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Les origines du rite et de la liturgie dans l'Antiquité classique

Sylvain Perrot









Au commencement était la Mort. Voilà une proposition fort paradoxale, et qui pourtant suscite l'unanimité (ou presque) chez les sociologues et les ethnologues. Replaçons cette proposition dans son contexte, et fiat lux : lorsqu'au xixième siècle on a commencé à étudier d'un point de vue anthropologique les civilisations passées, on s'est rendu compte qu'elles avaient toutes un point commun: non pas une langue commune (l'épisode de la tour de Babel est là pour nous le rappeler), mais une attitude commune face à un événement qui attend n'importe lequel d'entre nous: la Mort. Cette même attitude, c'est tout simplement le fait d'enterrer ses morts. Point commun qui présente tout de suite ses limites: on n'enterre pas ses morts en Grèce de la même manière qu'en Égypte. Vous comprenez où je veux en venir: ce sont les rites qui diffèrent d'une civilisation à l'autre. Ce sont eux qui font d'une civilisation ce qu'elle est ou a été. En effet, le fait d'enterrer ses morts, c'est la conscience d'appartenir à une communauté, c'est avant tout un rassemblement dans la douleur. Voilà en quoi les rites sont au fondement d'une civilisation : ils assurent la cohésion d'un groupe humain, font en quelque sorte partie de sa carte d'identité. Et c'est pourquoi la liturgie, les rites, dans l'Antiquité classique, sont avant tout politiques, et non religieux. Mais me direz-vous, comment penser une liturgie politique, nous qui associons presque inconsciemment liturgie et religion ? C'est ce que je vais tenter de vous expliquer.

À la recherche d'un sens perdu

Une petite étude étymologique s'impose. Considérons ces deux termes de liturgie et de rite. Le lettres classiques que je suis se réjouit de voir dans ces termes un qui vient du grec et l'autre qui vient du latin. Commençons, chronologie oblige, par la liturgie. Ce terme, leitourgía en grec, vient des deux mots grecs leitos (peuple) et ergon (oeuvre). La liturgie, c'est l'oeuvre du peuple, elle est donc avant tout un fait public, et par voie de fait, politique, car la liturgie est ce qui rassemble la pólis, la cité grecque. Prenons un exemple: la procession des Panathénées dans l'Athènes classique. Il s'agit d'une fête qui consiste à apporter le peplos (robe) d'Athéna de l'agora (place publique) jusqu'au Parthénon, afin d'en vêtir la statue cultuelle de la déesse.



Aristocrate d'Athènes et jeune garçon remettant son peplos à Athénam, assise à côté d'Hephaistos

(Frise des Panathénées du Parthénon, British Museum)

Or Athéna est non seulement la déesse éponyme d'Athènes, mais c'est aussi la divinité poliade, c'est-à-dire tutélaire, protectrice de la cité. Chaque cité grecque a sa divinité attitrée : Athènes a Athéna, Epidaure Asclépios, Olympie Zeus, Corinthe Poséidon, Argos Héra, Delphes Apollon... Et c'est justement la cité tout entière qui participe à cette procession, des aristocrates jusqu'aux paysans. C'est toute la cité qui se met en scène (au sens propre du terme, comme on peut le voir sur la frise des Panathénées qui se trouvait dans le Parthénon). Cette procession est le symbole même de la cité: la religion en Grèce est une religion civique, non une religion privée. D'ailleurs, la liturgie est d'abord un acte politique avant de signifier le service du culte: on regroupe sous ce terme notamment la triérarchie (équiper un navire de guerre) et la chorégie (organiser les spectacles théâtraux).

Quant au ritus, ce terme latin vient de la racine indo-européenne *H3rd1 qu'on retrouve dans le terme ordo: le rite est stricto sensu un ordre religieux à suivre, une prescription. Mais cette racine est aussi présente dans le terme ars: le rite est donc un art, c'est un art de vivre en société. C'est donc, pour résumer, un cadre de vie, aux deux sens du terme.

