La tradition chez les protestants
Solange Chavel
Après le numéro sur Marie, le Sénevé nous offre, avec ce thème de la
tradition, une nouvelle occasion de nous intéresser à une question
controversée du débat entre protestants et catholiques. Une vision rapide
oppose en effet le slogan protestant du « sola scriptura » au mot
d'ordre
catholique : « l'Écriture et la tradition ». D'un côté, la seule Écriture
sainte comme norme de la foi; de l'autre, l'histoire d'une Église à travers
les Pères, les conciles, les différents rites, et autres traditiones
humanae.
Cette description est cependant beaucoup trop tranchée et empêche de
comprendre en quoi la tradition est un aspect essentiel de la foi. Une
tradition, pour en revenir au sens étymologique, est d'abord ce qui permet
de transmettre un contenu : or, ce contenu de la foi que recèle l'Écriture
sainte ne nous est précisément accessible que parce qu'il est transmis à
travers une histoire et une pratique ecclésiales ancrées dans le temps,
manifestées par des rites. Le principe scripturaire de la Réforme, ne peut
donc, sous peine d'absurde, aboutir à un rejet total du phénomène de la
tradition.
Il faut donc faire un retour en arrière : lorsqu'au XVIème siècle, les
réformateurs ont remis en cause la tradition, que visaient-ils
précisément ? Par ailleurs, la réflexion moderne, aussi bien théologique
que philosophique, s'est employée à souligner l'historicité de toute
pensée : l' homme n'a jamais accès à un contenu qu'à travers un contexte
d'interprétation. Dès lors, on ne peut jamais prétendre avoir accès au
texte « brut », mais toujours à un texte interprété par une tradition : le
principe strict du « sola scriptura » ne peut qu'être revisité.
1. La critique protestante de la tradition au temps de la Réforme
L'antithèse entre « sola scriptura » et « l'Église et la tradition »
apparaît donc au XVIème siècle, quand les réformateurs, s'insurgeant contre
la profusion des traditiones humanae qui font obstacle au message du
Christ, prônent un retour au coeur même de l'Évangile. En fait, il faut
bien voir que c'est à cette époque seulement que commence véritablement à
prendre forme la réflexion sur la tradition en tant que telle : l' intérêt
de ce débat était resté, sauf exceptions, globalement inaperçu, ou plutôt
la tradition n' apparaissait pas jusqu'alors comme un problème. Parce qu'
il a suscité une prise de conscience, le « sola scriptura » des
Réformateurs a ainsi poussé l' Église catholique a préciser et formaliser sa compréhension de la tradition.
Quelle est donc l' intention des réformateurs à cette époque ? Non pas de
rejeter en bloc la tradition : il apparaît trop clairement que l' Évangile,
pour nous parvenir, doit essentiellement nous être transmis, que l' Écriture
est elle-même le fruit d'une tradition d'abord orale. Comme le souligne le
théologien allemand Ebeling « le sola scriptura est si peu hostile à
la tradition qu' il constitue au contraire par lui-même une certaine forme
de principe de tradition ». Le but des réformateurs est donc plutôt de
mettre en garde contre des excès, de discerner ce qui, dans la pratique de
l' Église, est essentiel, et ce qui relève d' institutions humaines au fond
secondaires. Il ne s' agit pas de répudier la tradition, mais de distinguer
dans la foi ce qui est fondamental de ce qui ne l' est pas : il faut
réaffirmer que la seule norme de la foi est l' Écriture.
C'est ainsi que la confession d'Augsbourg insiste sur les effets
éventuellement pervers de la multiplication de traditions qui détournent
l'attention du croyant de l'essentiel. Ce texte, rédigé en 1530 par
Mélanchton, a une intention conciliatrice : il s'agit pour les défenseurs
de Luther, d'éviter la rupture avec Rome. Les rédacteurs vont donc
s'employer à montrer que leurs critiques ne font pas d'eux des hérétiques,
mais conservent intact l'essentiel de la foi. Pour étayer sa critique de
traditions qu'il juge envahissantes, Mélanchton élève ainsi une série de
mise en gardes.
Tout d'abord, trop de tradition tue l'esprit. Évoquant la multiplication
des rites, interdits alimentaires, consignes vestimentaires, jeûnes, etc,
Mélanchton regrette que « de telles traditions ont aussi obscurci les
commandements de Dieu ». Ensuite, « ces traditions ont fini par peser
lourdement sur les consciences » : le croyant, effrayé par une profusion de
rites parfois contradictoires, détourne craintivement son attention vers le
respect scrupuleux de pratiques tout à fait secondaires à la foi. Au lieu
d'apporter une foi rédemptrice, la tradition ainsi comprise entrave.
Dans la confession d'Augsbourg, l'argumentation consiste précisément à montrer que les futurs réformés conservent intacts les principes de la foi, que les dissensions ne portent que sur des aspects inessentiels : « les dissensions et les querelles portent avant tout sur certaines traditions et sur certains abus »1. Par conséquent, plaide Mélanchton, toujours dans une visée conciliatrice, « il serait équitable de la part des évêques de se montrer plus modérés, même s'il y avait chez nous quelque chose qui laisse à désirer en ce qui concerne les traditions ».
