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Apocalypse Now

Une lecture liturgique des chapitres 4 et 5 de l'Apocalypse de Jean

P.L.









En guise d'introduction, des avertissements, quelques banalités et de nombreuses restrictions

1. Nous n'analyserons ici que les chapitres 4 et 5 de l'Apocalypse johannique. On en présuppose donc une connaissance littérale.

2. Je cherchais, depuis plusieurs mois, à me confronter à l'exégèse telle qu'elle est pratiquée dans sa plus haute technicité. La rédaction de cet article en fut le prétexte.

3. L'exégèse est une science constituée de façon rigoureuse et méthodique. Elle suppose une parfaite connaissance des langues et de l'histoire anciennes. Si le chrétien n'a pas à la redouter, elle n'est pas pour autant, loin s'en faut, une entreprise d'apologétique. C'est précisément ce qui en fait une science1. Elle est le lieu de production d'un savoir susceptible de contestation, sur une base textuelle, historique et contextuelle précise. En ce sens, elle n'a a priori rien à voir avec une quelconque lecture littéraire, théologique ou catéchétique des textes. Elle peut fonder ces lectures --- elle le doit --- mais elle ne saurait se constituer sous leur tutelle, faute de déchoir de son statut de science. En toute rigueur, un athée convaincu pourrait être, au sens où nous entendons ce mot2, un excellent exégète.

4. Il est, dès lors, bien prétentieux, quand on ne connaît --- c'est mon cas --- ni l'hébreu ni le syriaque, moins encore l'araméen ou le copte, de vouloir se livrer à un tel travail. Je me suis donc contenté de recopier --- réellement de recopier --- quelques livres, dont les auteurs, tous exégètes de métier, m'ont convaincu, par la méticulosité de leur propos, qu'il s'agissait là d'une réflexion, quoi qu'en pensent certains, proprement scientifique. C'était précisément ce que je recherchais en entreprenant ce petit article. Par ailleurs, je reviens de ce voyage dans l'Apocalypse de Jean3 profondément convaincu que pour que «l'herméneutique» soit autre chose qu'un vain mot ou une pétition de principe, il faut qu'au préalable ceux qui s'y exercent s'astreignent au travail pénible d'apprentissage des techniques annexes (linguistique ancienne, constitution des apparats critiques, établissement des sources) qui fondent l'exégèse4. Sans exégèse, aucune herméneutique digne de ce nom5. Les auteurs en compagnie desquels nous partîmes en voyage avaient fait ce travail. Nous leur devons tout. Le voyage fut délicieux.

Sélection bibliographique:

Novum Testamentum Græce, cum apparatu critico ex editionibus et libris manu scriptis collecto, curavit Eberhard Nestle, editio quinta recognita, Stuttgart, 1904, Privilegierte Württembergische Bibelanstalt, 678 pages.

Feuillet A., L'Apocalypse. État de la question, Paris - Bruges, 1963, Desclée de Brouwer, Studia Neotestamentica, Subsidia 3, 126 pages.

Giet S., L'Apocalypse et l'histoire, Paris, 1957, Presses Universitaires de France, 260 pages.

Prigent P., «Apocalypse et Liturgie», in Cahiers théologiques, n° 52, Neuchâtel, 1964, Delachaux et Niestlé, 83 pages.

Merci au Père Armogathe pour ses conseils bibliographiques. Évidemment je suis, comme il se doit, le seul et unique responsable de toutes les (éventuelles) âneries que vous allez maintenant (éventuellement) lire, ou que vous avez déjà (certainement) lues.

Analyse d'un premier modèle: le paradigme historique

1. En lisant la Guerre juive et les Antiquités juives de Flavius Josèphe, puis les Annales de Tacite, S. Giet a eu l'idée de faire des rapprochements avec l'Apocalypse johannique. L'hypothèse de travail est donc la suivante : le texte de Patmos fut en partie composé à l'occasion des événements de la guerre juive tels que les relate Flavius Josèphe, et du monde romain tels que Tacite les rapporte. Il ne s'agit donc pas d'une oeuvre intemporelle, d'une voix qui se ferait entendre du ciel en dehors de toute contingence. C'est le rythme de l'histoire que nous chercherons donc à déceler dans le texte: Dieu ne laisse pas les événements se succéder au hasard. Jean conjoint donc, dans le grec qui lui est propre, des métaphores classiques du genre littéraire apocalyptique --- genre littéraire qui a ses formules et ses lois --- et une histoire qui se déroule sous ses yeux. L'auteur serait donc extrêmement attentif aux convulsions du christianisme naissant. Le présupposé d'une telle lecture, même non systématisée, c'est l'identification historique : à quel fait le texte renvoie-t-il?

