Tradition et modernité dans l'architecture religieuse
Jean Spiri
De quelle manière la forme, le plan d'une église sont-ils
liés à la tradition, aux textes, à la liturgie ? « Les différentes
époques et les rites divers ont organisé les lieux de célébration
d'une manière profondément révélatrice de l'évolution de la liturgie
selon les temps et les espaces. Réciproquement, la disposition et
l'aspect des édifices sacrés influent fortement le sentiment
religieux de ceux qui s'y rassemblent et leur dictent en partie leur
comportement », note Suzanne Robin. Or l'église comporte une
dimension qui la distingue de tout autre édifice, car le culte n'est
pas seulement cérémonie humaine, mais « mystère » : la réponse
architecturale apportée aux exigences de la liturgie ne peut être
seulement pratique, mais doit également contribuer à la manifestation
du sacré. Quels sont les apports du XXe siècle dans la réflexion sur
l'incarnation du sacré ?1
Quelques rappels historiques.
Se distinguent trois principales époques de la célébration
eucharistique : la liturgie est célébrée du premier au quatrième
siècle dans des « maisons-églises » ; jusqu'au IXe siècle, le plan
basilical domine; enfin le Moyen-Age restitue à partir du Xe siècle
le « rôle matériel du Temple, Maison de Dieu et tombeau des Saints »
(S. Robin),institue les fonctions et les formes de l'église qui
se poursuivent jusqu'à nos jours.Jusqu'au IVe siècle, la célébration eucharistique se
déroulait dans des maisons privées aménagées à cet effet. L'intensité
et la chaleur de ces assemblées inspireront les concepteurs d'églises
de la seconde moitié du XXe siècle, dans leur recherche de la
simplicité. A l'époque paléochrétienne, la forme des églises reprend
celle de bâtiments publics romains, surtout les basiliques. Les
chrétiens ne choisissent pas une architecture de Temple, mais de lieu
de réunion civile (« là où deux ou trois sont rassemblés en mon nom,
je suis au milieu d'eux »). De surcroît, le plan allongé permet la
réunion d'une assemblée nombreuse dirigée vers le sanctuaire. L'autel se trouve alors au milieu du peuple, ce que tente de retrouver l'architecture de certaines églises contemporaines.
A partir du Ve siècle, les textes préconisent
l'orientation du sanctuaire vers l'Orient, et non plus vers Jérusalem
et le Saint des Saints. C'est le début d'une tradition essentielle de
l'architecture religieuse : au VIe siècle, Grégoire le Grand décide de transférer
l'autel dans l'abside. En effet la fréquence de la communion des
fidèles diminue, pour disparaître presque totalement au Moyen-Age,
jusqu'à sa réintroduction comme pratique normale avec Jean XXIII.
Cette évolution se double d'une adoration rendue au Saint-Sacrement,
ce qui conduit à partir du XIIIe siècle à mettre en valeur le retable
au détriment de l'autel, obligeant également la célébration de la
messe dos au peuple. Lors de la Renaissance carolingienne, a lieu une
réorganisation liturgique. L'importance du culte des saints commande
de nouvelles formes architecturales (dédoublement du choeur, cryptes).
A partir de cette époque, le clergé est seul concerné par la pratique
du culte. Dès le IXe siècle, le choeur (ensemble de l'autel, des
sièges ecclésiastiques, et souvent de la chaire ou ambon) est séparé
de la nef par une cloison, écartant ainsi le peuple des fidèles de
toute participation. La liturgie exclut les fidèles, pour la
procession d'offertoire comme pour les chants, la communion ou encore
l'office de la Parole, exécuté en latin, langue morte depuis le VIIIe s.