Rites et société: l'exemple de la cité

La liturgie est perçue par une collectivité comme le moyen de s'organiser en société, en une cité. Or la cité s'inscrit dans un contexte spatio-temporel: elle occupe un espace plus ou moins étendu et elle est comme un être vivant: elle naît, grandit et disparaît. C'est pourquoi les rites sont fortement attachés à l'espace et au temps, à différentes échelles. C'est donc sur le même modèle et dans un rapport étroit qu'il faut penser les rites qui marquent la vie de la cité et ceux qui rythment la vie d'un citoyen (vous aurez compris à ce terme que dans l'Antiquité, le destin d'un homme est lié à celui de sa cité).

Le rite: une appropriation et une structuration de l'espace

Toute fondation de ville s'accompagne de rites. Il s'agit tout d'abord de déterminer un espace sacré, de bon augure. C'est une génisse blanche envoyée des dieux qui montre à Cadmée où fonder Thèbes et une truie blanche qui indique à Énée où fonder Albe. De même, quand est décidée la construction d'un temple romain, l'augure trace dans le ciel un rectangle, le templum, à l'aide d'un lituus, un bâton sacré: l'espace ainsi dessiné dans le ciel est projeté sur la terre. Cet espace est consacré: il est propriété du dieu et donc inviolable.

Il s'agit donc d'organiser le lieu, en lui attribuant des frontières sacrées: c'est le pomoerium dans le cas d'une ville romaine, espace dans lequel il était interdit de pénétrer à quiconque portait des armes. Le tracé du pomoerium est celui du sulcus primigenius, le sillon primordial, tracé après l'intervention de l'augure, d'après des rites précis: il doit être fait par un taureau et une génisse blancs attelés ensemble (symbole de prospérité).

Application pratique avec une petite histoire que vous connaissez tous: la fondation de Rome. Il était une fois deux enfants abandonnés, des jumeaux, qu'une louve, heureusement pour Rome et malheureusement pour Carthage, a décidé d'allaiter avec ses petits. Puis un paysan du Latium (région de Rome) les trouve et les élève. Les enfants grandissent, et puis, un beau jour, ils décident de fonder une puissante cité. Mais qui la gouvernera? Les deux jeunes gens regardent le vol des oiseaux. Soudain, six oiseaux viennent entourer de leur vol Rémus, qui croit à une décision divine du genre «Je suis l'Élu !». Pas de chance, car douze oiseaux viennent aussitôt entourer Romulus. Ce dernier, comme on l'a vu, entreprend de tracer le fameux sillon qu'il ne faut pas franchir pendant sa création. Le pauvre Rémus, jaloux, franchit le sillon, et Romulus le tue car Rémus a commis un acte impie. Fin de l'histoire.

Autre exemple: la fondation des colonies grecques. La future colonie étant destinée à prolonger l'espace de la métropole, il faut transporter un morceau de cet espace dans l'autre. Prenons l'exemple évoqué par Strabon (iiième siècle ap. J.C.) dans sa Géographie: celui de Marseille, colonie de Phocée. On y transporta une statuette représentant la divinité tutélaire de Phocée, Artémis; une amphore de terre phocéenne; et, enfin, le summum: le feu sacré qui brûle dans le foyer de Phocée.

Le rite: une organisation du temps

Voici venu le moment de vous parler du calendrier. Il faut savoir que le calendrier grec, comme le calendrier romain, se fonde sur la nature. Le calendrier grec comporte douze mois, en fonction des lunes. Quant au calendrier romain, il suit le cycle des saisons : l'année romaine, à l'origine, commence en mars, avec le printemps. En outre, le calendrier archaïque ne comporte que dix mois. C'est aux Ides de Mars que les Vestales, les gardiennes du foyer à Rome, sont chargées de rallumer la flamme qui avait été provisoirement éteinte. Si la flamme n'est pas rallumée ou qu'elle s'éteint, la Vestale de garde est sévèrement châtiée.

Un petit mot peut-être sur le nom des mois: les mois grecs sont assez compliqués, donc je les laisserai de côté. Quant aux mois romains, on en a directement hérité. Certains mois sont placés sous l'égide d'une divinité: Januarius est le mois de Janus (dont le temple est fermé en temps de guerre, ouvert en temps de paix, ce qui donne lieu à des rites d'ouverture et de fermeture), Martius celui de Mars (c'est en mars que recommencent les campagnes guerrières interrompues pendant l'hiver), Maius celui de Maia (mère de Mercure), Junius celui de Junon. D'autres portent le nom d'Empereurs divinisés : Julius est le mois de Jules César, Augustus celui d'Auguste. Quant aux mois qui closent l'année, les Romains n'ont pas été très inventifs: September est le septième mois, October le huitième, November le neuvième et December le dixième. Februarius et Aprilius présentent une étymologie incertaine.