Dans cette première lecture, le principe de « sola scriptura » vise
ainsi à revenir à l'essentiel, contre des rites qui obscurcissent la
foi. Mais si l'établissement d'une telle hiérarchie entre l'Écriture et
les traditions est possible, c'est en effet en vertu du principe
fondamental que seule la foi justifie : l'observance de rites n'est pas le
moyen pour le croyant de mériter son salut.
L'attaque contre la tradition, abordée ainsi par le biais de la question de
la justification, se fait alors beaucoup plus virulente : la tradition
recèle le danger d'une perte du croyant dans la minutie d'un rituel, dans
la conviction fausse que l'observance de la tradition pourrait justifier. A
cet égard, l'Apologie de la confession d'Augsbourg l'affirme avec une
certaine violence : « A quoi bon discourir quand la chose est patente ? En
prenant la défense de ces cultes humains, en disant qu'ils méritent la
justification, la grâce et la rémission des péchés, nos adversaires
établissent tout bonnement le règne de l'Antéchrist »2.
A quoi sert une tradition, à qui sert une tradition ? Une tradition guide
le croyant certes, mais elle ne lui permet pas de gagner le salut par l'observance d'un rite ; elle lui permet d'avoir part à l'annonce du
salut, mais pas à le mériter. « Nous ne méritons pas la rémission des
péchés ou la grâce par l'observation de traditions humaines ». Et les
auteurs de l'Apologie de la confession d'Augsbourg de citer Matthieu 15,
9 : « C'est en vain qu'ils me rendent un culte à l'aide de préceptes humains ».
Au temps de la Réforme, se développe donc une lecture critique des
traditions au nom du principe de justification par la foi seule : et cette
foi est donnée au croyant dans l'Écriture sainte. L'affirmation du
sola scriptura a donc une double portée : l'Écriture est la seule norme de la foi, et cela parce que seule la foi justifie.
2. La tradition, lieu de la transmission
Le principe de la critique des réformateurs est donc de mettre en garde
contre la prolifération inutile de traditions et de rituels. Soit. Mais une
fois cette distinction opérée entre les traditions et la Tradition, il
reste encore tout un chemin à parcourir. En effet, même en acceptant ce
principe scripturaire qui fait de l'Écriture le médiateur privilégié de la
Parole de Dieu, il faut bien reconnaître que l'Évangile nous est toujours
transmis à travers un contexte historique, la pratique ponctuelle de telle
communauté, et telle lecture du texte. On ne peut entretenir l'illusion
qu'il suffirait de débarrasser la pratique religieuse de rituels
superficiels pour atteindre à une vérité originelle du texte. L'Écriture est elle-même une tradition.
D'autre part, le principe du « sola scriptura » ne laisse pas le
croyant seul face à son texte, dans l'illusion que toute interprétation
serait légitime parce que personnelle. Tout au contraire, Luther a mis en
garde contre l'idée qu'une lecture personnelle de l'Écriture serait en
soi une garantie. Simplement remarque-t-il que s'en remettre à l'autorité
des Pères de l'Église plutôt qu'à la sienne propre ne constitue pas une
solution : c'est risquer de privilégier la lecture propre de saint
Augustin, par exemple, plutôt que la sienne, mais ce n'est pas un critère
suffisant de l'accès à la Parole de Dieu véritable. On déplace le problème, on ne le résoud pas.
Il faut donc reconnaître que le principe scripturaire doit être
nécessairement accompagné d'une doctrine de la tradition : c'est seulement
à travers la transmission et la proclamation au sein de l'Église que l'Écriture peut nous donner accès à la Parole. Pour reprendre les mots d'Ebeling « l'Église comme tradition est l'interprétation valable de la
Révélation dont témoigne l'Écriture ».
Dire que seule l'Écriture est la norme de la foi, ce n'est donc pas opérer
un pur travail de distinction entre des sources valables, la Bible, et
d'autres seulement complémentaires, les traditions de l'Église. C'est au
contraire prononcer un véritable principe interprétatif : c'est affirmer
cette conviction que c'est de manière privilégiée dans l'Évangile, et
l'Évangile proclamé au sein d'une Église, que se donne à nous la Parole de
Dieu. En effet, « le centre de ce qui est à transmettre n'est ni une
doctrine fixe, ni une loi, ni un livre de révélation, mais la personne même
de Jésus comme Parole de Dieu faite chair [...]. Le vrai contenu, et
donc l'unité de l'Écriture, ne consistent pas en un corps de doctrine
dogmatique, mais dans l'événement de Parole qui se réfère, se fonde et s'accomplit en Jésus-Christ ».
Il nous semble donc que le malaise que de nombreux protestants ressentent
par rapport à la question de la tradition relève d'un malentendu. Il nous
paraît indéniable que si, d'une part, l'Évangile doit nous être annoncé,
et que, d'autre part, cette transmission se fait toujours au sein d'un
contexte précis, alors le « sola scriptura » ne peut valoir qu'au
sein d'une tradition.
Il faut donc se garder d'une méprise qui consisterait à opposer, du point
de vue protestant, Écriture et tradition. La ligne de partage passe plutôt
entre la Tradition que constitue l'Écriture et les traditions humaines, d'importance secondaire. Laissons la parole à Ebeling : « le traditum tradendum selon la compréhension chrétienne n'est pas une loi, mais un évangile ».
Sources :
La Foi des Eglises luthériennes, Paris, Cerf, 1991.
Ebeling, Sola scriptura und das Problem der Tradition.
S.C.