2. 1. L'apocalypse johannique fait la part belle, et ceci est net dans les chapitres 4 et 5, à ce que l'on nommera «perturbations cosmiques». Il y aurait plusieurs manières de les identifier. En effet, plusieurs références simultanées sont possibles: le fait historique, la tradition populaire, le contexte scripturaire apocalyptique (car il n'est pas exclu que la mention du tremblement de terre et de tous ses corollaires ne soit qu'un élément du schème littéraire quasi obligé). Mais, si l'on rapproche cette mention d'un tremblement de terre («seismos megas») du texte des Actes (Ac 16 26), qu'il est possible de circonscrire en l'an 49 ou 50, il devient évident que Jean est en fait un auteur extrêmement attentif à l'histoire du christianisme contemporain ou récent. Ainsi, par un rapprochement avec les Annales de Tacite (XIV, 22), et même si l'on nuance en prenant en compte la mention des astres et des torches de celle qui en est faite en Apocalypse 8, ces astres et ces torches deviennent identifiables au passage, historiquement attesté, d'une comète. Il semble donc que ces perturbations cosmiques se rapportent à l'histoire du règne de Claude. On parvient ainsi, progressivement, à élucider bon nombre de phénomènes apocalyptiques à les rapportant à la réalité historique et cosmologique du premier siècle après J.-C.

2. 2. Pourtant, à des mentions très précises dans les premiers chapitres, succèdent peu à peu des thèmes et des motifs beaucoup plus vagues. À partir de notre hypothèse de départ, on conclura par conséquent que s'il en est ainsi, c'est que le hic et nunc du Voyant est circonscrit à un endroit précis du texte (en l'occurrence avant la mention des châtiments), moment à partir duquel la vision apocalyptique du passé fait place à celle de l'avenir: le caractère conventionnel des scènes s'accroît au fur et à mesure qu'elles perdent en précision. Donc quand on peut lire des allusions relativement claires à un processus historique, il s'agirait d'un moyen d'avertissement et d'un appel à une résistance héroïque, puis progressivement, quand la suite des septénaires ne fait plus que refléter même en les amplifiant les événements antérieurs, mais perd en précision, l'auteur quitterait le passé pour un avenir encore mystérieux. Enfin on peut remarquer que le fameux «chiffre de la bête», qui a donné lieu a tant de polémiques exégétiques, est rendu en symbolique numérique, après de joyeux calculs, par les lettres hébraïques qsr nrwn, c'est-à-dire, bien évidemment, César Néron, grand persécuteur de chrétiens6.





3. Le genre apocalyptique n'est donc pas nécessairement un genre à écrire au futur. Il peut tout aussi bien être une vision apocalyptique du passé, et inclure en son sein des mentions du présent. Les préoccupations de l'auteur, bien qu'elles soient à la mesure de l'histoire et du Salut, auraient donc leur point d'impact dans les circonstances actuelles: la disparition du Temple, les exigences du culte impérial, la perspective des persécutions et de la lutte à mort que prépare Satan contre les fidèles du Christ. Mais si l'Apocalypse est en partie consacrée à retracer l'histoire récente du christianisme qu'elle rappelle sous forme d'oracles, elle n'est pas pour autant une prophétie ex eventu. En dernière instance, c'est sa portée parénétique7 qui est valorisée: il faut ne pas sacrifier aux dieux de l'Empire; il faut accepter le martyre dans la joie.

Analyse d'un second modèle: le paradigme liturgique

1. L'Apocalypse serait, fondamentalement, une liturgie juive adaptée au christianisme. Le risque encouru par une telle lecture, c'est d'expliquer l'obscur (les éléments liturgiques dans le texte) par le ténébreux (la vie liturgique de l'Église primitive). Mais P. Prigent, ayant posé comme hypothèse de travail que le fil conducteur du livre est fourni par une présentation, une utilisation et un commentaire original des pratiques liturgiques pascales du christianisme primitif, maintient son commentaire au plus près de la littéralité du texte, bien plus que ne le fait S. Giet. L'Apocalypse est donc avant tout la transposition dans un genre littéraire ancien, l'apocalyptique, de cette tension vécue dans le culte, et spécialement dans la liturgie pascale.