Toute l'année est rythmée par des fêtes et des rituels. Dans le cas de Rome, nous disposons d'une oeuvre tout à fait intéressante pour comprendre ces rites, les Fastes (jours de fête) d'Ovide (même si seuls les livres qui concernent les mois de janvier à juin nous sont parvenus). Ovide nous explique dans cet ouvrage quels sont les différents rites, leurs origines... Quelques exemples: la cérémonie des Lupercalia en février qui rappelle la fondation de Rome (des jeunes gens vêtus de peaux de loup courent dans la ville à des fins fécondantes); celle des Cerialia en l'honneur de Ceres, déesse des moissons, en juillet; celle de Jupiter Capitolin en septembre avec les Ludi Magni (les Grands Jeux, panem et circenses comme vous le savez); et la fameuse cérémonie des Saturnalia, fêtant le solstice d'hiver, qui deviendra notre fête de Noël, mais on s'y amusait autrement: banquets, échange des rôles entre maîtres et esclaves (si, si!). Imaginez un carnaval orgiaque...

Rites et vie humaine: l'exemple du citoyen

«Ma naissance fut le premier de mes malheurs»

En Grèce, la naissance de l'enfant est suivie, cinq jours après en général, par la fête des Amphidromies, cérémonie qui marque l'entrée de l'enfant dans la famille. Le dixième jour, à l'occasion d'un banquet, il est intégré dans une phratrie, institution intermédiaire entre la famille et la cité: il a alors une existence légale.

À Rome, la situation est un peu différente: à sa naissance, l'enfant est déposé aux pieds de son père. Si ce dernier le prend dans ses bras, l'enfant ne sera pas exposé (l'exposition consistait à laisser le nouveau-né dans la nature en proie aux bêtes féroces: quiconque le trouvait et, dans sa grande mansuétude, le recueillait pouvait en faire son esclave...). Neuf jours plus tard, il est inscrit sur le registre de la cité et reçoit son prénom.

«On ne naît pas citoyen, on le devient»

Puis viennent ce qu'on appelle les rites de passage, que l'on retrouve dans la civilisation chrétienne : pensez au baptême, à la première communion, la profession de foi, la confirmation... Il s'agit d'un emprunt à l'Antiquité, où le passage en différents états juridiques est marqué par ces rites. Le plus important est bien sûr le passage de l'enfance à l'âge adulte, qui se fait vers les 18 ans à Athènes. C'est ce qu'on appelle l'éphébie, autrement dit, le service militaire (qui existait chez nous il y a peu encore...): le rituel à suivre consiste en particulier en un serment, évoquant les devoirs du soldat, prononcé la main étendue sur un autel.

À Sparte, il s'agit de rites d'initiation qui ont lieu à 16 ans : épreuves d'endurance et cérémonies magiques (vol des fromages sur l'autel d'Artémis et surtout le rite barbare de la cryptie : le jeune homme se cache pendant quelque temps, tel une bête sauvage, et doit revenir la nuit pour trouver de quoi se nourrir, en volant de préférence, et tuer un esclave, ce qui fera de lui un homme, un vrai, viril et tout ça...)

À Rome, c'est simplement un changement de vêtement qui symbolise ce passage : le jeune homme quitte la toge prétexte (bande pourpre) pour prendre la toge virile. La cérémonie a lieu le 17 mars, lors de la fête des Liberalia: le jeune homme accompagné de sa famille va se faire inscrire sur le registre de sa tribu et devient électeur, puis il monte au Capitole pour remercier les dieux. Le parcours est bien sûr dicté par le rite: le trajet est tout ce qu'il y a de plus symbolique.

On peut devenir citoyen aussi à l'âge adulte, dans le cas des esclaves affranchis. Une cérémonie particulière leur était en effet réservée.

