est infondée, car à la
fois le Missale pianum et le Missale Paulinum sont deux
étapes d'un même rite44, et menace
l'unité substantielle, en tant
qu'expression d'un grand champ culturel de la Tradition.
Ces deux étapes ne sont pas de normativité égale45, l'un
étant la liturgie officielle de l'Église, l'utilisation de l'autre
n'étant permise qu'à la suite d'un indult (privilège, et non pas
droit). En outre, le rejet du
nouveau rite est souvent sous-tendu par le refus de l'ecclésiologie du
concile, prétendûment en rupture avec la Tradition --- un des
objectifs de la commission Ecclesia Dei, créé à la suite de l'indult
de 1988, est de convaincre les adeptes du vieux missel
de sa continuité doctrinale avec le nouveau !
N'est-il pas plus judicieux
de pratiquer, pénétrer, comprendre et éventuellement corriger, la
forme actuelle du rite, que d'utiliser ses forces dans l'arrimage
à une forme ancienne, à l'écart de l'évolution liturgique que son état
avait rendu nécessaire. Ni le Missale pianum ni le Missale paulinum ne sont des formes
parfaites de liturgie et, si
nulle époque n'a le monopole de la tradition, nulle
époque, pas même la nôtre, n'a le monopole des erreurs !
Si le missel rénové a pu parfois indûment, sous prétexte
d'inculturation, sacrifier à des principes modernes incompatibles avec
la transcendance et la Tradition46, il est
également vrai que
Sacrosanctum Concilium, expression du concile infaillible, a énoncé de
lumineux principes ayant permis de corriger quelques scories et
insuffisances de la liturgie post-tridentine, dans un retour aux sources
à travers les couches successives qui occultaient le contenu
(mais la compréhension de celui-ci par les fidèles
n'était pas un but il y a encore soixante ans, ceux-ci récitant
leurs prières personnelles pendant la messe !).
« Les liturgies ne se créent pas,
elles croissent dans la dévotion
séculaire.»47
Dans la conception «progressiste» de la liturgie, on retrouve
des idées du mouvement des Lumières visant à réconcilier la
liturgie chrétienne, catholique ou
protestante, avec un culte de la déesse Raison (bien loin d'être le
culte conforme au Logos incarné !). Sans même parler de
la transcendance, volontairement occultée, aujourd'hui comme hier, les
prières eucharistiques deviennent verbiage moralisant. L'assemblée
risque de s'auto-célébrer, d'absorber Dieu dans sa célébration
d'elle-même, répétant ainsi le péché du veau d'or,
de s'auto-constituer, oubliant qu'elle
est convoquée par le Christ et constituée par l'offrance et le partage
de Son corps dans l'Eucharistie48. On est alors bien loin de
l'inscription de toute acte liturgique dans
l'Église universelle, terrestre et céleste.
L'insistance du concile
sur le rôle de l'assemblée est mal comprise, et le but de la liturgie
devient un repas convivial, ou une heure agréable passée ensemble (le
tout, bien souvent, sous le prétexte d'attirer les jeunes), comme si
la convivialité pouvait être la source et le sommet de la vie
chrétienne ! Or c'est bien de Son amour que nous devons nous aimer, et
c'est bien Sa paix que nous devons faire rayonner; c'est la pierre
angulaire qui est la table de partage.
Le rite n'est ni «système rigide de défense» ni occasion de se diluer
dans des rôles de substitution.
Se rajoutent aujourd'hui
une banalisation du langage et une improvisation brouillonne, fruits
de réformes arbitraires49.
Le sens des paroles du rite s'est effectivement perdu
pour beaucoup, mais la raison en est la perte du sens du
mystère signifié, non le fait que les paroles sont devenues inadaptées
à son expression. Le plus curieux est que ces absurdités sont
justifiées par l'esprit du concile ! --- le même que le camp opposé
accuse d'avoir provoqué ces abus.
