Aventures liturgiques aux États-Unis
Frédéric Sarter
«J' m'en vais à moi tout seul traverser l'océan,
À moi tout seul,
À moi tout seul,
Avec l'amour pour barque et pour voile un linceul
Quand mon Maît' m'appelle il faut qu' j'aille»
Negro spiritual, trad. Yourcenar M., in Fleuve profond, sombre rivière.
Ce n'est que par la malice d'un jeu de mots que je
commence en citant un
très beau chant mortuaire des Noirs du Sud; ce n'est pas en tout cas
d'une tradition liturgique morte que je vais parler ici, mais au
contraire d'un débordement de vie, parfois excessif, parfois agaçant,
souvent amusant et souvent bouleversant. Tout un monde de l'autre côté
d'un océan, mais la même tradition, greffée, reprise, transmise.
Je vais d'emblée dissiper tout malentendu: cette modeste talassade
n'aura pas sa place dans l'encyclopédie de la théologie, il s'agira
plutôt de pages arrachées à un carnet de voyage, d'un vagabondage
amusé et, je l'espère, amusant, une sorte de «Tintin au pays de la
liturgie».
Posons d'abord le décor: la ville américaine où je me suis installé, il y a
un an, porte un nom qu'on n'invente pas: Providence. Elle fut, en effet,
un refuge providentiel pour les persécutés religieux. Cape Cod est
tout près, où les premiers Pélerins (Pilgrims) abordèrent avant de
fonder, à peine plus au nord, Salem, Plymouth et Boston. De persécutés,
ils ne tardèrent pas à devenir persécuteurs: ennemis théologiques
jurés, anglicans et puritains de Boston s'entendent pourtant fort bien
lorsqu'il s'agit de pourchasser les autres --- Quakers, libre-penseurs,
dissidents religieux de toutes obédiences, etc. Il n'est même pas
question de pouvoir être catholique! Partisan de la liberté de
culte, Roger Williams doit quitter Boston et fonder, plus au sud,
Providence. La ville naît donc sous le signe de la liberté et de la
diversité religieuse: à quelques kilomètres de là, à Newport, on voit
encore, tout près de l'une des plus anciennes Quaker meeting houses,
la plus vieille synagogue du pays1, construite par des sépharades
portugais. À elle seule, elle est
un symbole du génie américain: si le rite
sépharade des origines s'y est maintenu dans sa pureté, la synagogue
n'a rien d'oriental ou d'orientaliste. Construite toute en bois au
xviiiième siècle, elle a résolument adopté le style
classique américain,
grands murs blancs, colonnes doriques, fronton triangulaire, une
pureté et un dépouillement d'église protestante, et dont pourtant les
formes caractéristiques témoignent du rite juif. Puis sont arrivés les
Italiens, qui ont fait de Providence l'une des villes les plus
catholiques du pays, avec fêtes patronales et processions dans
Little Italy. Pour comprendre l'emprise italo-irlando-catholique
sur la ville, il suffit d'égrener les noms des candidats démocrates à la
mairie lors des dernières élections : Cicilline, Paolino, Igliozzi et
McKenna s'affrontaient pour la succession de «Buddy» Cianci.
Providence donc, archétype des villes de la côte est : vieilles
maisons de briques et de bois (certaines remontant au
xviiième siècles),
belle université et quartiers pauvres atomisés par l'effondrement des
activités industrielles et portuaires. Tout ça dans une grande lumière
de bord de mer.
Touro synagogue (Newport, RI, USA)
Et, bien sûr, des clochers, des dizaines de clochers, qui m'ont permis
de me livrer à un petit tourisme liturgique pas très catholique...
Avouons le d'emblée : mes contacts avec le catholicisme furent assez
distendus, sauf au sein de l'aumônerie universitaire, qui ressemblait
en tous points à une aumônerie universitaire, et sur laquelle il n'est
donc point besoin de s'attarder.
