Quelques notes sur la liturgie orthodoxe
Ovidiu Sferlea
Je me propose dans les lignes qui suivent de parler en quelques
mots de la liturgie orthodoxe, que beaucoup de lecteurs de Sénevé ne
connaissent peut-être pas très bien et dont certains m'ont avoué leur
désir d'en savoir davantage. Il va de soi qu'il ne saurait s'agir de
faire un exposé systématique, historique ou strictement explicatif.
D'abord faute de compétences. Ensuite par manque d'espace. Enfin parce
qu'il risquerait d'être simplement didactique et/ou ennuyeux. Je vais
donc en parler en simple croyant, de façon plutôt chaotique, en
essayant d'en faire ressortir la logique et d'en dégager quelques traits
qui me semblent importants pour en avoir une compréhension authentique.
Je n'en dirai rien d'original, n'importe quel croyant qui va le dimanche
à l'église pourrait en dire les mêmes choses, voire beaucoup mieux,
pour peu qu'il y ait réfléchi.
1. «Le Royaume de Dieu est parmi vous»
C'est par là qu'il faudrait probablement commencer. On ne
fait certes pas de métaphysique dans la liturgie, mais il faut aussitôt
ajouter qu'elle n'est pas non plus un rituel «comme tout autre»,
«actualisant» un moment quelconque, éventuellement «mythique», du
passé. Par ce qu'elle est, elle nous ouvre à une réalité et nous dit
une autre histoire du monde, racontée sub specie Christi. Ainsi
commence-t-elle par la bénédiction «Béni soit le Royaume du Père et
du Fils et du Saint Esprit maintenant et toujours et dans les siècles des
siècles!» Ce n'est évidemment pas d'une «évasion» du monde
qu'il s'agit, pour «symbolique» qu'elle soit , mais de quelque chose
de plus simple et sans doute plus troublant. Chaque fois qu'on célèbre
la liturgie, on affirme en fait ceci: le Royaume de Dieu est déjà parmi
nous, dans chaque liturgie nous montons vers lui et nous y sommes en
partie.
Par là, l'autonomie du monde se trouve subvertie. Les hommes
peuvent évidemment vivre leurs vies comme si Christ n'était pas
ressuscité, comme s'ils n'étaient que le produit «du hasard et de la
nécessité», et ils le font souvent, par ignorance, par lassitude, par
prométhéisme, par peur, par ingratitude, etc. Dans la liturgie, tout
cela est renversé. Le monde est la création de Dieu et les hommes
«Son peuple», voire «Ses enfants» (Mt 5 44, Lc 11 2, etc.)
dans Son Fils (Ep 1 5). Nous nous y rassemblons alors pour être introduits
dans la paternité de Dieu par la communion avec Son Fils selon Ses
promesses: «Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, Je suis au
milieu d'eux» (Mt 18, 28). C'est pourquoi on peut dire plus tard dans la
liturgie: «Notre Père [...] que ton règne vienne, que ta volonté soit
faite sur la terre comme au ciel». La piété orthodoxe a toujours
été très attachée à la conviction que la familiarité avec le Père
commence dès ici-bas, et d'abord dans la liturgie. «Nous trouvant
dans l'église de Ta gloire, ô notre Dieu, nous croyons être dans les
cieux» (Hymne).
2. Une oeuvre communautaire à vocation universelle
La meilleure façon de comprendre la liturgie est de l'aborder non
pas à travers des catégories a priori et étrangères à sa logique,
mais par ses propres actes et prières. Voilà un bon exemple: «Toi,
qui nous as fait la grâce de Te prier ensemble et qui as promis d'exaucer
les demandes de deux ou trois réunis en Ton nom, accomplis aussi à
présent les demandes de Tes serviteurs, pour leur bien, en nous accordant
par la grâce, dans le siècle présent, la connaissance intime de Ta
vérité et dans le siècle à venir, la vie éternelle» (Prière de
la deuxième antienne). Outre la confirmation de ce qu'on vient de dire,
cette prière marque un autre aspect fondamental. La liturgie est une
oeuvre communautaire. Et cela dans au moins deux sens. D'abord elle est
une concélébration, fait que sa forme entièrement dialoguée atteste
très bien du début à la fin. Ensuite, il y va toujours de notre
louange, de notre repentir, de notre action de grâce et de notre
communion. La communion de l'amour est la figure même de l'Église, qui
elle s'accomplit dans l'Eucharistie: «rassembler les fils de Dieu qui
sont éparpillés» (Jn 11 52). Ce sens est aussi celui d'une autre
prière avant la communion: «Nous tous, qui communions au Pain et au
Calice uniques, réunis-nous les uns les autres dans la communion de
l'Unique Esprit.»
