Les origines du rite et de la liturgie dans l'Antiquité classique
Sylvain Perrot
Au commencement était la Mort. Voilà une proposition fort paradoxale, et qui pourtant suscite l'unanimité (ou presque)
chez les sociologues et les ethnologues. Replaçons cette proposition dans son contexte, et fiat lux :
lorsqu'au xixième siècle on a commencé à étudier d'un point
de vue anthropologique les civilisations passées, on s'est
rendu compte qu'elles avaient toutes un point commun: non pas une langue commune (l'épisode de la tour de Babel est là
pour nous le rappeler), mais une attitude commune face à un événement qui attend n'importe lequel d'entre nous: la
Mort. Cette même attitude, c'est tout simplement le fait d'enterrer ses morts. Point commun qui présente tout de suite
ses limites: on n'enterre pas ses morts en Grèce de la même manière
qu'en Égypte. Vous comprenez où je veux en venir:
ce sont les rites qui diffèrent d'une civilisation à
l'autre. Ce sont eux qui font d'une civilisation ce qu'elle est ou
a été. En effet, le fait d'enterrer ses morts, c'est la conscience d'appartenir à une communauté, c'est avant tout un
rassemblement dans la douleur. Voilà en quoi les rites sont au fondement d'une civilisation : ils assurent la cohésion
d'un groupe humain, font en quelque sorte partie de sa carte d'identité. Et c'est pourquoi la liturgie, les rites, dans
l'Antiquité classique, sont avant tout politiques, et non religieux. Mais me direz-vous, comment penser une liturgie
politique, nous qui associons presque inconsciemment liturgie et religion ? C'est ce que je vais tenter de vous
expliquer.
À la recherche d'un sens perdu
Une petite étude étymologique s'impose. Considérons ces deux termes de
liturgie et de rite. Le lettres classiques que je suis se réjouit de
voir dans ces termes un qui vient du grec et l'autre qui vient du
latin. Commençons, chronologie oblige, par la liturgie. Ce terme,
leitourgía en grec, vient des deux mots grecs
leitos
(peuple) et ergon (oeuvre). La liturgie,
c'est l'oeuvre du peuple, elle est donc avant tout un fait
public, et par voie de fait, politique, car la liturgie est ce qui
rassemble la pólis, la cité grecque. Prenons un exemple:
la procession des Panathénées dans l'Athènes classique. Il s'agit
d'une fête qui consiste à apporter le peplos (robe) d'Athéna de
l'agora (place publique) jusqu'au Parthénon, afin d'en vêtir la statue
cultuelle de la déesse.
Aristocrate d'Athènes et jeune garçon remettant son peplos à Athénam,
assise à côté d'Hephaistos
(Frise des Panathénées du Parthénon, British Museum)
Or Athéna est non seulement la déesse éponyme d'Athènes, mais c'est
aussi la divinité poliade, c'est-à-dire tutélaire, protectrice de la
cité. Chaque cité grecque a sa divinité attitrée : Athènes a Athéna,
Epidaure Asclépios, Olympie Zeus, Corinthe Poséidon, Argos Héra,
Delphes Apollon... Et c'est justement la cité tout entière qui
participe à cette procession, des aristocrates jusqu'aux
paysans. C'est toute la cité qui se met en scène (au sens propre du
terme, comme on peut le voir sur la frise des Panathénées qui se
trouvait dans le Parthénon). Cette procession est le symbole même de
la cité: la religion en Grèce est une religion civique, non une
religion privée. D'ailleurs, la liturgie est d'abord un acte politique
avant de signifier le service du culte: on regroupe sous ce terme
notamment la triérarchie (équiper un navire de guerre) et la chorégie
(organiser les spectacles théâtraux).
Quant au ritus, ce terme latin vient de la racine
indo-européenne *H3rd1 qu'on retrouve dans le terme ordo: le
rite est stricto sensu un ordre religieux à suivre, une
prescription. Mais cette racine est aussi présente dans le terme
ars: le rite est donc un art, c'est un art de vivre en
société. C'est donc, pour résumer, un cadre de vie, aux deux sens du
terme.