2. 1. Penchons-nous sur le verset 4 du chapitre quatrième. Thèse: on peut identifier les anciens à des hommes et non à des anges (contre l'interprétation classique; si l'on parvient à le montrer, la thèse d'une liturgie terrestre comme substrat du texte sera étayée en profondeur). Arguments: la mention des «trônes» fait allusion aux hommes glorifiés (Mt 19 28). Dans l'ascension d'Isaïe (Is 9 12), les «couronnes» et les «vêtements blancs» sont des attributs exclusivement humains. Il s'agit là de trois attributs promis à des hommes par les finales des lettres aux Églises. Enfin le texte de l'Apocalypse (Ap 5 9--10) pose un problème d'établissement du texte profondément lié à cette question d'identification humaine ou angélique. En effet, comment concilier la présence, attestée dans de très nombreux manuscrits, de autous au verset 10, dans une phrase dont les pronoms sont à la première personne du pluriel, sinon par l'habitude qu'ont contractée les traducteurs de rejeter «nous» en fin de phrase? Dès lors, cette présence de autous dans de nombreux manuscrits serait, à condition de la reconsidérer dans toute sa portée, un argument de poids en faveur d'une identification humaine et non pas angélique.

2. 2. La mention des «anciens» (presbuteroi) renvoie-t-elle à une hiérarchie cultuelle précise? Dans le Nouveau Testament, les presbuteroi, ce sont les anciens des synagogues et ceux des communautés chrétiennes. Mais ils sont différenciés de la foule des fidèles (Ap 7 9--17, 15 2--4) ou de l'Église, fiancée de l'agneau (Ap 19 5--9). Ils ne sont donc pas assimilés à des chrétiens malgré une évidente parenté. Ils sont de fait identifiables aux grands personnages de l'Ancien Testament: les patriarches de l'ancienne alliance, en qui les chrétiens voient leurs ancêtres directs (cf. à cet égard Lc 16 19--31, Lc 13 28, Mt 8 11--12). Surtout il faut établir une comparaison avec l'Épître aux Hébreux, chapitres 11 et 12: «nos combats» (He 12, 1), «presbuteroi» (He 11 2). Or ces anciens saluent le Christ avec des titres messianiques empruntés à l'Ancien Testament (Ap 5 5)8.

2. 3. Le verset 11 du chapitre quatrième est un répons au verset 8 du même chapitre, dans une structure de cantique; ainsi au verset 9: «gloire, honneur et action de grâce». «Action de grâce», c'est-à-dire, en grec, Eucharistie. Il s'agit là d'une bénédiction et non pas seulement d'un remerciement. Les versets 8 à 11, dont la structure est donc éminemment eucharistique, renvoient à un Dieu créateur. Dès lors, ne peut-on chercher dans les versets précédents l'annonce de la création? L'on en vient ainsi aisément à considérer ces onze versets comme un tout liturgique. Les versets 2--3 renvoient à Ez 1 26ss, le verset 6 à Ez 1 22, le verset 6b à Ez 1 5 et 1 18. Or Ezéchiel était interprété comme une cosmogonie dans certains milieux juifs du premier siècle plus ou moins suspects d'hétérodoxie gnosticisante9. Le texte peut donc être lu comme le déroulement logique d'une liturgie céleste. Un pareil mouvement peut-il être retrouvé sur terre?

2. 4. Thèse: le trishagion (le «trois fois saint») que l'on trouve dans l'Apocalypse (Ap 4 8) justifie plus encore l'idée d'un substrat liturgique d'origine juive au fondement du texte, ne serait-ce que par l'ancienneté du Sanctus dans les liturgies, attestée par sa quasi-universelle diffusion. On comparera à cet égard le passage cité dans Isaïe (Is 6 3) dont l'importance liturgique est indéniable --- même si, après la mention de l'attribut «pantocrator», notre texte se libère complètement de ce fondement scriptuaire. Il s'agit donc là d'un ajout à l'hypotexte, ajout d'une formule aux contours bien affirmés (cf. Ap 1 8 et 11 17) et qui présentait déjà cette triple appellation. Mais il n'y a pas de Sanctus dans la Tradition apostolique, et en occident le Sanctus n'a pas été un élément régulier de la liturgie eucharistique. Au contraire en orient, la Constitution apostolique, VIII, rapporte la structure liturgique suivante: Or le cinquième point n'est pas un élément secondaire rajouté par les chrétiens. Au contraire, on trouve un passage parallèle dans la liturgie synagogale10. Un texte juif, attribué à un docteur du premier siècle, paraphrase la liturgie matinale et principalement le Yoser, en des termes qui rappellent fortement ceux du chapitre 4 de l'Apocalypse. Ce chapitre a donc sans conteste un substrat liturgique emprunté au modèle du Judaïsme. Il s'agit d'une des premières adaptations chrétiennes d'une liturgie juive.

3. 1. On comprend traditionnellement que le biblion, le «livre» dont il est question au chapitre 5, contient la prophétie des événements décrits dans les chapitres 8 et suivants. Une telle interprétation se heurte à de graves difficultés. Or quelles sont les paroles pouvant être considérées sous un double aspect, mais qui ne livrent leur contenu que par l'intervention du Christ? Il s'agit de l'Ancien Testament, qui offre donc une possible identification avec le biblion susdit.