«Je t'aime, moi non plus»

Autre cap à franchir dans une vie, et non des moindres: le mariage. Petite précision pour nos amis romantiques: il est rare qu'on se marie par amour dans l'Antiquité, plus souvent par intérêt. Le mariage est avant tout un acte socio-politique: se lier à une puissante famille ou à une famille riche... Il est soumis à des rites précis à Athènes: le prétendant et le père de la jeune fille se font une promesse qui oblige au mariage en présence des dieux de l'autel domestique, on fait un sacrifice aux déesses protectrices du mariage Héra et Artémis, sans oublier les rites de purification... et de consommation!

À Rome, l'empreinte de la tradition est très forte: la future épouse est enlevée par son futur mari, afin de rappeler le rapt ancestral des Sabines par les Romains, puis elle reçoit de son époux l'eau et le feu et elle prononce une obscure formule: «Où tu seras Gaius, je serai Gaia». La femme est totalement dévouée à son époux, la réciproque n'étant pas vraie...

«Vivre et laisser mourir... dignement»

À la fin est la mort (encore!): cette fois, pas de paradoxe. L'homme est destiné à mourir, mais il doit avoir une fin digne: en Grèce, on le lave, on lui met des vêtements propres et blancs, on l'entoure d'un linceul, on place une obole dans sa bouche afin de payer le nocher des Enfers, Charon. Petit topo sur les Enfers antiques: ce n'est pas aussi infernal qu'on pourrait le croire. Quand on meurt, l'âme est emmenée par Hermès Psychopompe (celui qui escorte les âmes) au royaume des Morts, sous terre. On se retrouve au bord d'un fleuve, le Styx, qu'il faut franchir pour gagner, dans le meilleur des cas, les Champs Elysées et leurs délices joyeuses, dans le pire, le Tartare et ses supplices éternels. Mais pour traverser ce fleuve, il faut payer le batelier qui porte le doux nom de Charon, lequel réclame une obole. Sinon vous êtes condamnés à errer pour l'éternité de ce côté-ci du Styx.

Puis ont lieu la próthesis (exposition du mort), l'ekphorá (convoi funéraire), l'inhumation ou la crémation, l'installation d'une stèle, la purification de la maison à l'eau de mer et à l'hysope car la mort est la pire des souillures.

Pour ce qui est de Rome, il y a peu de différences. Quelques particularités néanmoins: l'exposition se fait dans l'atrium, le cortège est composé, dans le cas de nobles, d'esclaves portant les imagines (portraits en cire des ancêtres), de force pleureuses professionnelles et d'acteurs mimant de manière ridicule les travers du mort. En outre, une fête est consacrée aux morts en mai: les Lemuria (les morts se promènent dans la ville pendant la nuit...). Pour les honorer, nous raconte Ovide dans ses Fastes, on doit jeter trois fois derrière soi (sans se retourner!) des fèves noires en prononçant une formule qui apaise les mânes (esprits) de nos proches défunts.

Le sens du rite

«Dura lex, sed lex»

Pourquoi de tels rites? Qu'est-ce que représente un rite dans l'Antiquité païenne? Une première réponse est à rechercher dans l'étymologie du terme, à savoir un ordre. Ordre divin, vous l'aurez compris. D'où vient-il? C'est là que, et je vous prie de m'en excuser par avance, je ferais un jeu de mots grec (une fois n'est pas coutume) avec liturgie : la leitourgía se fait *lithourgía2 en quelque sorte (liturgie devient *lithurgie), c'est-à-dire oeuvre de pierre. Deux rappels bibliques qui justifient ce jeu de mots : dans l'Ancien Testament, les Dix Commandements sont gravés sur les Tables de la Loi (blocs de pierre massifs) et dans le Nouveau Testament, Jésus dit à Simon : «Tu seras Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église». La pierre est au coeur de la liturgie, car c'est un matériau dur par excellence, qui garantit une référence commune à un peuple et où s'inscrivent les lois pour l'éternité. En a-t-on des exemples attestés dans l'Antiquité? Bien sûr: le Code d'Hammourabi (premier texte de loi écrite attesté) figure sur une pierre; les décrets athéniens sont gravés sur ce matériau; la Rome royale s'est construite autour des Douze Tables; et qui n'a jamais entendu parler de la Pierre de Rosette, sur laquelle est gravée un texte sacré en trois langues (je rappellerai ici que les hiéroglyphes sont un type d'écriture réservé au sacré)?




