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Rites et sociologie

Entretien de Baptiste Coulmont avec Emmanuel Monnet




Le présent article est, nous tenons à le préciser dès maintenant même si Emmanuel revient dessus dans son commentaire, un article purement sociologique, présentant d'un point de vue totalement extérieur des rites religieux que nous vous laissons découvrir. Hors de ce contexte, certains points peuvent paraître choquants, surtout dans un Sénevé. Quelques points partiellement abordés ou considérés comme inexacts seront pourtant complétés par Nathalie ([NDN]).

La Rédaction






Le rite religieux est un fait exotique pour tout néophyte. On peut n'y voir qu'un folklore surprenant lorsqu'on y est étranger. C'est ce point de vue distancié, quelque peu naïf parfois que prend la sociologie face à la religion, puisque son objet est justement de porter un regard critique sur les phénomènes sociaux en général. Les premières monographies anthropologiques, les travaux fondateurs de la sociologie s'intéressaient prioritairement aux croyances primitives et aux pratiques des sociétés traditionnelles, que le scientifique, par prudence, avait soin de distinguer des comportements raisonnés des sociétés modernes; on le voit chez Durkheim, dans sa thèse de doctorat, les Formes élémentaires de la vie religieuse. Depuis, on a abordé des usages plus contemporains. L'intérêt de l'approche sociologique est de montrer de quelle manière les pratiques cultuelles sont perçues d'un point de vue extérieur; sans relativiser la portée sacrée des gestes, elle suggère que tout rituel est façonné par son époque, par les hommes en présence, par des interactions avec d'autres groupes.

Baptise Coulmont, archicube, agrégé de Sciences sociales, s'est rapidement spécialisé en sociologie des religions. Il ne sera peut être pas inconnu aux plus anciens lecteurs du Sénevé: outre une contribution sur l'engagement dans le numéro de Toussaint 1998, il a réalisé un mémoire de maîtrise sur l'aumônerie de l'ENS qui à l'époque n'avait laissé aucun tala indifférent. Il a travaillé ensuite auprès de Danièle Hervieu Léger, professeur à l'EHESS, qui a dirigé son mémoire de DEA intitulé Des promesses, toujours des promesses (1999) sur les fiançailles en France dans les années trente. Elle dirige aussi sa thèse, que Baptiste Coulmont soutient le 11 décembre prochain à Jourdan. Au nom évocateur Que Dieu vous bénisse -- le mariage religieux des couples de même sexe aux États-Unis, elle est le fruit de trois années de recherches outre Atlantique.

Dans le cadre de ses travaux, il a été amené à étudier les rites maritaux et leur adaptation dans les fiançailles. Son expérience américaine lui fournit également un recul intéressant sur les comportements liés à la liturgie. Il nous montre comment certains rites, loin d'être des formes intemporelles et universelles, mobilisent les institutions et leurs acteurs, et se mêlent étroitement à l'ordre juridique. Plus généralement, son témoignage rend compte de l'approche des sciences sociales face à cet objet énigmatique qu'est une religion.

Sénevé: Quelle a été l'évolution de la recherche sociologique face aux rites? Apparemment, la littérature sociologique ne se passionne pas pour les rites religieux contemporains...

Baptiste Coulmont: En effet, on trouvera davantage des articles sur les rites religieux maronites ou byzantins. Sinon, ils parleront des pratiques (les gens vont-ils à la messe ou non), ou prendront une approche phénoménologique. La période de Vatican II a vu une résurgence de ce thème; par exemple, les travaux du sociologue François-André Isambert1 sur le sacrement des malades, au début des années soixante-dix. Avec le sociologue anglais John Austin, on met en évidence le pouvoir performatif du rite. L'acte rituel devient un acte efficace. Bourdieu a essayé, quant à lui, de faire une théorie du rite d'institution, en partant des rites de passage; il souligne l'importance des contextes sociaux de la parole efficace. Il insiste non plus sur le geste en tant que tel mais sur le pouvoir de certaines personnes à le faire ou à ne pas le faire. Séguy2 a essayé, enfin, de faire une sociologie de la liturgie. Dans tout les cas, ces travaux s'inscrivent dans un cadre ecclésial: ils montrent comment les décisions sont prises, comment elles s'appliquent. On étudie des rapports d'opposition, de forces entre ceux qui acceptent le rite et ceux qui le refusent.