Mais si la liturgie est une oeuvre de la communauté, il n'en
reste pas moins qu'elle a une visée infiniment plus large. Ainsi, on
prie «pour la paix du monde», «pour tout village, pour toute
ville et toute contrée», «pour les navigateurs, les voyageurs, les
malades, pour ceux qui souffrent, pour ceux qui sont en prison et pour
leur salut» (grande litanie). La conscience que tous les hommes sont
frères parce qu'ils ont un même Père est décisive. C'est cette
paternité universelle de Dieu à laquelle l'Eucharistie nous introduit
concrètement qui nous arrache à la tyrannie des idoles de toute sorte
et à la schizophrénie afférente. C'est elle qui brise l'atomisation et
la séparation. Et c'est avec elle que commence toute philanthropie --- non
pas métaphysique humaniste donc, ni compassion muette et sans horizon.
3. «Ayant demandé l'unité de la foi...»
On pourrait être surpris par l'abondance des hymnes et des
prières à caractère dogmatique dans la liturgie orthodoxe. On aimerait
peut-être qu'elle ait plus de «spontanéité», qu'elle soit «libre»
de toute «théologie», qu'elle laisse le «coeur»
connaître «les choses du coeur» etc. La liturgie est en effet un
mystère, nul croyant ne saurait le nier. Réagir contre toute
formalisation, ritualisation et rationalisme est ici un devoir pour tout
croyant lucide. Mais qu'est-ce qui se cache en fait derrière ces propos?
Rien d'autre, me semble-t-il, qu'une confusion regrettable entre la
liturgie et une espèce de divertissement, éventuellement «liturgique»,
que l'esthétisme du temps veut faire prévaloir partout. On confond
ainsi la foi avec «le sentiment religieux», dont on fait le critère
d'une spiritualité authentique. Or tout cela est faux. Pour faire
l'expérience du «numineux», une symphonie de Beethoven ou une fête
nationale pourraient être tout aussi bonnes, voire bien meilleures. Pour
éprouver des expériences «mystiques», n'importe quel moyen est
valable, pourvu qu'il puisse provoquer une décharge de dopamine dans
notre cerveau, si l'on en croit les neurobiologistes. Dans la liturgie,
nous ne nous rassemblons pas pour nous replier de façon solipsiste sur
nous-mêmes (il s'agirait alors d'une assemblée d'«idiots»), ni
pour pour nous faire plaisir (on y arriverait mieux ailleurs et
autrement), mais pour affirmer le contenu de notre foi. À savoir la foi
dans la Sainte Trinité, dans l'Incarnation et dans la Résurrection du
Christ, dans la vie éternelle, entre autres. Pour l'affirmer et le vivre :
par la communion avec le Corps et le Sang du Christ, on entre en
communion avec le Dieu-Trinité et on anticipe sur cette vie éternelle
même.
« Ô Fils Unique et Verbe de Dieu, Toi, qui es immortel, et qui
daignas pour notre salut T'incarner de la Sainte Mère de Dieu et toujours
Vierge Marie, et qui sans changement Te fis homme et fus crucifié, ô
Christ Dieu, par la mort ayant vaincu la mort, Toi, l'Un de la Sainte
Trinité, Glorifié avec le Père et le Saint Esprit, sauve-nous»
(deuxième antienne).
Cette unité de la foi n'est pas séparable de l'unité de l'amour :
«Demeurez dans mon amour» (Jn 15 9). On ne saurait les
disjoindre sans briser l'unité de l'Église même et de rater ainsi le
sens de l'Eucharistie. On ne saurait «confesser dans un même esprit le
Père et le Fils et le Saint Esprit» sans s'aimer les uns les autres.
C'est pourquoi immédiatement après le moment appelé «baiser de paix»
on récite ensemble à haute voix le Credo. Le lien de ces textes
dogmatiques avec la communion même est tout à fait naturel. On confesse
une seule foi parce qu'on fait partie d'un même corps, le Corps du
Christ, traversé par le même amour.
4. «Matérialisme»
Peut-être vaudrait-il la peine de dire quelques mots sur la place
résolument positive que l'Église orthodoxe a reservé à la matière
dans son culte en général, et particulièrement dans la liturgie. On
n'aurait guère tort de dire qu'il s'agit là de «matérialisme». En
quel sens? Dans le même sens qu'une des affirmations fondamentales de
l'Évangile : «le Verbe s'est fait chair et a habité parmi nous.» En
effet, si l'on prend au sérieux l'Incarnation du Verbe, nous devons
renoncer alors à tous nos scrupules gnostico-manichéisto-platoniciens.
Si le Verbe a fait sien un corps de chair comme le nôtre, on voit mal
pourquoi il ne pourrait «s'incarner» de nouveau dans le pain et le
vin eucharistiques selon Ses promesses et on voit tout aussi mal pourquoi
Il ne pourrait se manifester dans une icône. La question «comment?»
n'a jamais été préoccupante dans l'Église orthodoxe. Elle n'y
changerait simplement rien, pas plus qu'elle n'y apporterait quelque
chose. Personne n'a jamais compris «comment» Dieu est devenu homme.