Redécouvrir le concile
À contre-courant de tous ceux qui disent que le Concile est
allé trop ou pas assez loin, la solution de la «crise liturgique» est
sans doute une re-découverte approfondie des textes de Vatican
II. Non, il n'a pas voulu décodifier les rites, ni les désacraliser,
ni tuer le latin ou supprimer la génuflexion. Il a
proposé un retour à l'essentiel, à la Tradition,
en insistant sur sa signification profonde plutôt que sur le
devoir de respect d'un programme de prière. S'il a simplifié la
liturgie, c'est pour rendre la diversité et l'unité de ses
significations plus claires, non pour tendre vers une simplicité
mythique (chère aux Lumières)
qui serait l'apanage des temps primitifs. S'il a spécifié
les tâches et le rôle de chacun, c'est pour rendre clair l'essence de
la liturgie, «oeuvre du peuple», du peuple de Dieu en l'occurrence,
structuré et relié par le Christ. La subsidiarité mise en
avant n'est pas suppression de la distinction, mais articulation des
différents modes d'exercice de la
charge sacerdotale de tout baptisé. Les (quelques)
nouveautés introduites dans le rite latin, venant de la plus ancienne
tradition ecclésiale, le sont pour manifester des aspects faisant
partie intégrante de son contenu, mais insuffisamment mis en valeur
jusqu'ici (l'exemple type est l'épiclèse). L'insistance sur
l'inculturation (la liturgie doit avoir un «style» culturel
cohérent et adapté à la communauté)
n'est pas un blanc-seing pour faire n'importe quoi, mais un
encouragement pour que chaque culture puisse à la fois goûter le
message de l'Évangile dans un message symbolique adapté, et enrichir
la catholicité des semences de vérité qu'elle contient50. Cette
inculturation, ou adaptation à la culture (notamment à la piété
populaire) après purification de cette dernière,
est nécessaire pour que la liturgie soit plus qu'un simple jeu,
le coeur de notre vie et non un moment parmi d'autres,
plus ou moins agréable, voire divertissant. L'Église
évolue dans le monde, mais n'est pas du monde, et les apports des
diverses cultures ne sont légitimes que s'ils contribuent au
recentrage de l'Église sur sa spécificité :
la prédication de l'Évangile.
Un bon critère face à l'authenticité des charismes de l'Esprit,
effectivement divers, c'est qu'ils ne peuvent que contribuer à l'unité.
Enfin, loin de légitimer une balkanisation liturgique, que la
diversité des dons de l'Esprit ne peut justifier, puisque ces derniers
ne peuvent conduire qu'à l'harmonie, le Concile
rappelle que la liturgie, comme instituée par l'Église, relève de la
hiérarchie, qui doit veiller à compléter l'adage Lex
orandi lex credendi par Lex credendi statuit legem orandi, afin
de garantir sa justesse théologique. Ainsi, nul ne peut, fût-il
prêtre, la modifier à son gré51.
«Ta fête soit sans
fin.»52
Pour David Martin, la voie la plus directe vers la créativité réside dans la
familiarisation avec un contexte, ici les oeuvres du Créateur et du
Rédempteur, dans la docilité à l'Esprit, expression du génie d'une
culture s'étant approprié l'identité de la liturgie chrétienne. C'est
dans une appropriation (due à la pratique régulière) des rythmes et
caractères de la liturgie latine que jaillira une créativité juste --- et
nécessaire, sous peine de tomber dans le hiératisme ---, et
que le Corps mystique accentuera encore l'éclat de son épiphanie.
Puisse alors l'Esprit constituer le temple saint que nous sommes
appelés à être, convertir l'Église à son propre message et édifier
le Royaume de Dieu. Puisse-t-Il accentuer la brillance de
l'éclat de la liturgie, épiphanie de l'Église Corps mystique du Christ.
Puisse cette liturgie, par laquelle l'objectif chrétien d'imitatio
Christi prend son origine et son sommet, la participation à Son
corps mystique, à Sa souffrance et à Sa gloire, nous faire dire après
l'apôtre Paul : «C'est le Christ qui vit en moi !»
J. L.