Le Père Violle2
note que « le langage roman est totalement
symbolique car il appartient à une culture rurale et monacale pour
laquelle tout est symbole de Dieu. » L'architecture romane marque une
rupture avec l'époque précédente restée fidèle à la formule
traditionnelle élaborée par les architectes du IVe siècle (plans en
croix latine ou allongés), malgré les quelques innovations de
l'époque carolingienne. L'accueil des fidèles dans les cathédrales,
l'accès aux reliques des saints, la célébration du culte par de
nombreux prêtres expliquent les nouvelles formes des églises romanes
: chapelles rayonnantes, cryptes, déambulatoire. On assiste
également à une jonction des fonctions liturgiques autrefois
dispersées : les martyria sont remplacés par des cryptes et les
baptistères par des fonts baptismaux. Les espaces sont très
individualisés, en fonction de la liturgie, de la séparation entre
clergé et fidèles et des besoins pastoraux de l'église (églises de
pèlerinage avec un plan permettant à la foule de tourner autour du
transept). L'austérité caractéristique du style roman se veut un
moyen de faciliter le recueillement, la prière, la méditation. Dans
les églises romanes, le rôle de la lumière est central :
l'eucharistie est célébrée à l'Est, la lumière sublime le sanctuaire;
elle est une émanation divine, dotée d'une signification
transcendante.
Durant la période gothique, les plans ne changent guère :
ils sont la conséquence de la relative complexité de la liturgie et
surtout de la séparation croissante entre clergé et fidèles. A
l'inverse, les Dominicains tentent de rapprocher le peuple et les
célébrants, en matérialisant le lieu de rencontre entre fidèles et
les moines, lieu de la Parole de Dieu. L'architecture gothique, avec
l'élévation de la voûte en ogive, réalise des églises plus
lumineuses, ce que prône l'abbé Suger dans son traité. L'intérêt du
gothique pour la luminosité provient de la théologie de la lumière,
développée par le Pseudo-Denys l'Aréopagite dans l'Antiquité tardive,
qui énonce que la lumière unifie l'espace intérieur de l'église avec
les fidèles pour former l'ecclésia. Ainsi la cathédrale de Beauvais,
avec des voûtes de 48 m de haut, et des baies de 45 m de haut pour
le chevet. L'époque gothique se distingue par l'importance de la
cathédrale, qui représente un défi architectural, et proclame la
puissance de l'Eglise. Le Moyen-Age marque, en effet, l'apogée de la
symbiose entre l'Eglise et la société. Les cathédrales n'étaient pas
seulement des lieux de culte mais aussi des lieux de réunion
publique. Cependant à partir du XIIIe siècle, elles sont accaparées
par le clergé. En réaction, des mouvements (confréries, ordres
mendiants) prônent une religion proche du peuple. A partir du XIIe
siècle, des messes sont dites dans des chapelles où les fidèles
peuvent communier, et où l'Evangile est donné en langue vulgaire.
A la Renaissance, la structure de l'église demeure celle du
gothique mais les volumes s'unifient; le transept disparaît au
profit d'un plan allongé simple ou d'un plan centré symbolisant la
perfection. C'est alors que des mouvements religieux en marge de
l'Eglise (Vaudois puis protestants) lancent des attaques contre les
églises, qu'ils considèrent uniquement comme des lieux de réunion.
Le concile de Trente (1545-1563)
introduit de grands changements dans l'architecture religieuse.
Ainsi que l'écrit le père Violle, « le langage baroque ou classique
s'adresse à des hommes qui vivent le drame des déchirures des
Chrétiens. Cette architecture se marque par ses « gloires » au-dessus
des tabernacles, qui marquent la présence de Dieu, par des retables
sur les autels qui donnent à contempler les mystères du Christ, par
ses tableaux qui montrent les saints en extase ou des martyrs, par la
lumière qui descend du ciel par les vitres blanches du dôme et de la
nef. » Le plan allongé, adapté à la liturgie, est retenu car il
permet une mise en valeur de la prédication. Pour développer le
« prône », les autorités ecclésiastiques suppriment le jubé et la
clôture, permettant aux fidèles de bien voir la messe à défaut d'y
participer.
Au XVIIIe siècle a lieu un retour à l'Antiquité, avec le
néo-classicisme : ce retour est purement formel, avec l'imitation du
temple antique, et des plans en forme de croix grecque, ou basilical.
Cette tendance se poursuit dans le premier XIXe. Les architectes ne
font preuve d'aucun souci d'unité ou d'originalité; ils utilisent
toutes sortes de plans, avec des façades néo-gothiques, néo-romanes,
néo-byzantines,... Ce n'est qu'au XIXe siècle qu'apparaissent des
bancs amovibles dans la nef pour les fidèles.
L'architecture
religieuse reste dans une tradition comprise comme imitation : les
églises sont sombres (néo-byzantines) ou lumineuses (néo-gothiques)
selon le parti pris architectural. Il n'existe pas de réflexion sur
les besoins liturgiques, ou la mise en valeur de la parole.