Rites et société: l'exemple de la cité
La liturgie est perçue par une collectivité comme le moyen de
s'organiser en société, en une cité. Or la cité s'inscrit dans un
contexte spatio-temporel: elle occupe un espace plus ou moins étendu
et elle est comme un être vivant: elle naît, grandit et
disparaît. C'est pourquoi les rites sont fortement attachés à l'espace
et au temps, à différentes échelles. C'est donc sur le même modèle et
dans un rapport étroit qu'il faut penser les rites qui marquent la vie
de la cité et ceux qui rythment la vie d'un citoyen (vous aurez
compris à ce terme que dans l'Antiquité, le destin d'un homme est lié
à celui de sa cité).
Le rite: une appropriation et une structuration de l'espace
Toute fondation de ville s'accompagne de rites. Il s'agit tout d'abord
de déterminer un espace sacré, de bon augure. C'est une génisse
blanche envoyée des dieux qui montre à Cadmée où fonder Thèbes et une
truie blanche qui indique à Énée où fonder Albe. De même, quand est
décidée la construction d'un temple romain, l'augure trace dans le
ciel un rectangle, le templum, à l'aide d'un lituus, un
bâton sacré: l'espace ainsi dessiné dans le ciel est projeté sur la
terre. Cet espace est consacré: il est propriété du dieu et
donc inviolable.
Il s'agit donc d'organiser le lieu, en lui attribuant des frontières
sacrées: c'est le pomoerium dans le cas d'une ville romaine,
espace dans lequel il était interdit de pénétrer à quiconque portait
des armes. Le tracé du pomoerium est celui du sulcus
primigenius, le sillon primordial, tracé après l'intervention de
l'augure, d'après des rites précis: il doit être fait par un taureau
et une génisse blancs attelés ensemble (symbole de prospérité).
Application pratique avec une petite histoire que vous connaissez
tous: la fondation de Rome. Il était une fois deux enfants
abandonnés, des jumeaux, qu'une louve, heureusement pour Rome et
malheureusement pour Carthage, a décidé d'allaiter avec ses
petits. Puis un paysan du Latium (région de Rome) les trouve et les
élève. Les enfants grandissent, et puis, un beau jour, ils décident de
fonder une puissante cité. Mais qui la gouvernera? Les deux jeunes
gens regardent le vol des oiseaux. Soudain, six oiseaux viennent
entourer de leur vol Rémus, qui croit à une décision divine du genre
«Je suis l'Élu !». Pas de chance, car douze oiseaux viennent
aussitôt entourer Romulus. Ce dernier, comme on l'a vu, entreprend de
tracer le fameux sillon qu'il ne faut pas franchir pendant sa
création. Le pauvre Rémus, jaloux, franchit le sillon, et Romulus le
tue car Rémus a commis un acte impie. Fin de l'histoire.
Autre exemple: la fondation des colonies grecques. La future colonie
étant destinée à prolonger l'espace de la métropole, il faut
transporter un morceau de cet espace dans l'autre. Prenons l'exemple
évoqué par Strabon (iiième siècle ap. J.C.) dans sa Géographie:
celui de Marseille, colonie de Phocée. On y transporta une statuette
représentant la
divinité tutélaire de Phocée, Artémis; une amphore de terre
phocéenne; et, enfin, le summum: le feu sacré qui brûle dans
le foyer de Phocée.
Le rite: une organisation du temps
Voici venu le moment de vous parler du calendrier. Il faut savoir que
le calendrier grec, comme le calendrier romain, se fonde sur la
nature. Le calendrier grec comporte douze mois, en fonction des
lunes. Quant au calendrier romain, il suit le cycle des saisons :
l'année romaine, à l'origine, commence en mars, avec le printemps. En
outre, le calendrier archaïque ne comporte que dix mois. C'est aux
Ides de Mars que les Vestales, les gardiennes du foyer à Rome, sont
chargées de rallumer la flamme qui avait été provisoirement
éteinte. Si la flamme n'est pas rallumée ou qu'elle s'éteint, la
Vestale de garde est sévèrement châtiée.
Un petit mot peut-être sur le
nom des mois: les mois grecs sont assez compliqués, donc je les
laisserai de côté. Quant aux mois romains, on en a directement
hérité. Certains mois sont placés sous l'égide d'une divinité:
Januarius est le mois de Janus (dont le temple est fermé en
temps de guerre, ouvert en temps de paix, ce qui donne lieu à des
rites d'ouverture et de fermeture), Martius celui de Mars
(c'est en mars que recommencent les campagnes guerrières interrompues
pendant l'hiver), Maius celui de Maia (mère de Mercure),
Junius celui de Junon. D'autres portent le nom d'Empereurs
divinisés : Julius est le mois de Jules César, Augustus
celui d'Auguste. Quant aux mois qui closent l'année, les Romains n'ont
pas été très inventifs: September est le septième mois,
October le huitième, November le neuvième et
December le dixième. Februarius et Aprilius
présentent une étymologie incertaine.
