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Buñuel : un drôle de pèlerin

Père Jean-Robert Armogathe






Ce commentaire du film La Voie lactée de Luis Buñuel, a été «déclamé» devant de nombreux normaliens suite à la visualisation de ce film, dans le cadre du Ciné-Club du 9 décembre.

La Rédaction






La Voie lactée (1969) est, dans l'oeuvre de Luis Buñuel (1900--1983) un film à la fois exceptionnel et exemplaire. Exceptionnel parce qu'il traite exclusivement de religion et que presque tout le script est un centon1 de citations de la Bible, des Pères, des Conciles, des papes et des théologiens orthodoxes et hérétiques. Exemplaire parce que Buñuel s'est donné plaisir à le faire. D'une certaine manière, le rêve de tout architecte, fût-il athée, est de construire une église (que l'on pense à Oscar Niemeyer, avec l'église Saint-François à Belo Horizonte), tandis que le rêve de tout cinéaste, surtout s'il est espagnol ou italien, est de faire un film religieux.

Tourné à Paris d'août à octobre 1968, sorti en mars 1969, le film ne fut pas un succès. Les efforts du producteur, Serge Silberman, n'y purent pas grand chose, même si Buñuel avait rajouté des gags destinés à égarer ceux qu'il nomme «les cahiéristes du cinéma» et à gagner des spectateurs peu familiers avec la théologie.

Car ce film est bien un petit cours de théologie buissonnière. Le prétexte est la voie lactée, le chemin de Saint-Jacques, de Paris à Compostelle. C'était aussi le nom de la longue traînée d'étoiles qui, à travers l'Atlantique, reliait les deux Espagnes. Ce camino, ce chemin, est parcouru par deux chemineaux, des clochards qui répondent aux noms symboliques de Pierre (l'ancien) et Jean (le jeune), ceux des deux apôtres qui, dans le quatrième Évangile, découvrent le tombeau vide (Jean 20 1--10). Leur pèlerinage est ambigu, mélange de dévotion et de paillardise, de crainte révérente et de chapardages. C'est un cheminement géographique (la Tour Saint-Jacques, Tours, la baie de Saint-Sébastien, la cathédrale de Saint-Jacques : le chemin suivi est inhabituel pour des pèlerins français, puisqu'il s'agit de la «route cantabrique», qui suit la côte basque jusqu'en Galice). C'est aussi un cheminement historique. Des personnages apparaissent, dont le costume désigne nettement l'époque : l'évêque Priscillien au viième siècle, un jésuite et un janséniste du xviiième siècle, des religieuses convulsionnaires ou le marquis de Sade au xviiiième siècle. Il y a aussi des personnages contemporains, un maître d'hôtel théologien, des curés, un gendarme, et trois personnages atemporels qui permettent de constater un troisième cheminement, purement théologique celui-là : l'homme âgé au grand manteau noir, avec un nain et une colombe (figure de la Trinité, le Fils étant moins grand que le Père [Jean 14 28]), un enfant stigmatisé qui aide les clochards à monter en voiture (Jésus adolescent), le jeune homme en blanc tenant un fleur sur le siège arrière de la voiture (Lucifer).

Tout ce monde-là parle savamment : depuis la citation d'Osée 1 9 dans la bouche de Dieu le Père jusqu'aux textes de Jean de la Croix, Louis de Grenade et aux propositions extraites du Denzinger, il n'y a quasiment aucune réplique qui ne soit une citation. Les sources sont d'autant plus repérables que Buñuel, craignant qu'on les rate, les a identifiées dans des entretiens : une grande histoire de l'Église, en français, en 80 volumes (?) des années 1880 (?), don de Jean-Claude Carrière, mais surtout l'inestimable Historia de los heterodoxos (1882) de Menéndez y Pelayo2 (1856--1912), une mine de citations. Et puis une foule de lectures guidées par les amis jésuites de Buñuel. Car depuis 1965, année de son retour du Mexique, cet athée, cet anticlérical chronique, déjeunait tous les dimanches, à Madrid, chez les Pères jésuites, rue Pinar, et allait prendre le pousse-café chez les étudiants jésuites en philosophie, plaza de España3. Les jésuites firent d'ailleurs un accueil très favorable au film, comme en témoigne l'entrevue enthousiaste donnée par le P. Urtula Lusuriaga, critique de cinéma, qui va jusqu'à parler d'un film mystique4! Relevons en passant que les dominicains, qui avaient été si favorables à Simon du désert, se sont montrés très réservés sur La Voie lactée. Pour l'anecdote, c'est en compagnie du P. Jean Daniélou, s.j., qui donnait encore un cours hebdomadaire de patristique à l'ENSJF («Sèvres») dont il avait longtemps été l'aumônier, que j'ai assisté, en avril 1969, avec quelques camarades, à la projection de La Voie lactée dans un cinéma d'art et d'essai du Quartier latin.