Pour beaucoup, cette affirmation n'est aujourd'hui qu'une sublime
absurdité, tout comme elle n'était qu'un blasphème il y a presque 2000
ans. Il importe cependant de voir que la question du comment n'est pas si
importante, car on n'arriverait ainsi qu'à des apories techniques.
L'essentiel c'est que cela a eu lieu, même si tout le monde n'y a pas cru
et n'y croit pas non plus aujourd'hui encore. C'est ce qu'ont appris ceux
qui s'en sont approché avec confiance et amour. La question «comment»
n'est pas une question intelligente dans ce cas. C'est comme si je
demandais à mon médecin comment un médicament censé me sauver la vie
dans la situation critique où je suis va réagir avec les molécules de
mon corps et refusais de le prendre avant qu'il ne me l'ait expliqué de
façon détaillée et qu'il m'en convainque par des «preuves
scientifiques».
On ne sait pas comment on communie avec Dieu à travers la
matière eucharistique. Mais on sait qu'on le fait bien. Ainsi, dans
l'Eucharistie et dans le culte de l'Église la matière rejoint sa vocation
première: milieu dialogique entre Dieu et l'homme, et non pas idole
opaque qui les sépare incontournablement. Nous Lui apportons nos dons du
pain et du vin, et Il les transforme en «nourriture de l'immortalité»,
en nous faisant goûter de la joie de Son Royaume où Il «sera tout
en tout» (1 Cor 15 28). C'est le sens de la dernière phrase du
mémorial eucharistique: «Ce qui est à Toi, le tenant de Toi, nous Te
l'offrons pous tous et pour tout».
5. Le huitième jour
Il y a un dernier point dont j'aimerais dire quelque mots.
Pourquoi la liturgie finalement? Quel est son sens? Qu'est-ce qu'on y
commémore? Est-elle la répétition d'un événement du passé? Ou son
actualisation peut-être? De quoi est-elle le symbole? Un fragment du
mémorial eucharistique nous aiderait à répondre à toutes ces
questions. Ce mémorial, adressé au Père, est une brève évocation de
toute l'histoire du monde commençant avec la création et allant jusqu'à
l'Ascension du Christ. «Faisant donc mémoire de ce commandement
salutaire (i.e. «Faites ceci en mémoire de moi») et de tout ce qui
a été fait pour nous: la croix, le tombeau, la Résurrection au
troisième jour, l'Ascension au ciel, le siège à Ta droite et le second
et glorieux avènement, ce qui est à Toi, le tenant de Toi, nous Te
l'offrons pour tous et pour tout». Plusieurs choses sont ici à
remarquer. Et d'abord que l'Eucharistie n'est pas dans cette vision la
répétition du sacrifice du Christ au Golgotha. C'est pourquoi la la
prière eucharistique ne fait pas ressortir la croix. Elle n'est pas non
plus l'actualisation de ce sacrifice. Ni retour du passé, ni sa
répétition, l'Eucharistie s'y lie tout de même historiquement. Le
Christ a bien donné ce commandement à la Dernière Cène, Il est mort
sur la croix et Il est ressuscité au troisième jour. Mais le Christ ne
meurt plus dans l'Eucharistie, pas même «symboliquement». S'il
s'agissait d'y célébrer quelque chose, ce serait plutôt Sa
Résurrection. Mais il y a quelque chose de plus. L'Eucharistie est le
passage vers le «huitième jour», le jour de la nouvelle création
où «Dieu sera tout en tous» et, en partie, la présence même de ce
jour. Si l'Eucharistie est symbole de quelque chose, elle l'est sans doute
de ce «huitième jour». Et symbole veut dire ceci: non pas figuration
d'une absence, mais accès caché à une présence. Un hymne qui suit la
communion l'affirme de façon très claire: «Ô, Christ, Grande et
Très Sainte Pâque! Ô, Sagesse, Verbe et Puissance de Dieu! Donne-nous
de communier à Toi plus intimement dans le jour sans crépuscule de Ton
Royaume.» On pourrait aussi traduire «de façon moins cachée»
(alethesteron). L'Eucharistie, comme toute chose en ce monde, se soumet
encore au régime de non-transparence qui y règne. C'est peut-être
pourquoi nous n'y voyons et n'y percevons que du Pain et du Vin. «À
présent, nous voyons comme à travers un verre opaque, en énigmes ;
alors, ce sera face à face. À présent, je ne sais qu'en partie ; alors,
je connaîtrai comme je suis connu» (1 Cor 13 12). Dieu ne nous
donnera
alors plus rien d'autre que Lui-Même.
O. S.