L'anthropologie structuraliste s'est intéressée également au rite (Lévi-Strauss par exemple) mais pour le subordonner au mythe: le rite n'est que de la pensée morte. Il n'est pas un élément central pour l'anthropologue: dans Anthropologie structurale il s'inscrit dans un couple: le mythe et le rite. Cette opposition si tranchée ne m'est pas apparue intéressante dans le contexte contemporain.

La question du rite a été souvent phagocytée par une sociologie de type goffmanienne3, étudiant les rites d'interaction dans la vie quotidienne. Par exemple, certains sociologues américains ont étudié le geste du don de la paix dans la messe, et les contacts que cela impliquait. Mais cette approche fait l'impasse sur la hiérarchie et les pouvoirs au sein de la communauté.

Les études liturgiques sont plus développées aux États-Unis: un champ d'investigation s'est constitué, assez proche des Églises, avec Catherine Bell par exemple. Celle-ci s'inspire d'un anthropologue et historien anglais, Asad Talal, qui a étudié les dictionnaires et les encyclopédies traitant de cette question. Il observe que l'entrée «rite» n'existe pas dans ces ouvrages à la fin du xixième siècle, mais uniquement l'entrée «rituel», définie comme un script régulant une pratique. À l'époque, on étudie le rite comme un écrit, une règle inscrite dans des textes. Progressivement, au début du xxième siècle, l'entrée «rituel» s'efface au profit du rite, défini comme un type de pratique caractéristique. Dans l'analyse scientifique, le rite gagne une certaine autonomie face au livre qui le définit, comme c'est le cas chez Durkheim. Plus encore, le rite va avoir une fonction: pour Durkheim, il unifie la société. Catherine Bell note enfin qu'à partir du milieu du xxième siècle, on considère le rite comme possédant un effet psychologique: «une belle messe», «un beau mariage» sont liés à un sentiment particulier du participant. C'est le cas également dans les étonnants rituels inventés par une universitaire méthodiste américaine: elle élabore un deuil pour les fausses couches. Après une enquête, elle a proposé ce rite qui a été intégré à certains missels. Cette cérémonie a pour fonction de faire le deuil de l'enfant qui n'est pas né. De même, dans les milieux anti-avortement, on trouve des rites de baptême du foetus avorté; la personne qui a avorté doit par la méditation essayer d'imaginer son enfant, de lui donner un sexe, un nom, de l'apercevoir au paradis4.

Personnellement, je me suis plutôt inspiré de travaux constructivistes, sur la construction sociale des traditions et des pratiques.

S.: Pourquoi ce désintérêt du rite chez les sociologues français?

B.C.: Vatican II a été marqué chez les catholiques par une volonté d'effacer la magie du rite. Les intellectuels catholiques n'étaient donc pas intéressés par un rite qu'ils tendaient à alléger. Par ailleurs, la sociologie des religions française a été faite par des catholiques ou des marxistes. Dans les années 70, elle était parcourue par le thème de la mobilisation politique --- ou de son échec, ou par la question de la religion populaire. Les revues d'études liturgiques sont elles-mêmes catholiques: la Maison Dieu par exemple, qui présente une sociologie molle, une sociologie d'adaptation aux nouveaux publics. La sociologie religieuse est en tout cas fortement associée aux problématiques internes à la pastorale catholique. D'ailleurs il ne m'a pas été facile d'imposer mon thème de recherche, les fiançailles, qui pour une catégorie de catholiques, ne représente rien de sérieux.

S.: Quels rites as-tu étudié?

B.C.: Les fiançailles pour mon DEA et, pour ma thèse, le mariage homosexuel. Je me suis davantage intéressé aux controverses entourant un nouveau rite. J'ai étudié ce qui se passe autour du rite, et pas ce qui se passe dedans.

S.: Qu'est-ce que le sociologue considère dans de tels rites?