   
Code d'Hammurabi (Louvre) Pierre de Rosette (British Museum)





Dès lors, nul n'est censé ignorer la loi, y compris la loi divine. Tout Grec, tout Romain se doit de connaître les différents rites existant, d'autant plus que leur non respect peut provoquer la colère des dieux. Ainsi, un rite romain voulait qu'avant chaque bataille on prît les auspices, c'est-à-dire qu'on vérifiât s'il était de bon augure d'engager le combat: on examine le vol des oiseaux (en général, quand ils viennent de la gauche, sinistra, c'est mauvais signe); autre possibilité, on examine les entrailles des victimes (c'est la tâche de l'haruspice) ; ou encore on observe l'appétit des poulets sacrés (s'ils n'ont pas faim, mieux vaut s'en retourner chez soi). Oui, mais voilà : un certain général romain, voyant que les poulets sont peu tentés par les graines qu'on leur jette, lance ce bon mot : «s'ils n'ont pas faim, c'est qu'ils ont soif» et sans autre forme de procès, il les précipite dans la mer. Résultat: défaite romaine... Tirez-en les conclusions que vous voulez.

Un contrat avec les dieux

Fondamentalement, le rite est un rapport au divin, une sorte de contrat passé avec lui. Dans l'Antiquité païenne prédomine la formule du «donnant--donnant». Demander à une divinité guérisseuse son aide revient à lui offrir un ex-voto représentant la partie du corps soignée.



Ex-voto représentant une jambe (Bristish Museum)

La prier pour obtenir la victoire se solde en général par un sacrifice. Justement, parlons du sacrifice, qui est un des rites les plus importants. Les Grecs et les Romains sont relativement civilisés de ce point de vue: pas de sacrifices humains, car le meurtre est une souillure éternelle (et puis les esclaves, c'est toujours plus utile...). Par exemple, dans la céramique grecque, on ne représentera jamais de gouttes de sang sur un autel, sauf s'il y a meurtre (quand Achille tue Priam notamment). En revanche, sacrifices végétaux et animaux sont courants, les premiers plus encore que les seconds. Il faut distinguer les petits sacrifices domestiques et les grands sacrifices publics: par exemple, la fête des Panathénées se clôt par un grand sacrifice que suit un banquet où chaque citoyen, riche ou pauvre, reçoit la même part de viande. Tiens, on ne sacrifie donc pas la bête dans son entier? Petit point de vocabulaire: on parle d'immolation pour les sacrifices «normaux», d'holocauste quand la bête est entièrement brûlée. Pourquoi a cette différence? La mythologie vient à notre secours : la petite histoire veut que ce soit Prométhée le responsable. À un âge reculé, les dieux auraient passé un pacte avec les hommes, ce pacte du «donnant--donnant»: si tu me donnes un sacrifice, je t'exauce. Mais pour que l'échange soit respecté, dans le sacrifice, dieux et humains doivent avoir la même part. Après avoir sacrifié la bête, Prométhée fait deux tas: un tas de viande qu'il couvre de viscères et un autre qui contient les os, la peau avec de la graisse frite. Maître Zeus, par l'odeur alléché, choisit bien sûr le deuxième tas... Le cas le plus fréquent consiste donc à offrir une partie de l'animal aux dieux, mais on le brûle entièrement quand on sacrifie aux divinités chtoniennes (infernales) ou aux héros. Parfois, les sacrifices sont gigantesques, et sont le fait de toute une collectivité: l'hécatombe consiste ainsi à offrir cent animaux en sacrifice.



Scène de sacrifice (peinture de la grotte de Pitsia, Musée National d'Athènes)

Ces sacrifices s'accompagnent de prières, qui représentent le dernier rite dont je voudrais vous parler. On ne prie pas en silence ni chacun de son côté, à part soi comme dirait Montaigne. Non, on s'exprime ouvertement, on réveille le dieu pour le rappeler à son bon souvenir et surtout on montre aux autres combien on est pieux... La prière est d'abord un acte social, exhibitionniste si j'ose dire. La prière s'accompagne en général de libations: on asperge d'eau, voire de vin, sa personne ou la statue du dieu. À ce propos, il existe des rites «privés» : à Rome, chaque jour, la famille se réunit autour de son chef de famille qui adresse une prière aux dieux Lares, protecteurs du foyer. Mais ils s'inscrivent dans un cadre public. La prière suit un ordre canonique: tout d'abord, l'invocation au dieu, puis l'évocation des rapports entre le priant et le dieu (pars epica) et enfin la prière proprement dite, l'objet de la demande. On en trouve un exemple dans ce poème de Sappho (viième siècle av. J.C.), intitulé À Aphrodite:



Sur ton trône ondoyant, Aphrodite immortelle,
Enfant de Zeus, tressant les ruses, je t'appelle:
Ne dompte pas, ni par dégoûts ni par douleurs,
Souveraine, mon coeur.