Toute l'année est rythmée par des fêtes et des rituels. Dans le cas de
Rome, nous disposons d'une oeuvre tout à fait intéressante pour
comprendre ces rites, les Fastes (jours de fête) d'Ovide (même
si seuls les livres qui concernent les mois de janvier à juin nous
sont parvenus). Ovide nous explique dans cet ouvrage quels sont les
différents rites, leurs origines... Quelques exemples: la
cérémonie des Lupercalia en février qui rappelle la fondation
de Rome (des jeunes gens vêtus de peaux de loup courent dans la ville
à des fins fécondantes); celle des Cerialia en l'honneur de
Ceres, déesse des moissons, en juillet; celle de Jupiter Capitolin
en septembre avec les Ludi Magni (les Grands Jeux, panem
et circenses comme vous le savez); et la fameuse cérémonie des
Saturnalia, fêtant le solstice d'hiver, qui deviendra notre
fête de Noël,
mais on s'y amusait autrement: banquets, échange des rôles entre
maîtres et esclaves (si, si!). Imaginez un carnaval orgiaque...
Rites et vie humaine: l'exemple du citoyen
«Ma naissance fut le premier de mes malheurs»
En Grèce, la naissance de l'enfant est suivie, cinq jours après en
général, par la fête des Amphidromies, cérémonie qui marque l'entrée
de l'enfant dans la famille. Le dixième jour, à l'occasion d'un
banquet, il est intégré dans une phratrie, institution intermédiaire
entre la famille et la cité: il a alors une existence légale.
À Rome, la situation est un peu différente: à sa naissance, l'enfant
est déposé aux pieds de son père. Si ce dernier le prend dans ses
bras, l'enfant ne sera pas exposé (l'exposition consistait à laisser
le nouveau-né dans la nature en proie aux bêtes féroces: quiconque le
trouvait et, dans sa grande mansuétude, le recueillait pouvait en
faire son esclave...). Neuf jours plus tard, il est inscrit sur le
registre de la cité et reçoit son prénom.
«On ne naît pas citoyen, on le devient»
Puis viennent ce qu'on appelle les rites de passage, que l'on retrouve
dans la civilisation chrétienne : pensez au baptême, à la première
communion, la profession de foi, la confirmation... Il s'agit d'un
emprunt à l'Antiquité, où le passage en différents états juridiques
est marqué par ces rites. Le plus important est bien sûr le passage de
l'enfance à l'âge adulte, qui se fait vers les 18 ans à Athènes. C'est
ce qu'on appelle l'éphébie, autrement dit, le service militaire (qui
existait chez nous il y a peu encore...): le rituel à suivre
consiste en particulier en un serment, évoquant les devoirs du soldat,
prononcé la main étendue sur un autel.
À Sparte, il s'agit de rites d'initiation qui ont lieu à 16 ans :
épreuves d'endurance et cérémonies magiques (vol des fromages sur
l'autel d'Artémis et surtout le rite barbare de la cryptie : le jeune
homme se cache pendant quelque temps, tel une bête sauvage, et doit
revenir la nuit pour trouver de quoi se nourrir, en volant de
préférence, et tuer un esclave, ce qui fera de lui un homme, un vrai,
viril et tout ça...)
À Rome, c'est simplement un changement de vêtement qui symbolise ce
passage : le jeune homme quitte la toge prétexte (bande pourpre) pour
prendre la toge virile. La cérémonie a lieu le 17 mars, lors de la
fête des Liberalia: le jeune homme accompagné de sa famille va
se faire inscrire sur le registre de sa tribu et devient électeur,
puis il monte au Capitole pour remercier les dieux. Le parcours est
bien sûr dicté par le rite: le trajet est tout ce qu'il y a de plus
symbolique.
On peut devenir citoyen aussi à l'âge adulte, dans le cas des esclaves
affranchis. Une cérémonie particulière leur était en effet réservée.