B.C.: Ce qui m'a intéressé dans le rite des fiançailles, c'était le fait qu'elles étaient vues comme une pratique traditionnelle par ceux qui l'effectuaient, alors que le rite romain n'existe que depuis 1983; auparavant, il se limitait à des inventions de prêtres, qui les créaient comme s'il appartenait à la tradition. L'avantage de ce rite était également qu'il était très circonscrit, facile à étudier. J'ai trouvé un matériau intéressant: des brochures sur le mariage chrétien dans les années 30 par exemple.

Pourtant, quand on assiste à des fiançailles, il est difficile de tout voir. Car beaucoup de choses se passent dans un rite: on peut observer l'investissement des personnes dans le rite, ceux qui se placent en retrait, en discutant pendant la cérémonie; on peut disséquer les actes rituels mais il est alors difficile de ne pas paraphraser un missel. On peut s'intéresser aux livrets d'accompagnement des fiançailles: j'ai constaté qu'ils ressemblent de très près aux livrets de mariage. On peut également interroger les fiancés: ceux que j'ai rencontrés y voyaient surtout une sorte de rite d'introduction dans la famille en tant que couple, et la possibilité d'acquérir un statut quasi juridique. On peut étudier ce qui se joue autour de l'objet rituel: ici, la bague de fiançailles. Généralement, les prêtres font tout pour ne pas la bénir (car il ne s'agit pas d'un mariage), tandis que les fiancés font tout pour la mettre au centre de la cérémonie.

Mais finalement, il me semble que l'aspect le plus significatif du rite est sa dimension légale, en tout cas en ce qui concerne le mariage ou les fiançailles. Il existe un droit des fiançailles, dès la fin de l'Ancien régime. Les fiançailles sont depuis longtemps un fait juridique, à défaut d'être un acte reconnu par la loi: si quelqu'un tue la fiancée de quelqu'un d'autre, le fiancé peut porter plainte.

La manière dont le rite est compris aujourd'hui garde un héritage d'une telle définition du rite, et son efficacité n'est pas seulement symbolique, mais aussi juridique. Mais je n'ai jamais vu cette dimension du rite théorisée dans la littérature sociologique.

S.: Comment peut-on relier efficacité rituelle et efficacité juridique?

B.C.: Aux États-Unis, dans l'État du Vermont, une union civile a été créée. En général aux États-Unis, l'acte religieux a une valeur civile: le pasteur agit, d'une certaine manière, en tant qu'officier de la loi. Dans l'État du Vermont, les unions homosexuelles peuvent désormais être célébrées dans les unions civiles; dans les autres États, ce mariage se limite à un acte religieux. Il est intéressant de remarquer que la valeur juridique acquise dans le Vermont modifie la teneur du rite religieux: alors que dans les autres États, le mariage uniquement religieux est imprégné d'activisme social, et crée un enthousiasme particulier dans la cérémonie, les mariages religieux dans le Vermont, qui valent aussi civiquement, n'ont plus ce dynamisme et s'intègrent davantage dans une pratique séculière, plus codifiée, où s'efface le prophétisme. La valeur de l'acte tient dans le premier cas dans la force liturgique et prophétique de la cérémonie, de son institutionnalisation et de son efficacité juridique dans le deuxième cas. Il y a donc une proximité du juridique et du liturgique, la loi pouvant prendre en charge une des fonctions du rite. À la limite, l'État crée lui-même du rite: dans le Vermont, les officiers civils peuvent désormais célébrer une union. Il faut noter cependant que dans ce cas, il s'agit vraiment de bricolage liturgique, dans un cadre particulier et marginal.

S.: Il semble donc qu'on puisse mettre en évidence des mutations du rite...

B.C.: Oui, le rite a toujours été très évolutif. Les rites catholiques ont été l'objet d'évolutions permanentes, au fil des pontificats, et on ne peut pas dire que seuls les conciles ont affecté le rituel. D'ailleurs, les rites utilisés en France jusqu'aux années 1860--1870 étaient des rituels diocésains, à la discrétion de l'évêque. L'uniformité romaine s'est imposée tardivement.

