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La tradition : source de la Foi orthodoxe

Irène Macquart-Moulin






D'après Timothy Ware, professeur de patristique et moine de Patmos.

« La Tradition est la vie du Saint Esprit dans l'Église. » (Vladimir Lossky)

L'histoire de l'orthodoxie a été marquée par d'importants bouleversements extérieurs. Cependant, elle présente une apparente immuabilité, une continuité intérieure avec les Églises des anciens temps ( le mot « orthodoxe », du grec « droit » et « opinion » signifie « conforme à la vérité » et fut employé pour désigner les Églises demeurées fidèles à la foi des premiers conciles oecuméniques). Pour les orthodoxes, cette idée de « continuité vivante » tient en un mot, Tradition (paradosis): « nous gardons la Tradition comme nous l'avons reçue », écrit saint Jean Damascène.

Mais qu'entendre par ce mot ? On comprend généralement la Tradition chrétienne comme la foi et la pratique données par le Christ à ses apôtres et transmises par l'Église de génération en génération. L'orthodoxie y voit quelque chose de plus précis encore: les livres de la Bible, le Credo, les décrets des conciles oecuméniques et les écrits patristiques ; mais aussi les canons, les livres liturgiques, les icônes, en fait, tout le système que forment la doctrine, le gouvernement de l'Église, le culte, la spiritualité et l'art exprimé au cours des âges. Tout en respectant cet héritage, les orthodoxes sont cependant conscients que tout ce qu'il renferme n'est pas d'égale valeur. Ainsi, une place unique revient-elle à la Bible, au Credo, aux conciles oecuméniques. Le reste n'a pas tout à fait la même autorité et l'on oppose la Tradition et les traditions : de nombreuses traditions sont humaines et accidentelles et non une part réelle de la seule Tradition, du message chrétien par excellence.

Mais, pour l'orthodoxe, vivre dans la Tradition, ce n'est pas qu' adhérer intellectuellement à un système de doctrines, car la Tradition est bien autre chose que des propositions abstraites. La Tradition est vivante, c'est une rencontre personnelle avec le Christ, dans l'Esprit Saint. La Tradition est, dans l'Église, la vie de l'Esprit Saint. Ainsi, la conception orthodoxe de la Tradition n'est-elle pas statique, mais dynamique, découverte toujours actuelle de l'Esprit Saint. « La Tradition est le témoignage de l'Esprit, la révélation incessante et l'incessante annonce de Bonnes Nouvelles [...]. La Tradition n'est pas seulement un principe qui protège et conserve : c'est essentiellement un principe de croissance et de régénération [...] elle est la demeure éternelle de l'Esprit. » ( Georges Florovsky ). La Tradition est donc le témoignage de l'Esprit : dans les paroles du Christ, « Quand Il viendra, Lui, l'Esprit de Vérité, Il vous conduira vers la Vérité toute entière » (Jean 16, 13). Cette promesse divine est la source de l'attachement orthodoxe à la Tradition.

Les différentes expressions de la Tradition

La Bible
La vie de l'Église chrétienne repose sur les saintes Écritures. La Bible est l'expression suprême de la révélation de Dieu aux hommes, elle est inséparable de la Tradition et l'Église est la seule à pouvoir l'interpréter avec autorité. Dans l'Église orthodoxe, le Nouveau Testament est le même que celui de toute la chrétienté. Mais le texte qui fait autorité pour l'Ancien Testament est l'ancienne traduction grecque, la version des Septante. Là où celle-ci diffère de l'hébreu, l'orthodoxe croit que les différences sont dues à l'inspiration de l'Esprit Saint et qu'elles doivent être acceptées comme une part de la continuité de la révélation de Dieu. La Bible a une grande importance dans la liturgie orthodoxe et les Saintes Écritures sont constamment lues (une lecture particulière des épîtres et de l'Évangile est prescrite à la liturgie pour chaque jour, afin que le Nouveau Testament, exception faite de l'Apocalypse de saint Jean, soit entièrement lu dans le cours de l'année ; le Notre Père est récité à chaque office ; chaque célébration est remplie de citations bibliques...). Le septième concile ayant décidé que les icônes seraient vénérées de la même façon que l'Évangile, l'orthodoxe considère la Bible comme une icône verbale du Christ. L'évangéliaire est placé sur l'autel et porté en procession à chaque liturgie ; les fidèles l'embrassent et se prosternent devant lui. C'est ainsi que l'église orthodoxe témoigne de son respect et vénère la Parole de Dieu notamment les « commandements » des Béatitudes : humilité, pauvreté, larmes, amour des ennemis.

