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Il n'y a pas de paix sans justice, il n'y a pas de justice sans pardon

Journée de la Paix: 1er Janvier 2002





Jean-Paul II




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La paix, oeuvre de justice et d'amour

Les souffrances indicibles des peuples et des individus, et parmi eux beaucoup de mes amis et de personnes que je connaissais, causées par les totalitarismes nazi et communiste, ont toujours suscité en moi des interrogations et ont stimulé ma prière. Bien des fois, je me suis attardé à réfléchir à la question: quel est le chemin qui conduit au plein rétablissement de l'ordre moral et social qui est violé de manière aussi barbare ? La conviction à laquelle je suis parvenu en réfléchissant et en me référant à la Révélation biblique est qu'on ne rétablit pleinement l'ordre brisé qu'en harmonisant entre eux la justice et le pardon. Les piliers de la véritable paix sont la justice et cette forme particulière de l'amour qu'est le pardon.

Mais comment, dans les circonstances actuelles, parler de justice et en même temps de pardon comme sources et conditions de la paix ? Ma réponse est celle-ci: on peut et on doit en parler, malgré les difficultés que comporte ce sujet, parce que, entre autres, on a tendance à penser à la justice et au pardon en termes antithétiques. Mais le pardon s'oppose à la rancune et à la vengeance, et non à la justice. La véritable paix est en réalité «oeuvre de la justice» (Is 32, 17). Comme l'a affirmé le Concile Vatican II, la paix est «le fruit d'un ordre qui a été implanté dans la société humaine par son divin Fondateur, et qui doit être mené à la réalisation par des hommes aspirant sans cesse à une justice plus parfaite» (Constitution pastorale Gaudium et spes, n. 78). Depuis plus de quinze siècles, dans l'Église catholique retentit l'enseignement d'Augustin d'Hippone, qui nous a rappelé que la paix qu'il faut viser avec la coopération de tous consiste dans la tranquillitas ordinis, dans la tranquillité de l'ordre (De civitate Dei, 19, 13).

La vraie paix est donc le fruit de la justice, vertu morale et garantie légale qui veille sur le plein respect des droits et des devoirs, et sur la répartition équitable des profits et des charges. Mais parce que la justice humaine est toujours fragile et imparfaite, exposée qu'elle est aux limites et aux égoïsmes des personnes et des groupes, elle doit s'exercer et, en un sens, être complétée par le pardon qui guérit les blessures et qui rétablit en profondeur les rapports humains perturbés. Cela vaut aussi bien pour les tensions qui concernent les individus que pour celles qui ont une portée plus générale et même internationale. Le pardon ne s'oppose d'aucune manière à la justice, car il ne consiste pas à surseoir aux exigences légitimes de réparation de l'ordre lésé. Le pardon vise plutôt cette plénitude de justice qui mène à la tranquillité de l'ordre, celle-ci étant bien plus qu'une cessation fragile et temporaire des hostilités: c'est la guérison en profondeur des blessures qui ensanglantent les esprits. Pour cette guérison, la justice et le pardon sont tous les deux essentiels.



Suivant l'enseignement et l'exemple de Jésus, les chrétiens sont convaincus que faire preuve de miséricorde signifie vivre pleinement la vérité de notre vie: nous pouvons et nous devons être miséricordieux parce que nous avons bénéficié de la miséricorde d'un Dieu qui est Amour miséricordieux (1Jn 4, 7-12). Le Dieu qui nous rachète par son entrée dans l'histoire et qui, à travers le drame du Vendredi saint, prépare la victoire du jour de Pâques est un Dieu de miséricorde et de pardon (Ps 103 [102], 3-4. 10-13). Devant ceux qui le critiquaient parce qu'il mangeait avec les pécheurs, Jésus s'est exprimé ainsi: «Allez apprendre ce que veut dire cette parole: C'est la miséricorde que je désire, et non les sacrifices. Car je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs» (Mt 9, 13). Les disciples du Christ, baptisés dans sa mort et dans sa résurrection, doivent toujours être des hommes et des femmes de miséricorde et de pardon.

La nécessité du pardon

Mais que signifie concrètement pardonner ? Et pourquoi pardonner ? Quand on parle du pardon, on ne peut éluder ces interrogations. Reprenant une réflexion que j'ai déjà eu l'occasion d'exposer pour la Journée mondiale de la Paix de 1997 («Offre le pardon, reçois la paix»), je voudrais rappeler que le pardon réside dans le coeur de chacun avant d'être un fait social. C'est seulement dans la mesure où l'on proclame une éthique et une culture du pardon que l'on peut aussi espérer en une «politique du pardon», qui s'exprime dans des comportements sociaux et des institutions juridiques dans lesquels la justice elle-même puisse prendre un visage plus humain.