Contrairement à la tradition anthropologique qui utilise le rite comme donnée stable, j'insisterais aujourd'hui sur la variabilité du rite. On voit difficilement comment il pourrait y avoir une transmission sans innovation.

S.: Dans ton mémoire de DEA, tu parles, à la manière d'Erving Goffman, d'«entrepreneurs de rite». Qui sont-ils? De quelle marge de manoeuvre disposent-ils?

B.C.: Dans le cadre des fiançailles en France, dans les années 30, ce sont soit les mouvements de scoutisme, soit les jeunesses ouvrières, soit les mouvements de préparation au mariage qui ont créé une succession de rites pour les jeunes qu'ils accueillaient; il s'agissait d'assurer une transition des groupes non mixtes à une sociabilité mixte. Au sein de la JOC par exemple, les fiançailles permettaient d'introniser les jeunes dans le mouvement des jeunes adultes (la LOC). La création du rite, dans ce cadre, n'était pas l'objet d'une théorisation; elle était vécue comme un retour à la tradition.

Dans les années quatre-vingt dix, la valorisation des fiançailles participe d'une tendance plus conservatrice, liée à des mouvements charismatiques et des organes tels que les éditions des Béatitudes, la revue Famille chrétienne, qui publient abondamment sur le thème des fiançailles; il y a même eu des portails internet (fiançailles.net, Christi city) consacrés aux fiançailles. Il s'agit clairement d'une entreprise de morale, d'une entreprise de rite. L'objectif recherché ici n'était pas tant la rénovation du rituel que la canalisation des couples et la perpétuation des pratiques au sein des futures familles. La question des relations sexuelles a été abordée dans ce cadre, parfois de manière curieuse: on a vu par exemple des procédures de «re-virginisation» de l'esprit, citées par les époux Timmel5, au travers du sacrement de réconciliation; moyennant une période d'abstinence au moment des fiançailles, il était possible d'accéder à une forme de purification spirituelle6.

En général, ces rituels de fiançailles sont le fait de mouvements parallèles ou marginaux dans l'Église; ils n'intéressent pas la majorité des prêtres.

En ce qui concerne les mariages gays, il existe aussi des entrepreneurs de rite. Ceux-ci cherchent le plus souvent à donner une assise morale à cet acte, en créant des procédures de sélection rigoureuse des couples, des préparations assez longues, des contraintes diverses, par exemple avoir vécu au moins six mois ensemble, ou des limites d'âge, afin d'en faire l'aboutissement d'une vie du couple; ce genre de pratique ne s'observe pas dans les mariages hétérosexuels, du moins pas explicitement. L'enjeu est de donner une légitimité à l'union homosexuelle. Les entrepreneurs de morale doivent également affronter des problèmes techniques: quel nom donner à cet acte: mariage ou non? Comment adapter les registres de mariage paroissiaux, qui sont hétéro normatifs? Doit-on utiliser les rituels déjà proposés dans les missels? Faut-il se contenter d'en changer les pronoms personnels, ou doit-on modifier les textes? Que faire des formules consacrées telles que «la femme doit être fidèle à son mari»? Des figures bibliques nouvelles, plus adaptées, sont introduites: David et Jonathan, Ruth et Noémie. Ainsi, des adaptations du rite ont été réalisées pour la communauté homosexuelle. J'ai trouvé dans un journal conservateur épiscopalien la description d'une «affirmation de l'engagement du couple» (et non une bénédiction), dont tous les gestes ressemblent en fait fortement au mariage: seules les paroles prononcées diffèrent.

S.: Les rites américains seraient-ils plus souples qu'en France?

B.C.: Pour le mariage gay, sans aucun doute; en France les protestants éprouvent de grandes difficultés à imposer n'importe quel genre de bénédictions ou de formes publiques de reconnaissance du couple. La différence majeure est la force institutionnelle des quartiers gays américains, et sans doute une plus forte socialisation religieuse des homosexuels. En effet, dans certaines villes et certains quartiers, les Églises doivent accueillir le public homosexuel pour subsister; c'est pourquoi nombre de communautés, d'évêques, participent à la gay pride. Les études théologiques sur le fait homosexuel sont également plus développées. Certains séminaires sont liés à la communauté gay, ne serait-ce que du fait de leur implantation géographique, par exemple le séminaire épiscopalien de New York installé dans le quartier gay de Chelsea. Je n'ai trouvé à New York pas moins de trente trois églises faisant de la publicité à l'intention des homosexuels.