Les sept conciles oecuméniques : le Credo. Les conciles postérieurs
Pour les orthodoxes, les définitions d'un Concile oecuménique sont infaillibles. La plus importante profession de foi de tous les conciles est le Credo de Nicée-Constantinople. Les deux autres Credo en usage en Occident, celui des Apôtres et celui d'Athanase, n'ont pas la même autorité car ils n'ont pas été formulés par un Concile oecuménique. Depuis 787, l'Église orthodoxe s'est exprimée principalement de deux façons : d'abord par les définitions des conciles locaux et ensuite par les lettres ou exposés de foi, exprimés isolément par des évêques. Alors que les décisions doctrinales des conciles généraux sont infaillibles, celles des conciles locaux et des évêques sont toujours susceptibles d'erreur. Mais si elles sont acceptées par le reste de l'Église, elles acquièrent une portée oecuménique. L'Église a cependant toujours été sélective dans sa façon de traiter les actes des conciles locaux (notamment ceux du XVIIième siècle).

Les Pères de l'Église
De même que le jugement de l'Église est sélectif envers les conciles locaux, de même est-il sélectif vis-à-vis des Pères. L'Église orthodoxe n'a jamais essayé de définir exactement leur situation, encore moins de les classifier. Cependant, elle respecte plus particulièrement les auteurs du IVième siècle et trois tout spécialement : Basile le Grand, Grégoire le Théologien et Jean Chrysostome. Mais pour l'orthodoxie, l'époque patristique ne se termine pas avec le Vième siècle et d'autres écrivains plus récents sont aussi des Pères (tels saint Jean Damascène, saint Grégoire Palamas, saint Marc d'Éphèse). Dire qu'il ne peut plus y avoir de Pères équivaudrait, en effet, à dire que l'Esprit Saint a déserté l'Église.

La liturgie
L'Église orthodoxe est moins portée que l'Église catholique romaine à donner des définitions dogmatiques officielles. Mais même non formulées en dogme, certaines croyances n'en font pas moins partie de la Tradition orthodoxe. Cette Tradition intérieure, « mystérieusement transmise » (saint Basile), est conservée surtout dans les célébrations. Lex orandi lex credendi : la foi s'exprime surtout dans la prière. L'orthodoxie a fait peu de déclarations explicites au sujet de l'eucharistie et des autres sacrements, de l'au-delà, de la Mère de Dieu, des saints et des fidèles défunts : prière et hymnes des offices contiennent ces points. La Tradition ne se limite pas aux paroles des offices; les gestes et les actions : l'immersion dans les eaux du baptême, les diverses onctions d'huile, le signe de croix, ont un sens particulier et expriment, sous une forme symbolique ou démonstrative, les vérités de la foi.

Le droit canon
A côté des définitions doctrinales, les Conciles oecuméniques ont élaboré les canons, qui traitent de l'organisation de l'Église et de sa discipline ; quelques autres canons ont été écrits par les conciles locaux ou différents évêques. Les canons n'ont pas la validité absolue des conciles car ils ne traitent pas de vérités éternelles mais ont trait à la vie quotidienne de l'Église, dont les conditions évoluent et où les situations sont variées. Il existe cependant un rapport essentiel entre les canons et les dogmes de l'Église : le droit canon est le moyen par lequel les dogmes sont appliqués à la vie journalière de chaque chrétien et, par cet aspect, les canons font partie de la sainte Tradition.