«Je t'aime, moi non plus»
Autre cap à franchir dans une vie, et non des moindres: le
mariage. Petite précision pour nos amis romantiques: il est rare
qu'on se marie par amour dans l'Antiquité, plus souvent par
intérêt. Le mariage est avant tout un acte socio-politique: se lier à
une puissante famille ou à une famille riche... Il est soumis à des
rites précis à Athènes: le prétendant et le père de la jeune fille se
font une promesse qui oblige au mariage en présence des dieux de
l'autel domestique, on fait un sacrifice aux déesses protectrices du
mariage Héra et Artémis, sans oublier les rites de purification...
et de consommation!
À Rome, l'empreinte de la tradition est très forte: la future épouse
est enlevée par son futur mari, afin de rappeler le rapt ancestral des
Sabines par les Romains, puis elle reçoit de son époux l'eau et le feu
et elle prononce une obscure formule: «Où tu seras Gaius, je serai
Gaia». La femme est totalement dévouée à son époux, la réciproque
n'étant pas vraie...
«Vivre et laisser mourir... dignement»
À la fin est la mort (encore!): cette fois, pas de paradoxe. L'homme
est destiné à mourir, mais il doit avoir une fin digne: en Grèce, on
le lave, on lui met des vêtements propres et blancs, on l'entoure d'un
linceul, on place une obole dans sa bouche afin de payer le nocher des
Enfers, Charon. Petit topo sur les Enfers antiques: ce n'est pas aussi
infernal qu'on pourrait le croire. Quand on meurt, l'âme est emmenée
par Hermès Psychopompe (celui qui escorte les âmes) au royaume des
Morts, sous terre. On se retrouve au bord d'un fleuve, le Styx, qu'il
faut franchir pour gagner, dans le meilleur des cas, les Champs
Elysées et leurs délices joyeuses, dans le pire, le Tartare et ses
supplices éternels. Mais pour traverser ce fleuve, il faut payer le
batelier qui porte le doux nom de Charon, lequel réclame une
obole. Sinon vous êtes condamnés à errer pour l'éternité de ce côté-ci
du Styx.
Puis ont lieu la próthesis (exposition du mort),
l'ekphorá (convoi funéraire), l'inhumation ou la
crémation, l'installation d'une stèle, la purification de la maison à
l'eau de mer et à l'hysope car la mort est la pire des souillures.
Pour ce qui est de Rome, il y a peu de différences. Quelques
particularités néanmoins: l'exposition se fait dans l'atrium,
le cortège est composé, dans le cas de nobles, d'esclaves portant les
imagines (portraits en cire des ancêtres), de force pleureuses
professionnelles et d'acteurs mimant de manière ridicule les travers
du mort. En outre, une fête est consacrée aux morts en mai: les
Lemuria (les morts se promènent dans la ville pendant la
nuit...). Pour les honorer, nous raconte Ovide dans ses
Fastes, on doit jeter trois fois derrière soi (sans se
retourner!) des fèves noires en prononçant une formule qui apaise les
mânes (esprits) de nos proches défunts.
Le sens du rite
«Dura lex, sed lex»
Pourquoi de tels rites? Qu'est-ce que représente un rite dans
l'Antiquité païenne? Une première réponse est à rechercher dans
l'étymologie du terme, à savoir un ordre. Ordre divin, vous l'aurez
compris. D'où vient-il? C'est là que, et je vous prie de m'en excuser
par avance, je ferais un jeu de mots grec (une fois n'est pas coutume)
avec liturgie : la leitourgía se fait
*lithourgía2 en quelque sorte (liturgie devient *lithurgie),
c'est-à-dire oeuvre de pierre. Deux rappels bibliques qui justifient
ce jeu de mots : dans l'Ancien Testament, les Dix Commandements
sont gravés sur les Tables de la Loi (blocs de pierre massifs) et dans
le Nouveau Testament, Jésus dit à Simon : «Tu seras Pierre, et
sur cette pierre je bâtirai mon Église». La pierre est au coeur de
la liturgie, car c'est un matériau dur par excellence, qui garantit
une référence commune à un peuple et où s'inscrivent les lois pour
l'éternité. En a-t-on des exemples attestés dans l'Antiquité? Bien
sûr: le Code d'Hammourabi (premier texte de loi écrite attesté)
figure sur une pierre; les décrets athéniens sont gravés sur ce
matériau; la Rome royale s'est construite autour des Douze Tables;
et qui n'a jamais entendu parler de la Pierre de Rosette, sur laquelle
est gravée un texte sacré en trois langues (je rappellerai ici que les
hiéroglyphes sont un type d'écriture réservé au sacré)?