On peut considérer la souplesse institutionnelle américaine en terme de concurrence sur le marché de la religion; mais il faut aussi la lire en terme d'interactions quotidiennes avec des populations spécifiques, dans un cadre géographique donné.

S.: Cette propension à modifier le rite date-t-elle de l'émergence de la question homosexuelle, ou relève-t-elle d'une cause plus profonde?

B.C. Cette flexibilité des Églises américaines n'est pas due à l'apparition de la question gay: elle s'était déjà affirmée lors de l'intégration des populations noires dans les communautés religieuses, puis dans les années 70, avec l'accès des femmes au pastorat et aux fonctions épiscopales, qui avaient toutes deux générées d'importantes remises en cause théologiques. La question de l'homosexualité a pris de l'ampleur au milieu des années 70, par le biais du sida, puis des unions de personnes du même sexe. Elle va devenir un critère de différenciation entre les factions politiques et religieuses. Ainsi, l'aménagement des rituels s'est inscrit dans un contexte politique.

S.: Tu as évoqué les analyses de J. Austin et de la parole performative: «quand dire, c'est faire»7. En quoi l'acte liturgique est-il performatif? Peut-on considérer que le rite forge des valeurs?

B.C.: Dans l'Église épiscopalienne, on a décidé de modifier l'ensemble du rituel du mariage; l'objectif était double: non seulement permettre le mariage gay, mais également opérer une rénovation du rituel du mariage en général. L'opération a rencontré un succès mitigé, car le rituel proposé était moyennement attrayant. Néanmoins elle a permis l'intégration d'homosexuels dans le clergé.

[...]

De même, la création d'un mariage homosexuel a fait surgir le problème du célibat: il n'est plus admis comme tel. La question qui émerge alors est celle de la bonne sexualité: celle-ci est maintenant définie comme une sexualité de couple, avec un engagement public. Le célibataire est alors considéré avec suspicion. La création d'un nouveau rite du mariage a ainsi déplacé les valeurs des communautés. On rejoint l'analyse de Bourdieu, qui insiste sur l'aspect différenciateur du rite dans l'étude des rites d'institution: il y a ceux qui y participent, et les autres.

S.: Ainsi, le rite répondrait à des fonctions sociales précises.

B.C.: Dans le cadre des fiançailles, le rite a un usage clairement familial: l'amie du fils de famille prend une place officielle dans le cercle de famille. Le mariage gay est souvent l'occasion unique de rencontre des deux familles, rencontre problématique dans ses modalités pratiques, car elle implique de nombreuses négociations avec les parents qui refusent parfois cette union officielle. Les anciens amants peuvent faire office de famille élargie lorsque la famille d'origine refuse ce mode de vie. Le mariage gay a un objectif familial, un rôle de stabilisation familiale. L'aspect communautaire est clair pour les fiançailles, mais moins évident pour les mariages gays.

Cela dit, je ne parlerais pas vraiment de fonction du rite. La question de la fonction est une question pour comprendre le rite mais d'un point de vue interne, car elle est invoquée par les acteurs pour le définir; elle ne doit pas être prise au pied de la lettre. Souvent, le rite est décrit comme une tradition. Mais on reste dans le discours des acteurs.

S.: Nous parlions de la flexibilité historique des formes liturgiques, souvent mêlée, aux États-Unis, à des revendications identitaires. Dans quelles mesures les innovations cultuelles que tu as observées aux États-Unis sont influencées par le contexte politique?

B.C.: Le mariage gay a été considéré par les conservateurs comme une manière de normaliser et de stabiliser les communautés homosexuelles. Le rite instauré s'intègre ici dans des objectifs politiques. La communauté homosexuelle n'était pas unanime sur l'intérêt d'un mariage: ne fallait-il pas un partenariat plus souple, un modèle plus novateur, puisque le mariage semblait en crise à l'heure de la généralisation du divorce?