La chapelle trône au milieu du campus ; pour réconcilier toutes les
confessions qui s'y retrouvent une fois par semaine, à tour de rôle et
parfois toutes ensemble, on a soigneusement gommé tout attachement à
un culte particulier ; le bâtiment lui-même est de style grec, et
seule une icône, dans le choeur, témoigne de la présence
catholique. Au reste, le mobilier est très instructif, puisqu'il
s'agit de donner à chaque tradition liturgique le minimum nécessaire à
son accomplissement. Il s'agit donc d'une sorte d'épure de sanctuaire,
d'esquisse d'un lieu de rassemblement où les différences sont
gommées. À vrai dire, c'en est un peu troublant : dans cet
oecuménisme de la simplicité militante, une part des attraits de la
liturgie se perd inexorablement. Reste, tout de même, l'essentiel : le
peuple rassemblé, la présence. Mais la question se pose :
comment inventer un oecuménisme qui ne soit pas une dissolution,
mais une collaboration, un épaulement des traditions liturgiques et
spirituelles ? Comment réinventer une unité qui puisse conserver la
richesse qui a été la conséquence heureuse de séparations douloureuses
?
Devant ces dizaines d'églises toutes porteuses d'une dénomination
différente, je me suis souvent posé cette question, et c'est avec ces
interrogations en tête que j'ai exploré la diversité liturgique
américaine.
Encore un aveu : il faut bien constater que les liturgies tendent à
s'uniformiser de fait, pour le pire plutôt que pour le meilleur,
chaque Église finissant par offrir un service a minima qui
plaît un peu à tout le monde ou du moins qui ne choque personne. Aussi,
protestants comme catholiques semblent tendre à une sorte de mystique
mièvre et filandreuse, où le témoignage personnel prend une place
importante dans la liturgie. Il s'agit bien d'une uniformisation
plutôt que d'une unité en marche, l'âpreté des mystères théologiques
se dissolvant tout à fait dans un éloge de l'american way of life :
la religion devient une sorte de culte national, associé par ailleurs au
bien-être personnel. De plus en plus, les Églises protestantes
confessionnelles tendent à se transformer (par des votes au conseil
d'administration) en Église «congrégationelles» ou
«non-dénominationelles», c'est-à-dire, en gros, des Églises de
quartier pour tout le monde, où baptistes, unitariens, méthodistes,
épiscopaliens se retrouvent autour d'un culte allégé de toute question
théologique controversée. Cette unification se fait donc à perte : la
religion tendant, d'ailleurs, à se trouver réduite à son rôle de
ciment de la société, ce qui a un autre effet pervers : une sorte de
chantage exercé sur le non-croyant ou le non-pratiquant, qui en
s'excluant du culte s'exclut en quelque sorte des rituels nationaux
d'une Amérique qui ne cesse plus de chanter : God bless America.
De sorte que, pour l'Américain moyen, ne pas aller à l'église (quelle que
soit l'église d'ailleurs), apparaît comme une sorte de violence faite
à la nation. De même, le refus de communier au sentimentalisme
national et personnel qui envahit la liturgie est très mal accepté
: la liturgie, à présent, est affaire d'émotion. Il faut pleurer, et
rester insensible apparaît comme une sorte de provocation. Au reste
cette émotion est souvent belle, touchante ; mais il s'agit simplement
de rappeler qu'elle n'est pas le tout de la foi et du culte rendu à
Dieu. Les pires exemples de ces «grand'messes» du sentiment
religieux, c'est en regardant la télévision qu'on les trouve : chaque
réseau câblé local a plusieurs canaux religieux, avec miracles en
direct et à la chaîne dans des cérémonies qui tiennent souvent plus de
l'entertainment que de la liturgie. Mais tout cela, je pense, est bien
connu de mes lecteurs, et ce n'est pas à ce triste étiolement,
que je souhaite m'arrêter, mais c'est la face vivante, et vivifiante,
du christianisme américain que je voudrais explorer au travers des
traditions liturgiques.