En réalité, le pardon est avant tout un choix personnel, une option du coeur qui va contre l'instinct spontané de rendre le mal pour le mal. Cette option trouve son élément de comparaison dans l'amour de Dieu, qui nous accueille malgré nos péchés, et son modèle suprême est le pardon du Christ qui a prié ainsi sur la Croix: «Père, pardonne-leur: ils ne savent pas ce qu'ils font» (Lc 23, 34).

Le pardon a donc une racine et une mesure divines. Mais cela n'exclut pas que l'on puisse aussi en saisir la valeur à la lumière de considérations fondées sur le bon sens humain. La première de ces considérations concerne l'expérience vécue intérieurement par tout être humain quand il commet le mal. Il se rend compte alors de sa fragilité et il désire que les autres soient indulgents avec lui. Pourquoi donc ne pas agir envers les autres comme chacun voudrait que l'on agisse envers lui-même ? Tout être humain nourrit en lui-même l'espérance de pouvoir recommencer une période de sa vie, et de ne pas demeurer à jamais prisonnier de ses erreurs et de ses fautes. Il rêve de pouvoir à nouveau lever les yeux vers l'avenir, pour découvrir qu'il a encore la possibilité de faire confiance et de s'engager.

En tant qu'acte humain, le pardon est avant tout une initiative du sujet singulier dans ses relations avec ses semblables. Toutefois, la personne a une dimension sociale essentielle qui fait qu'elle tisse un réseau de relations où elle exprime ce qu'elle est: non seulement dans le bien, mais aussi malheureusement dans le mal. De ce fait, le pardon devient nécessaire également au niveau social. Les familles, les groupes, les États, la Communauté internationale elle-même, ont besoin de s'ouvrir au pardon pour renouer les liens rompus, pour dépasser les situations stériles de condamnations réciproques, pour vaincre la tentation d'exclure les autres en leur refusant toute possibilité d'appel. La capacité de pardonner est à la base de tout projet d'une société à venir plus juste et plus solidaire.

Le refus du pardon, au contraire, surtout s'il entretient la poursuite de conflits, a des répercussions incalculables pour le développement des peuples. Les ressources sont consacrées à soutenir la course aux armements, les dépenses de guerre, ou à faire face aux conséquences des rétorsions économiques. C'est ainsi que font défaut les disponibilités financières nécessaires au développement, à la paix, à la justice. De quelles souffrances l'humanité n'est-elle pas affligée parce qu'elle ne sait pas se réconcilier, quels retards ne subit-elle pas parce qu'elle ne sait pas pardonner ! La paix est la condition du développement, mais une paix véritable n'est possible qu'à travers le pardon.

Le pardon, voie royale

La proposition du pardon n'est pas une chose que l'on admet comme une évidence ou que l'on accepte facilement ; par certains aspects, c'est un message paradoxal. En effet, le pardon comporte toujours, à court terme, une perte apparente, tandis qu'à long terme, il assure un gain réel. La violence est exactement le contraire: elle opte pour un gain à brève échéance, mais se prépare pour l'avenir lointain une perte réelle et permanente. Le pardon pourrait sembler une faiblesse ; en réalité, aussi bien pour l'accorder que pour le recevoir, il faut une grande force spirituelle et un courage moral à toute épreuve. Loin de diminuer la personne, le pardon l'amène à une humanité plus profonde et plus riche, il la rend capable de refléter en elle un rayon de la splendeur du Créateur.

Le ministère que j'accomplis au service de l'Évangile me fait vivement sentir le devoir d'insister, en même temps qu'il m'en donne la force, sur la nécessité du pardon. Je le fais aujourd'hui encore, soutenu par l'espérance de pouvoir susciter des réflexions sereines et longuement mûries en faveur d'un renouveau général dans le coeur des personnes et dans les relations entre les peuples de la terre.



Il n'y a pas de paix sans justice, il n'y a pas de justice sans pardon: voilà ce que je veux annoncer dans ce Message aux croyants et aux non-croyants, aux hommes et aux femmes de bonne volonté, qui ont à coeur le bien de la famille humaine et son avenir.

Il n'y a pas de paix sans justice, il n'y a pas de justice sans pardon: voilà ce que je veux rappeler à ceux qui ont entre leurs mains le sort des communautés humaines, afin qu'ils se laissent toujours guider, dans les choix graves et difficiles qu'ils doivent faire, par la lumière du bien véritable de l'homme, dans la perspective du bien commun.

Il n'y a pas de paix sans justice, il n'y a pas de justice sans pardon: je ne me lasserai pas de répéter cet avertissement à ceux qui, pour un motif ou un autre, nourrissent en eux la haine, des désirs de vengeance, des instincts destructeurs.




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