S.: Et pour l'introduction d'un rite de fiançailles en France?

B.C.: La situation n'était pas la même. Les fiançailles se déroulaient dans un cadre très associatif et servaient une logique de renforcement de la communauté; par exemple, le rite de la cheftaine scoute «Pélican assoiffée», qui donne au symbole du diamant de l'anneau des fiançailles une dimension particulière, destiné à incarner la pérennité de la religion chez les générations futures8. L'objectif des fiançailles dans le cadre de la JOC était aussi d'échapper à la paroisse et à la famille.

S.: En conclusion, et d'après les résultats de ton étude, comment définirais-tu le rite sociologiquement?

B.C.: C'est avant tout une pluralité d'acteurs. Les acteurs intéressés par le rite, dans le cadre du mariage homosexuel sont d'une part les liturgistes, pour qui le rite a une fonction, car c'est leur fond de commerce, ensuite les prêtres et les pasteurs, qui célèbrent le mariage. Ceux-ci n'ont pas forcément pensé le rite; parfois rejettent-ils ce rite qu'ils considèrent comme accessoire dans la vie religieuse. Les couples enfin peuvent avoir des discours variés sur le rite: ils diront que le rite a renforcé leur vie de couple ou leur intégration familiale.

Je ne dirais pas: «qu'est ce que le rite», mais seulement: «il y a du rite». Des personnes vont s'accorder sur le fait qu'il y a un geste rituel. Je m'intéresse à ce qui se passe autour de ce rite, et pas sur son essence proprement dite. Je considère le point de vue de l'institution sur l'objet; je ne construis pas un objet sociologique à la manière de Goffman. Je prends le point de vue de l'institution sur la chose pour le mettre en perspective. J'évalue leur influence, la marge de manoeuvre dont les agents autorisés peuvent disposer et pas les créations personnelles des individus. Il apparaît que certains acteurs sont autorisés à créer du rite. La question qui se pose alors est: qu'est-ce qui est faisable? Qu'est-ce qui ne l'est pas? J'ai étudié ainsi les notes d'un prêtre gay méthodiste de New York élaborées dans le cadre de la préparation de mariages homosexuels, dans les années 70. Ce prêtre créant un rite de mariage religieux est pris entre deux exigences, celle de la transmission de ses innovations rituelles, et celle d'une prudence extrême face à une hiérarchie suspicieuse. C'est ainsi qu'il contrôle les dénominations de l'acte: il refuse le mot de mariage pour «se joindre ensemble». Je ne pense pas qu'il faille insister sur une description phénoménologique du rite, ou du sens que les acteurs y mettent, mais sur le point de vue de l'institution.

Commentaires

Le discours sociologique peut sembler peu disposé à circonscrire de ce que signifie réellement un rite; on pourrait croire au premier abord qu'il n'en fait qu'un prétexte à disséquer férocement les rouages obscurs de l'institution et des intérêts souterrains à toute action humaine. On peut le comprendre différemment. Plusieurs remarques s'imposent à cet égard.

Le travail de Baptiste Coulmont, notons-le, concerne un champ très particulier de la liturgie religieuse. Il s'agit de pratiques marginales, qui sont le fait de quelques congrégations américaines au sein d'une multitude proliférante d'Églises et de groupes, et qui ne concernent ainsi ni l'Église catholique ni bien d'autres religions. Les rites étudiés sont par ailleurs des rites émergents. C'est le cas des fiançailles en France, usage récent et que ne partage pas, loin s'en faut, l'ensemble des catholiques --- tant du point de vue de l'acte lui-même, que de sa signification dans la vie du couple. Il ne s'agit donc pas de généraliser hâtivement les conclusions établies plus haut à la totalité des rites sacrés.