Viens plutôt par ici, si jamais autrefois
Tu prêtas ton oreille à ma lointaine voix,
Et quittant la maison tout en or de ton père
Tu vins à ma prière,



De beaux et vifs moineaux, attelés à ton char,
T'emportaient dans leur course au-dessus du sol noir,
En battant dans le ciel, de leurs ailes serrées,
Les sphères éthérées.



Et vite, ils arrivaient : bienheureuse déesse,
Ton visage immortel riant avec tendresse,
Tu demandais pourquoi de nouveau je souffrais,
De nouveau j'appelais,



Ce que par dessus tout je voulais qu'il advienne
À mon coeur délirant : «qui veux-tu que j'amène
En la persuadant de t'aimer ? Qui donc, ô
Sappho, te fait défaut ?


Car celle qui te fuit bientôt te poursuivra,
Au lieu de refuser, elle te donnera,
Elle qui n'aimait pas, sera vite amoureuse,
Bien qu'elle soit boudeuse.»



Reviens-moi maintenant : de mes cruels soucis
Délivre-moi; tout ce dont mon coeur se languit,
Accomplis-le pour moi; que toi-même en personne
Mes armes compagnonnes.
Il existe une forme particulière de la prière qui est la supplication: on s'assied sur l'autel du dieu qu'on veut invoquer ou on s'agenouille auprès de l'autel ou de la statue du dieu, en entourant ses genoux de ses bras. La figure du suppliant est un topos de la littérature grecque: Priam et Cassandre suppliant Athéna dans l'Iliade, ou encore les Suppliantes d'Eschyle ou d'Euripide.

Conclusion: le christianisme, passage d'un rite figé à un rite qu'il reste à découvrir et à construire chaque jour

La liturgie chrétienne n'est pas née tout à fait ex nihilo: elle a emprunté certains traits à la religion gréco-romaine, notamment le calendrier liturgique ou certaines fêtes (pourvues d'un nouveau sens évidemment). Songez à la fête à laquelle nous nous préparons: la naissance du Christ. Si elle a lieu le 25 décembre, c'est parce que c'est la date du solstice d'hiver, célébré dans les religions païennes. Le sens en est proche: c'est le temps du renouveau, de la lumière. Mais il y a une différence profonde qui tient à la nature des rites: de publics, ils deviennent privés. Vous me direz qu'il y avait des rites privés en Grèce et à Rome: certes, mais ils s'inscrivaient dans un cadre public. Tout tourne autour du citoyen: la religion est civique. Mais avec la religion chrétienne, qui naît dans un contexte privé (ce n'est pas une religion d'État à ses débuts), la liturgie change de dimension: les rites sont privés, intériorisés. Même s'ils se font dans un contexte public (dans une assemblée de fidèles), le rapport au divin est personnel: pensons au rite de la conversion qui est une démarche personnelle, ou celui de la confession, de la prière... ce qui est impensable dans l'Antiquité. Autre différence de taille: les rites dans l'Antiquité sont figés, gravés sur une pierre immobile, statique. On les exécute mécaniquement. En revanche, les rites chrétiens sont certes établis, mais il appartient à chacun de les rendre vivants. La pierre sur laquelle ils sont gravés accompagne le peuple de frères dans sa marche vers Dieu.

Je rappellerai pour finir que si les premiers chrétiens ont été persécutés, ce n'est pas parce qu'ils vénéraient un dieu unique, mais parce qu'ils refusaient de vouer un culte à l'Empereur, donc de participer à des rites politiques. Le passage d'une liturgie à une autre se paie donc de mort et il a été rendu possible par les martyrs, qui ont vu qu'un autre monde s'offrait à nous. Martyrs, c'est-à-dire témoins.

S.P.

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