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Code d'Hammurabi (Louvre) |
Pierre de Rosette (British Museum) |
Dès lors, nul n'est censé ignorer la loi, y compris la loi
divine. Tout Grec, tout Romain se doit de connaître les différents
rites existant, d'autant plus que leur non respect peut provoquer la
colère des dieux. Ainsi, un rite romain voulait qu'avant chaque
bataille on prît les auspices, c'est-à-dire qu'on vérifiât s'il était
de bon augure d'engager le combat: on examine le vol des oiseaux (en
général, quand ils viennent de la gauche, sinistra, c'est
mauvais signe); autre possibilité, on examine les entrailles des
victimes (c'est la tâche de l'haruspice) ; ou encore on observe
l'appétit des poulets sacrés (s'ils n'ont pas faim, mieux vaut s'en
retourner chez soi). Oui, mais voilà : un certain général romain,
voyant que les poulets sont peu tentés par les graines qu'on leur
jette, lance ce bon mot : «s'ils n'ont pas faim, c'est qu'ils ont
soif» et sans autre forme de procès, il les précipite dans la
mer. Résultat: défaite romaine... Tirez-en les conclusions que
vous voulez.
Un contrat avec les dieux
Fondamentalement, le rite est un rapport au divin, une sorte de
contrat passé avec lui. Dans l'Antiquité païenne prédomine la formule
du «donnant--donnant». Demander à une divinité guérisseuse son aide
revient à lui offrir un ex-voto représentant la partie du corps
soignée.
Ex-voto représentant une
jambe (Bristish Museum)
La prier pour obtenir la victoire se solde en général par un
sacrifice. Justement, parlons du sacrifice, qui est un des rites les
plus importants. Les Grecs et les Romains sont relativement civilisés
de ce point de vue: pas de sacrifices humains, car le meurtre est une
souillure éternelle (et puis les esclaves, c'est toujours plus
utile...). Par exemple, dans la céramique grecque, on ne
représentera jamais de gouttes de sang sur un autel, sauf s'il y a
meurtre (quand Achille tue Priam notamment). En revanche, sacrifices
végétaux et animaux sont courants, les premiers plus encore que les
seconds. Il faut distinguer les petits sacrifices domestiques et les
grands sacrifices publics: par exemple, la fête des Panathénées se
clôt par un grand sacrifice que suit un banquet où chaque citoyen,
riche ou pauvre, reçoit la même part de viande. Tiens, on ne sacrifie
donc pas la bête dans son entier? Petit point de vocabulaire: on
parle d'immolation pour les sacrifices «normaux»,
d'holocauste quand
la bête est entièrement brûlée. Pourquoi a cette différence? La
mythologie vient à notre secours : la petite histoire veut que ce soit
Prométhée le responsable. À un âge reculé, les dieux auraient passé un
pacte avec les hommes, ce pacte du «donnant--donnant»: si tu me
donnes un sacrifice, je t'exauce. Mais pour que l'échange soit
respecté, dans le sacrifice, dieux et humains doivent avoir la même
part. Après avoir sacrifié la bête, Prométhée fait deux tas: un tas
de viande qu'il couvre de viscères et un autre qui contient les os, la
peau avec de la graisse frite. Maître Zeus, par l'odeur alléché,
choisit bien sûr le deuxième tas... Le cas le plus fréquent
consiste donc à offrir une partie de l'animal aux dieux, mais on le
brûle entièrement quand on sacrifie aux divinités chtoniennes
(infernales) ou aux héros. Parfois, les sacrifices sont gigantesques,
et sont le fait de toute une collectivité: l'hécatombe consiste ainsi
à offrir cent animaux en sacrifice.
Scène de sacrifice (peinture de la grotte de Pitsia, Musée National
d'Athènes)
Ces sacrifices s'accompagnent de prières, qui représentent le dernier
rite dont je voudrais vous parler. On ne prie pas en silence ni chacun
de son côté, à part soi comme dirait Montaigne. Non, on s'exprime
ouvertement, on réveille le dieu pour le rappeler à son bon souvenir
et surtout on montre aux autres combien on est pieux... La prière
est d'abord un acte social, exhibitionniste si j'ose dire. La prière
s'accompagne en général de libations: on asperge d'eau, voire de vin,
sa personne ou la statue du dieu. À ce propos, il existe des rites
«privés» : à Rome, chaque jour, la famille se réunit autour de son
chef de famille qui adresse une prière aux dieux Lares, protecteurs du
foyer. Mais ils s'inscrivent dans un cadre public. La prière suit un
ordre canonique: tout d'abord, l'invocation au dieu, puis l'évocation
des rapports entre le priant et le dieu (pars epica) et enfin
la prière proprement dite, l'objet de la demande. On en trouve un
exemple dans ce poème de Sappho (viième siècle av. J.C.), intitulé
À Aphrodite:
Sur ton trône ondoyant, Aphrodite immortelle,
Enfant de Zeus, tressant les ruses, je t'appelle:
Ne dompte pas, ni par dégoûts ni par douleurs,
Souveraine, mon coeur.