Cela dit, que retenir de cette analyse? Si on peut remarquer --- pas tout à fait à tort --- le caractère iconoclaste, voire provocateur de certaines assertions de la sociologie, il est important d'en bien saisir les enjeux et de ne pas minimiser la portée des analyses qu'elle met en oeuvre. Car si on peut s'offusquer d'un relativisme cynique ambiant, on pourrait tout aussi bien commettre l'erreur de considérer ses résultats dans l'indifférence, comme si elle ne livrait qu'une image particulière et orientée de la réalité, dépourvue d'intérêt en dehors de son champ scientifique propre. Si on fait abstraction du style volontairement distancié de l'analyse, il faut reconnaître qu'elle est instructive à bien des égards. Elle permet de comprendre que toute pratique, et même la pratique religieuse, est enracinée dans son époque; sans en faire un effet de mode, un tic social éphémère, cela revient à dire que le geste religieux s'inscrit dans notre rapport quotidien au monde, qu'il répond à la réalité de notre incarnation et de nos préoccupations, qui sont elles-mêmes indissociables de notre statut d'être en société. Le geste religieux épouse la vie de l'homme, et ce d'autant plus qu'il s'adapte aux contingences historiques; c'est le signe qu'il demeure un lien précieux vers ce qui nous éloigne de cette contingence même, et qui n'est autre que la foi. C'est donc une bonne nouvelle que celle de la flexibilité des rites. À ce titre il n'est nullement choquant de penser l'apparition d'un nouvel usage cérémonial, s'il doit guider nos pas sur des routes parfois obscures.

Le deuxième enseignement de l'analyse sociologique est d'identifier la force du lien social. L'analyse des rites d'interaction chez Goffman tend sans doute à surestimer l'importance des jeux de réciprocité entre acteurs dans le geste quotidien. Doit-on occulter pourtant cette dimension de notre réflexion sur le rite religieux? On ne niera pas ici que le rite est ce qui nous conduit intimement vers le sacré, ce qui nous extrait d'une préoccupation quotidienne empestée de considérations diverses, chargées du péché. Plus encore, le rite est le geste qui répond à nul autre intérêt que sa réalisation même. Le rite n'est pas un médium mais un acte qui crée le sacré: c'est l'acte inimitable par excellence, qui ne peut être réduit à une commodité sociale, un signe efficace employé à une fin qui ne lui appartiendrait pas, comme ce pourrait être le cas d'un salut dans la rue. Pourtant, le rite est aussi ce que l'on pratique en Église; il n'est pas abandonné à l'imagination des fidèles mais prend son sens justement parce qu'il est partagé. Une dimension tout aussi fondamentale du rite est de faire communion autour de lui. Le rite est ce qui rassemble, non comme signe de reconnaissance participant d'un comportement identitaire, mais comme moyen de faire advenir le règne de Dieu, immédiatement. Dans le rite se joue ainsi une interaction avec ceux qui y prennent part, que l'on pourrait assimiler à l'établissement d'un lien de confiance, de foi.

Il ne faut pas se méprendre sur l'importance de ce lien. Il ne s'agit pas de faire confluer des énergies individuelles pour faire surgir un esprit capricieux. Ce lien n'est autre qu'une preuve tangible que le règne de Dieu nous est donné dans notre communauté, parmi les hommes. L'abandon individuel que nécessite le rite est le signe d'une actualisation possible, sinon déjà réalisée de l'amour de Dieu en nous.

Il pourra paraître ambitieux de voir dans la description sociologique esquissée plus haut une preuve de ce pouvoir du rite. D'une certaine manière il ne pourrait en être autrement, car son secret réside au plus profond de nos consciences. On peut voir néanmoins dans l'introduction du mariage religieux homosexuel le signe d'un besoin de communion qui pourrait s'y rattacher. La question n'est pas de trancher sur la légitimité de ces unions, mais de remarquer que la liturgie est un lieu de convergence capital entre l'existence humaine et la foi. Le point de vue sociologique pèche évidemment par instrumentalisation excessive de l'objet du rite au profit d'une lecture de la religion comme institution, non exempte des jeux de pouvoir et de tensions extérieures la reliant au reste de la société. Force est de constater que la sociologie jette un regard désabusé sur le fonctionnement de certains groupes religieux, rejoignant une critique déjà ancienne, sans grande originalité. Mais par son intérêt même pour les comportements, elle est apte à déceler ce qui distingue la religion d'autres activités sociales, si elle prend la peine de considérer ce qui est vécu dans des interactions au sein d'une liturgie.

E.M., B.C.

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