Icônes
La Tradition ne s'exprime pas seulement à travers les mots, les gestes et les symboles des offices, mais aussi au moyen de l'art, à travers les lignes et les couleurs des saintes icônes. Une icône est , en effet, une des voies par lesquelles Dieu se révèle. Elle rappelle que Dieu en Jésus s'est fait visage et que l'homme trouve dans la communion de Jésus Ressuscité son vrai visage. Et parce que les icônes font partie de la Tradition, le travail du peintre doit refléter l'esprit de l'Église. L'artiste tente de vivre dans l'esprit de la Tradition et prépare son travail par la confession et la communion.

Tels sont les éléments essentiels qui forment la Tradition de l'Église orthodoxe : les Saintes Écritures, les Conciles, les Pères de l'Église, la liturgie, le droit canon, les icônes, chaque élément étant expliqué par les autres.
On a parfois dit que la raison profonde du démembrement du christianisme occidental au XVIème siècle est la séparation qui se fit entre la théologie et le mysticisme, la liturgie et la dévotion privée. L'orthodoxie, pour sa part, a toujours essayé d'éviter une telle division. Pour elle, la doctrine ne peut être comprise que dans la prière : « un théologien, dit Évagre, est quelqu'un qui sait prier, et celui qui prie en esprit et en vérité est un théologien » (Sur la prière.). Et la doctrine comprise à la lumière de la prière doit aussi être vécue : la théologie qui n'agit pas est, ainsi que l'a dit saint Maxime le Confesseur, « la théologie des démons » (Lettre 20). Le Credo n'appartient qu'à ceux qui le vivent. Foi et amour, théologie et vie, sont inséparables. Dans la liturgie byzantine, le Credo est introduit par ces paroles : « Aimons-nous les uns les autres, afin que, dans un même esprit, nous confessions le Père et le Fils et le Saint Esprit, Trinité consubstantielle et indivisible », mots qui expriment exactement l'attitude des orthodoxes vis-à-vis de la Tradition et un trait cher de leur spiritualité : l'amour des ennemis. Si nous ne nous aimons pas les uns les autres, nous ne pouvons aimer Dieu ; et si nous n'aimons pas Dieu, nous ne pouvons pas faire une véritable profession de foi, et nous ne pouvons pas entrer dans l'esprit de la Tradition, car il n'y a pas d'autre façon de connaître Dieu que de L'aimer.

En conclusion, une prière nous permettra de saisir dans quel esprit l'Église orthodoxe prie, celle qui est récitée la veille du jour où les fidèles reçoivent la communion eucharistique :

« O Christ, donne moi les larmes qui lavent le coeur pour que j'ose m'approcher, avec confiance et respect, de la communion à tes dons divins. Reçois-moi, ô Christ, comme tu as reçu la courtisane, le larron, le publicain et l'enfant prodigue. C'est toi, Maître, qui l'as dit : Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. La parole de mon maître et de mon Dieu est toute vérité. Celui qui participe à ses dons divins et déifiants n'est certes plus seul, mais il est avec toi, mon Christ, lumière du Triple Soleil qui illumine le monde. Afin que je ne reste plus seul, séparé de toi qui fais vivre, de toi mon souffle, ma vie, ma joie, salut du monde, je m'approche de toi, tu le vois avec des larmes et un coeur brisé. Joyeux et tremblant à la fois, je reçois le feu, moi qui ne suis que paille et miracle étrange, je suis rempli d'un feu ineffable comme jadis le buisson qui brûlait sans se consumer. C'est pourquoi je te rends grâce avec mon esprit, je te rends grâce avec mon coeur, je te rends grâce avec tous mes membres, avec mon âme et mon corps qui sont pleins de gratitude. Je t'adore, ô mon Dieu, je te magnifie, je te glorifie, toi qui est béni maintenant et dans tous les siècles. Amen. »

I.M.



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