Viens plutôt par ici, si jamais autrefois
Tu prêtas ton oreille à ma lointaine voix,
Et quittant la maison tout en or de ton père
Tu vins à ma prière,
De beaux et vifs moineaux, attelés à ton char,
T'emportaient dans leur course au-dessus du sol noir,
En battant dans le ciel, de leurs ailes serrées,
Les sphères éthérées.
Et vite, ils arrivaient : bienheureuse déesse,
Ton visage immortel riant avec tendresse,
Tu demandais pourquoi de nouveau je souffrais,
De nouveau j'appelais,
Ce que par dessus tout je voulais qu'il advienne
À mon coeur délirant : «qui veux-tu que j'amène
En la persuadant de t'aimer ? Qui donc, ô
Sappho, te fait défaut ?
Car celle qui te fuit bientôt te poursuivra,
Au lieu de refuser, elle te donnera,
Elle qui n'aimait pas, sera vite amoureuse,
Bien qu'elle soit boudeuse.»
Reviens-moi maintenant : de mes cruels soucis
Délivre-moi; tout ce dont mon coeur se languit,
Accomplis-le pour moi; que toi-même en personne
Mes armes compagnonnes.
Il existe une forme particulière de la prière qui est la supplication:
on s'assied sur l'autel du dieu qu'on veut invoquer ou on s'agenouille
auprès de l'autel ou de la statue du dieu, en entourant ses genoux de
ses bras. La figure du suppliant est un topos de la littérature
grecque: Priam et Cassandre suppliant Athéna dans l'Iliade, ou
encore les Suppliantes d'Eschyle ou d'Euripide.
Conclusion: le christianisme, passage d'un rite figé
à un rite qu'il reste à découvrir et à construire chaque jour
La liturgie chrétienne n'est pas née tout à fait ex nihilo:
elle a emprunté certains traits à la religion gréco-romaine, notamment
le calendrier liturgique ou certaines fêtes (pourvues d'un nouveau
sens évidemment). Songez à la fête à laquelle nous nous préparons: la
naissance du Christ. Si elle a lieu le 25 décembre, c'est parce que
c'est la date du solstice d'hiver, célébré dans les religions
païennes. Le sens en est proche: c'est le temps du renouveau, de la
lumière. Mais il y a une différence profonde qui tient à la nature des
rites: de publics, ils deviennent privés. Vous me direz qu'il y avait
des rites privés en Grèce et à Rome: certes, mais ils s'inscrivaient
dans un cadre public. Tout tourne autour du citoyen: la religion est
civique. Mais avec la religion chrétienne, qui naît dans un contexte
privé (ce n'est pas une religion d'État à ses débuts), la liturgie
change de dimension: les rites sont privés, intériorisés. Même s'ils
se font dans un contexte public (dans une assemblée de fidèles), le
rapport au divin est personnel: pensons au rite de la conversion qui
est une démarche personnelle, ou celui de la confession, de la
prière... ce qui est impensable dans l'Antiquité. Autre différence
de taille: les rites dans l'Antiquité sont figés, gravés sur une
pierre immobile, statique. On les exécute mécaniquement. En revanche,
les rites chrétiens sont certes établis, mais il appartient à chacun
de les rendre vivants. La pierre sur laquelle ils sont gravés
accompagne le peuple de frères dans sa marche vers Dieu.
Je rappellerai pour finir que si les premiers chrétiens ont été
persécutés, ce n'est pas parce qu'ils vénéraient un dieu unique, mais
parce qu'ils refusaient de vouer un culte à l'Empereur, donc de
participer à des rites politiques. Le passage d'une liturgie à une
autre se paie donc de mort et il a été rendu possible par les martyrs,
qui ont vu qu'un autre monde s'offrait à nous. Martyrs, c'est-à-dire
témoins.
S.P.