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« Je te fiancerai à moi pour toujours...»

Anne-Catherine Baudoin









« Je te fiancerai à moi pour toujours,

je te fiancerai à moi par la justice et le droit, l'amour et la tendresse.

Je te fiancerai à moi par la fidélité et tu connaîtras le Seigneur. »

Osée 2 21--22.

Ne nous méprenons pas: les fiançailles dont parle Osée ne sont pas un engagement provisoire. Au contraire, c'est au moment des fiançailles qu'ont lieu les tractations qui lient définitivement les conjoints et que sont fixées les modalités de cet engagement, justice et droit, amour et tendresse, fidélité. Les fiançailles, en Occident, depuis l'Antiquité, ne sont pas un timide engagement à réfléchir sur un éventuel mariage, mais un véritable contrat, dressé dans des règles précises et qui lie les participants en précisant les droits et les devoirs de chacun. Vous êtes fiancé(s, allons-y pour le pluriel), vous allez vous fiancer, vos amis sont fiancés... Vous considérez cette pratique comme très catho ou très vieillotte, comme traditionnelle ou démodée... Est-ce une invention des curés au xixième siècle ou la persistance de rites antiques? Gagné, deuxième solution1. Les fiançailles ont pour les chrétiens des premiers siècles une importance si grande qu'elles en viennent à se confondre avec le mariage lui-même. Elles tombent en désuétude après le concile de Trente (xviième siècle) et ne constituent plus aujourd'hui que des usages de famille, auxquels on peut mêler l'Église de près ou de loin. Leur intérêt juridique s'est perdu mais les usages sont conservés. Amis du romantisme, bonjour, la remise d'une bague à la fiancée et l'échange d'un baiser sont l'héritage d'un code juridique très précis. L'amour, vous le savez bien, n'a pas besoin de cela: « non cicatricem, nullum signum oculis videndum... amor tam profundus, et si abiit amator noster, aliquo modo nos semper defendet. Inest in cute ipsa2». Il y a donc des raisons beaucoup moins fleur bleue à cette tradition. Voyons ça.

« Une alliance ne protège qu'un seul doigt. » (Groucho Marx)

Plaute, jamais le dernier pour les affaires de coeur, met en scène des fiançailles consacrées entre les paterfamilias des deux futurs par la formule « Spondesne ? Spondeo» d'où sont venus les expressions sponsalia, sponsus, sponsa, pour désigner « fiançailles», « fiancé», « fiancée». Cela suffisait en droit, mais la coutume exigeait que le fiancé remit ensuite à sa future, en signe des engagements pris, un anneau en fer qui ne devait pas porter de pierre précieuse. À la fin du iiième siècle, l'anneau était en or, ce qui est quand même mieux. On avait pris aussi l'habitude d'y graver des inscriptions d'une originalité à faire peur --- mais c'est tellement mignon --- telles que Bonam vitam, amo te, ama me, ou le nom des fiancés. Dans les premiers temps, le fiancé romain mettait lui-même l'anneau des fiançailles au doigt de la fiancée. Au iiiième siècle, il se contentait parfois de le lui envoyer. C'est tellement délicat. En principe, l'anneau devait se placer au quatrième doigt de la main gauche3, parce que, dit Aulu-Gelle au iiième siècle, il existerait dans ce doigt un petit nerf allant jusqu'au coeur. Cette explication fut transmise au Moyen Âge par Isidore de Séville, à ceci près que celui-ci transforme le petit nerf en une veine4.

La théorie juridique sur le rôle de cet anneau se forme au iiième siècle: il représente des arrhes, ajoutées à la dot pour lui donner plus de force. Il est en effet d'usage à Rome d'accompagner les fiançailles d'une dation d'arrhes, comme pour la vente et le louage, eh oui. Au lieu d'une somme d'argent, on peut donner un objet symbolique, notamment un anneau. À partir du iiième siècle, les deux idées d'anneau et d'arrhes sont inséparables. Il y a pourtant deux différences: les arrhes peuvent être données par les deux contractants, or l'anneau est donné par le fiancé seul; et quand des arrhes nuptiales sont versées par les fiancés, elles s'ajoutent, après le mariage, soit à la dot apportée par la femme, soit à la donation prénuptiale faite par le mari. L'anneau, en revanche, reste en tout état de cause la propriété de la femme. Le sens d'arrhes reste néanmoins attaché à l'anneau des fiançailles. C'est aux Pères de l'Église --- amis du romantisme, re-bonjour --- que l'on doit l'emploi dès le IVième siècle des mots subarrhare et subarrhata au sens de « fiancer» et « fiancée». En somme, en remettant l'anneau, le fiancé remettait un gage de la parole donnée, de la foi promise. L'anneau des fiançailles était donc, au sens propre du mot, l'anneau de la foi.



Anneau de mariage, époque proto-byzantine.