Paradoxalement, l'une des premières liturgies à laquelle il m'ait été
donné d'assister était plutôt une non-liturgie. Mon colocataire
m'avait entraîné chez les Quakers. Pour ceux qui ne situent pas, les
Quakers, qui s'appellent entre eux «Friends» (le vrai nom du
quakerisme est Society of Friends, société des Amis) sont une secte
protestante née en Angleterre au xviième siècle, et caractérisée par le
rôle laissé à la liberté de conscience, la place accordée à la lecture
personnelle de la Bible, et par une certaine austérité, sinon un
rigorisme. Le plus célèbre des Quakers est certainement William Penn,
qui obtient du roi d'Angleterre l'autorisation de créer une colonie,
la Pennsylvanie. Le roi faisait ainsi d'une pierre deux coups : il
épongeait sa dette morale et financière envers la famille Penn, et il
se débarrassait des encombrants Quakers. La ville quaker,
Philadelphie, devint très vite un havre de tolérance religieuse,
accueillant toutes les sectes imaginables, y compris une Église
persécutée dans tout l'Empire : l'Église catholique. Philadelphie fut
longtemps la seule possession de la couronne où la messe catholique
pouvait se célébrer librement dans des églises officielles ; et
lorsqu'une foule anglicane en furie voulut incendier les églises
catholiques, les Quakers firent barrage de leur corps. Voici pour les
bons Quakers, dont le nom familier, ironique, provient des
tremblements qui dit-on les prenaient autrefois durant leurs
offices.
À partir du xviiiième siècle, une secte dissidente
apparut, les
Shakers : faisant voeu de célibat et vivant en très grandes
communautés mixtes dans des villages isolés, constitués de dortoirs et
de salles communes pour le travail et la prière, ils constituent une
sorte de monachisme quaker et, s'il n'en reste plus guère aujourd'hui
que quatre ou cinq survivants, ils ont pris une grande part au mythe
américain. Leur esprit pratique se plaisait à inventer toutes sortes
de machines, l'objectif étant de laisser plus de temps libre pour le
loisir et la prière ; à leur vie simple et leur ingéniosité, on doit
ainsi le four tournant, le balai droit, entre autres. Leur mobilier
communautaire, simple et pratique, a par ailleurs inspiré les
designers du xxième siècle.
Revenons à ce dimanche
matin d'octobre où l'on m'invita à franchir la porte de la
Quaker meeting house, qui n'a
rien d'une église : une grande maison simple dans un parc. Les
assemblées quakers se réunissent dans de grandes salles
rectangulaires, sur de grands bancs de bois qui font le tour de la
pièce. Il n'y a pas d'autel, pas de célébrant, pas de pasteur, et tous
les «Amis» sont égaux. L'office commence en silence, se poursuit en
silence, et se termine... en silence. Car il s'agit d'une «liturgie
» du silence, d'une heure de prière silencieuse et commune. Parfois,
mais pas toujours, quelqu'un dans l'assemblée lancera une intention de
prière à voix haute. Puis, avant de quitter la pièce, on se serrera
chaleureusement la main. Il y a dans l'épure que propose la tradition
quaker, une vraie profondeur, une vraie communion dans la présence de
chacun à Dieu et de chacun à chacun, que ce silence partagé et, disent
les Quakers, la grâce du Christ, rendent possible. Je suis quelquefois
revenu chez les Quakers avec une grande amitié, et un réel
apaisement. C'est chez les Quakers que j'ai découvert combien le
silence, autant que la musique, pouvait être liturgique.
Tout opposée, mais également bouleversante, est l'expérience de
l'église baptiste de Congdon Str. ; cette petite église délabrée
se trouve étrangement à deux pas d'une autre église baptiste, grande et
belle, construite au xviiiième siècle et inspirée des
Wren churches londoniennes, où se célèbre un culte assez froid.