Il ne faudrait pas en conclure que Buñuel a fait une apologie de la religion. Son film se veut une critique violente du christianisme comme fanatisme, mais il présente aussi des aspects intéressants pour l'historien du sentiment religieux. Le réalisateur intervient trois fois dans le film : par une réplique écrite de sa main («la haine de la science [etc.] finira bien par me faire croire en Dieu»), par un autre texte dit de sa voix (le texte de Louis de Grenade sur l'enfer qui est entendu à la radio dans la DS explosée : «Là, les larmes et le repentir ne servent de rien») et dans une séquence, en tenant le rôle du pape fusillé. On pourrait longuement commenter le choix de chacune de ces interventions, y compris sur le mode de la dérision ou du canular (Buñuel insiste sur les plaisanteries «gratuites», comme l'épisode du jambon, qu'il a rajoutées dans le scénario).

Il ne faudrait pas non plus que les sources religieuses fassent oublier les sources littéraires, le Criticón de Graciàn (l'épisode des aveugles), Calderón, Quevedo, et surtout le thème picaresque des vagabonds pèlerins, avec des épisodes qui rappellent le Quichote, jamais absent du subconscient (ni du conscient !) des auteurs de la péninsule.

La religion de Buñuel : c'est l'athéisme, sans conteste, et très exactement celui de Sade, comme Buñuel l'explique lui-même dans des entretiens. Or l'athéisme sadien est un athéisme biologique, très inspiré de Buffon, un athéisme vitaliste en quelque sorte, où la nature est un grand Tout qui régule ses besoins (l'essentiel de l'enseignement sadien se trouve résumé par le pape dans son entretien avec Juliette). Ce n'est pas l'athéisme mécaniste, mais l'athéisme prométhéen, et Buñuel est plus proche de Nietzsche, une de ses sources, que de Le Dantec, auteur «scientiste» du début du xxième siècle.

Son opposition à la religion est de type social et politique; le christianisme, pour lui, c'est-à-dire l'Église catholique, nourrit les fanatismes et les violences. Mais il a un faible pour le Christ et son message (on songe à Pasolini, dont il faudrait rapprocher Théorème, sorti en 1968, de La Voie lactée), il en souligne les côtés humains (le Christ se rase, est essoufflé, a faim), il reconnaît ce qu'il y a d'attachant, moins dans «le doux prédicateur de Galilée» (formule de Renan) que dans le prophète «venu apporter le feu sur le Terre» (Luc 12 49). La dernière séquence de La Voie lactée, où Buñuel fait prononcer ces paroles au Christ pendant la Cène, est l'objet d'un double plan : de face, comme dans la fresque de Léonard, mais aussi dans un basculement, vue d'en-haut, comme dans une mise à distance qui, pourtant, rappelle aussi le Christ de Jean de la Croix peint par Dali. Toute l'ambiguïté du rapport de Buñuel à la religion (objet d'horreur et d'attrait, jamais absente d'aucun de ses films, mais centrale pour Simon du désert et La voie lactée) est exprimée dans ce mouvement.

La clef est peut-être bien dans la citation d'Osée, qui ouvre le film : Lô-Ammi, «pas-mon-peuple», Dieu appelle ainsi le troisième enfant d'Osée : l'Église que Buñuel attaque n'est pas le peuple que Dieu se reconnaît, et Buñuel n'y reconnaît pas non plus la vraie religion chrétienne. Ce mélange de dogmes incompréhensibles, de fanatisme bigot et de puérilités n'est pas la religion de la Trinité. En ce sens, des chrétiens peuvent bien se retrouver avec un Buñuel moins antichrétien qu'il le pensait lui-même.

Pour conclure sur un mot qui lui aurait plu, car il aimait à le rappeler, Buñuel se reconnaissait dans la plaisanterie d'un propos attribué à un président mexicain : «je ne suis ni croyant ni athée, mais tout le contraire».

J.-R. A.







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