Du xiième au xiiième siècle, les fiançailles ont pris une telle importance que dans la forme elles ne se distinguent plus nettement du mariage. Pour distinguer les promis encore non mariés, on emploie les dérivés du français fiance, qui désigne une convention passée dans une certaine forme, et s'appelle aujourd'hui fiançailles. Au début du xiiiième siècle, on discute pour savoir si le port d'un anneau par une femme faisait présumer les fiançailles ou le mariage: les avis étaient partagés. Après les réformes du Concile de Trente relatives à la célébration publique du mariage, les fiançailles perdirent leur ancienne importance et tombèrent un peu partout en désuétude. Dans les diocèses où l'évêque défendait de célébrer les mariages sans les avoir fait précéder de fiançailles à l'église, les formalités suivies pour ces dernières étaient très simplifiées, et les rituels ne contiennent plus de formules de bénédiction pour l'anneau; il n'y en a que pour l'anneau nuptial. Aujourd'hui les futurs époux ont repris l'habitude de donner des bagues à leurs fiancées, et c'est bien heureux; mais dans la plupart des cas ces bagues ne sont pas bénites. C'est un simple cadeau, qui ne rappelle plus que de loin l'anneau de fer romain. Il faut noter cependant que dans les milieux catholiques, jusqu'au milieu du xxième siècle, on pouvait pratiquer des fiançailles en présence de l'Église: la bague donnée à la fiancée était présentée d'abord au prêtre, qui la bénissait, mais sans formule spéciale, par exemple après une messe à laquelle avaient assisté ensemble les fiancés.

« Je lui fermai la bouche d'un baiser derrière l'oreille. » (Alphonse Allais)

C'est aussi un usage romain que l'osculum, le baiser, plus récent toutefois que la tradition de l'anneau. Chez les anciens Romains, les baisers ne s'accordent pas facilement, voire sont choquants: Caton, rapporte Plutarque, exclut du Sénat un personnage qu'on s'attendait à voir élu consul, qui avait embrassé sa femme en plein jour, sous les yeux de leur fille. Pourtant, l'usage du baiser se répandit peu à peu chez les chrétiens. Tertullien, anti-modèle de souplesse s'il en fût, semble s'en offusquer. Mais au ivième siècle, le baiser des fiancés était entré dans les moeurs; et en 336, l'empereur Constantin, dans une constitution adressée au vicaire des Espagnes, lui donnait un effet juridique, à propos des donations faites par le fiancé à la fiancée avant le mariage mais en vue du mariage. En effet, au cas où le fiancé décèderait prématurément, la fiancée n'acquérait rien de la donation. Constantin maintint la règle ancienne lorsque les fiançailles n'avaient pas été accompagnées du baiser, mais la modifia lorsque le baiser était intervenu: dans ce dernier cas, la fiancée gardait la moitié de la donation. La réciproque n'était pas admise: les donations faites par la future épouse à son fiancé5 étaient dans les deux cas résolues pour le tout, qu'il y eût ou non baiser.

Il résultait de là que le baiser marquait dans les préliminaires du mariage une période nouvelle. Constantin le traitait comme s'il eût été un commencement de consommation du mariage. Saint Jean Chrysostome dit que «le saint baiser associe les âmes, réconcilie les esprits, et montre qu'il n'y a qu'un corps»; de là, l'importance croissante attachée à ce rite, que l'Église a d'ailleurs admis dans d'autres cérémonies. Chez les Francs, on dresse un «procès-verbal du baiser»: comme il comporte depuis Constantin un effet juridique, on cherche naturellement à s'en procurer une preuve indéniable. Le plus simple est de faire constater par écrit qu'il a été échangé entre les fiancés. Le terme d'osculum en vient à désigner la donation elle-même, et se confond avec la donation prénuptiale dans les pays de droit écrit, avec le douaire dans les pays de droit coutumier. Quant au rite du baiser au sens propre, sa survivance est constatée ça et là. Le baiser conserve sa valeur juridique dans certaines régions mais un certain Merlin, auteur d'un Répertoire de jurisprudence signale qu'«en France, où ces sortes de baisers ne sont considérés que comme une simple civilité, la fiancée en pareil cas n'est point en droit de rien retenir».



Rencontre d'Anne et de Joachim à la porte dorée (icône russe du xviième siècle).

Félicitations! Vous avez réussi à lire cet article jusqu'au bout, et vous savez maintenant pourquoi les bagues au doigt, les amoureux qui s'bécotent sur les bancs publics et l'officialisation des couples par un baiser devant témoins (pour des raisons juridiques, bien sûr, pas pour les potins) ne sont pas un sujet très neuf. Vous êtes maintenant invités (si vous voulez bien me suivre... Non, c'est par là. Je vous en prie) à aller jeter un oeil à un article du Sénevé 1998, sérieux et documenté (lui...) sur les fiançailles6, et à aller réfléchir, si ce n'est pas déjà fait, devant le film d'Alain Resnais « Pas sur la bouche», à l'importance du baiser, des traumatismes qu'il peut engendrer7, du pacte qu'il scelle, de l'amour qu'il manifeste... « Car un mot, c'est beaucoup, mais un baiser c'est tout8

A.-C. B.


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