Pourquoi donc deux églises baptistes si proches ? Il suffit, un dimanche
matin, d'entendre les chants qui s'échappent de chaque église pour le
comprendre : l'une est blanche et riche, WASP, et résonne de choeurs
européens, de voix de jeunes filles et d'enfants ; l'autre est noire
et pauvre, et c'est un gospel joyeux et déchirant qui en
jaillit. C'est là que j'entre un dimanche, timide, n'osant franchir la
porte ; mais on vient aussitôt m'accueillir, sans manifester de
surprise --- je suis pourtant le seul blanc de l'assemblée. Je ne
m'attarde pas sur ce qui relève de l'imagerie bien connue de l'Église
noire américaine : piano jazz, immenses chapeaux des femmes,
claquements de mains, cris joyeux, etc. Ce que je retiens, outre la
beauté et la séduction de l'office, c'est l'étroite imbrication du
chant et de la parole. Le sermon est un grand spectacle en soi :
effets de manche, de voix, désignation du public, tout est fait pour
donner à la parole un impact qui n'est pas seulement émotif, pour
provoquer une remise en cause de nos vies quotidiennes, pour
interroger les fondements de notre foi. Ce qui est fascinant, c'est la
façon dont une machinerie --- improvisations du piano, interventions
du choeur ponctuant le sermon ---, parvient, à travers l'émotion
qu'elle suscite, à dépasser cette émotion pour manifester des vérités
parfois dérangeantes. Contrairement à mon impression dans d'autres
liturgies protestantes mainstream, il ne m'a pas semblé que l'émotion
serve au confort de l'âme ; au contraire, c'est l'inconfort de l'âme,
sa déstabilisation devant la parole de Dieu, qui est mise en
scène. Pas non plus pour s'y attarder : sans donner de solutions
toutes prêtes, le pasteur ouvre des pistes, fait des propositions pour
une «meilleure vie chrétienne» ; l'office dure deux heures, dont une
bonne heure de sermon, et la musique est toujours centrale. Je ne suis
guère retourné dans cette église, m'y sentant tout de même très loin
de ma tradition et de ma communion.
Il y a une paroisse où je me suis senti «chez moi», et que j'ai
fréquentée assidûment en alternance avec la messe catholique du
campus. Il s'agit, horresco referens, d'une paroisse hérétique,
épiscopalienne et anglo-catholique de surcroît... À l'intérieur de
l'Église épiscopalienne (qui est la branche américaine de la communion
anglicane), le courant tractarien (ou anglo-catholique), est le plus
proche du catholicisme ; il tire son origine du mouvement d'Oxford du
Cardinal Newman, passé, comme son titre l'indique, à l'Église
catholique. C'est sur la liturgie anglo-catholique que je voudrais
m'arrêter, car elle ouvre, je crois, des pistes pour une unité sans
uniformité. De par leur position étrange, une sorte de pas suspendu
entre l'anglicanisme et le catholicisme, les tractariens en effet ont
été amené à penser la rencontre de traditions liturgiques diverses. La
messe est, essentiellement, la messe catholique d'avant Vatican II,
avec tout le decorum ; la langue est certes l'anglais, mais un anglais
vieilli, volontiers archaïque par choix : il s'agit d'un retour au
vieil anglais opéré, précisément, à l'époque du Concile. Mais ce
traditionalisme est paradoxalement au service d'une quête d'unité
--- unité que l'on retrouve en remontant le fil des traditions. De sorte
que chorals2
allemands, monodies orthodoxes, chant grégorien pour
l'ordinaire de la messe, se mêlent harmonieusement dans la rigueur
d'une liturgie qui n'est pas syncrétique, mais véritablement
oecuménique.
Du silence des Quakers au plein-chant des tractariens, j'ai ainsi
appris à apprécier la diversité des traditions spirituelles et
liturgiques. L'Amérique est pour cela un terrain d'observation
extraordinaire, de par le foisonnement des confessions et leur
caractère mouvant, de par le dialogue permanent entre les
obédiences. J'ai dormi une nuit dans un couvent de vieux pères
maristes installés dans un ancien village shaker, et qui n'avaient pas
de problème à conserver, dans leur réfectoire, le dessin de l' «arbre
de l'Esprit» communiqué, dans une vision, à une soeur shaker... Ce
melting pot extraordinaire peut produire le pire et le meilleur, et
la liturgie permet de s'en rendre compte : l'unité peut être recherchée à
travers le plus petit dénominateur commun, ou au contraire se trouver
dans le dialogue et l'enrichissement mutuel des diverses
traditions. De ce choix dépendra la liturgie de demain.
F. S.