3. 2. La question du Voyant n'est donc pas de se demander si les événements apocalyptiques de la fin vont arriver, mais bien plutôt: celui qui peut briser les sceaux est-il là, ou non? On lira à cet égard attentivement Lc 24 27--48, 2 Cor 3 14, Ap 5 5, enfin Gn 40 9 et Is 11 1--10, ceci justifiant d'ailleurs rétrospectivement l'identification des anciens aux justes de l'Ancien Testament. En ce sens, il n'y aurait donc pas tant amorce du cours d'événements apocalyptiques à venir, que récapitulation de l'histoire en en éclairant les moments antérieurs.

3. 3. Le verset 14 du chapitre cinquième, qui clôt ce chapitre, est indubitablement un répons liturgique. Au sein donc d'un genre littéraire précis, l'apocalyptique, et d'une tradition spécifique, est en quelque sorte «digéré» un substrat liturgique. Or dans les lettres aux Églises, le Voyant unit à la pointe eschatologique des allusions au Baptême et à l'Eucharistie: cette union est spécifique des fêtes pascales de l'Église primitive. De quoi témoigne le Voyant? de la Pâque du Christ.

4. L'Apocalypse annonce aux chrétiens que leur culte, leur liturgie, leurs sacrements, ont non seulement une valeur éducative puisqu'ils les préparent au retour du Christ, mais encore et surtout qu'ils sont une participation effective à ce moment final dont ils offrent les arrhes. Elle associe dans une même action de grâce les anges, les grands croyants de l'ancienne alliance et les fidèles de l'Église primitive.





Conclusions

Parmi bien d'autres lectures possibles, nous avons concentré notre attention sur deux modèles qui, l'un comme l'autre, et avec diverses nuances, firent école. L'un, que nous qualifierions de pan-historique, fait appel à un texte d'une autre nature (en l'occurrence historique) que le texte étudié (visionnaire) pour expliquer ce dernier. L'autre, en un sens, s'intéresse bien plus au texte lui-même, puisqu'il en discute la cohérence lexicographique, propose en conséquence une modification du texte fondée sur la lecture de l'apparat critique, et ne fait appel à des données extérieures qu'avec parcimonie, et, nous semble-t-il, avec plus de prudence que le premier. On pourrait, en simplifiant abusivement, affirmer que s'opposent ici une école historique et une école philologique. Vous aurez compris que ma préférence va à une lecture liturgique (en l'occurrence au second modèle). Cette préférence est, me semble-t-il, fondée par des arguments extrêmement convaincants, et a de surcroît en sa faveur la prudence dont elle fait preuve. Pourtant, l'on ne peut non plus réduire le texte apocalyptique de Patmos à une telle lecture. L'autre a sans doute, elle aussi, du vrai. Elles se rejoignent d'ailleurs sur plus d'un point.

Restent à tirer quelques conséquences spirituelles de ces considérations techniques --- on sort là (maintenant légitimement) de l'exégèse. La liturgie visionnaire de Jean et la liturgie cosmique de Maxime le Confesseur me semblent en profonde harmonie. Ce que le Voyant voit, c'est ce que nous pouvons constater dans l'Eucharistie --- un événement éminemment cosmique (cf. les analyses des perturbations cosmiques). Ce que Jean voit n'est donc, en dernière instance, rien d'autre que ce qu'énonce cette phrase en apparence si simple, que nous connaissons tous par coeur --- souvent sans savoir que, par ailleurs, elle se trouve être le fruit de la plus haute tradition spéculative : «Par Lui, avec Lui et en Lui, à Toi, Dieu le Père tout-puissant, dans l'unité du Saint-Esprit, tout honneur et toute gloire pour les siècles des siècles, Amen.» Dieu dans cette Eucharistie, se fait Présent. Mais de quelle liturgie eucharistique s'agit-il alors? de celle (aquella), céleste, dont le témoin se nommait Jean? de celle (esa), terrestre, que ce même Jean vivait régulièrement, et particulièrement de la liturgie pascale? ou de celle (esta) qui nous réunit en ces jours? L'inclusion de l'éternel dans notre présent fait vaciller les certitudes que nous fournissaient nos représentations premières. Nous témoignons la présence du Dieu vivant dans l'histoire, de la vie dans l'Eucharistie, du même Dieu vivant, hier et aujourd'hui. Vous voulez comprendre l'Apocalypse? Allez à la messe. La liturgie eucharistique est éminemment apocalyptique. Voilà ce que nous dit l'aigle de Patmos. Dans le Christ, dans la liturgie eucharistique, Jean est notre plus strict contemporain. Apocalypse now? L'Eucharistie.

P.L.

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