La construction de Saint-Jean-de-Montmartre, première église
en béton armée édifiée entre 1894 et 1904 par Anatole de Baudot, de
style néo-gothique, utilise les possibilités offertes par les
matériaux nouveaux. Ces bouleversements sont accompagnés d'un
changement de la situation de l'Eglise catholique en France avec la
loi de 1905 ; l'Eglise est désormais seule responsable des
constructions religieuses. Deux organismes jouent alors un rôle
primordial : les Chantiers du Cardinal fondés en 1931 et la
Commission interdiocésaine d'art sacré (CIAS), fondée en 1960, et
confortée par Vatican II. Dans cette histoire tumultueuse, la
question fondamentale est bien celle de l'adaptation à la liturgie de
l'époque, et de la capacité à rendre compte du « mystère de
l'Eglise », du sacré présent dans le bâtiment. Elle demeure la même
au-delà de la querelle entre anciens et modernes. : « Comment une
église répond-elle à ce que Jésus veut qu'elle soit ? »
L'architecture religieuse du XXe siècle entre tradition et modernité.
Évolution des idées
L'idée de se libérer du solennel - et donc en partie de la
tradition comme poids et non comme référence - sans pour autant le
détruire prend sa source dans la réflexion de l'Eglise en Allemagne
dans les années 1930. En France, des constructions comme celle de
Notre-Dame du Raincy en 1923 par les frères Perret marquent cette
évolution, même si cette tentative reste marquée par des formes
traditionnelles. « Cette église magnifique possède un visage qui est
un masque », note, critique, Le Corbusier. Avant 1945, le renouveau
de l'art sacré et précède celui de l'architecture sacrée, tant le
débat sur le respect des formes traditionnelles est pesant. La
politique de construction et d'aménagement d'églises est confiée à de
grands artistes : Matisse pour la Chapelle du Rosaire des
dominicaines de Vence, et Fernand Léger pour Notre-Dame d'Assy. Mais
les recherches formelles des architectes après 1945 font que parfois
la spiritualité d'une église, voire la façon dont la liturgie s'y
déroule, semblent créées par l'architecture. Ainsi Le Corbusier
imagine-t-il à Ronchamp un lieu à l'atmosphère très religieuse mais
dénué de liens avec la tradition, ce qui ne l'empêche pas d'être
adapté aux besoins pastoraux. Dans ce cas, le lieu crée en partie la
spiritualité, autant qu'il en découle.
La structure de l'espace
L'organisation de l'espace cultuel distingue les parties
réservées au clergé, celles aux fidèles, et les lieux communs. Les
deux moments de l'échange entre ces deux groupes sont l'audition de
la Parole de Dieu, et le sacrifice eucharistique (le symbolisme du
repas implique un rassemblement autour de l'autel).
Différents plans ont pu être adoptés :
-
la disposition classique, celle de la majeure partie des églises
construites depuis le Moyen-Age, place l'assemblée face à l'autel :
c'est la « disposition autobus » (père Thizon) qui ne facilite pas
la participation de l'assemblée.
- le plan concentrique, ou rayonnant autour de l'autel, dans la lignée
de la réflexion théologique sur le renouveau liturgique menée par
l'école allemande et frère Guardini. Ces dispositions se révèlent
parfois cependant peu pratiques dans le déroulement du culte.
- l'assemblée des fidèles est disposée en amphithéâtre. Ce schéma a
été adopté dans la plupart des églises contemporaines car il se
révèle fonctionnel, adapté à la liturgie, et propice à un échange
entre l'assemblée et le clergé.
Les nouveaux matériaux permettant une grande diversité de
formes et de plans, l'espace sacré n'est plus enserré dans telle ou
telle tradition, mais s'inscrit dans différentes formes, sacralisées
par leurs fonctions liturgiques. Plus que le plan, c'est la
disposition des éléments liturgiques qui est essentiel. Le père
Thizon déclare que « le but premier est de souligner la présence de
l'autel, élément primordial de la liturgie, car il est lieu de
célébration et lieu de la présence du Christ. Il y a nécessité de
faire tendre les regards vers l'autel, ce qui explique l'importance
de la lumière. Au cours du temps, plusieurs formes ont existé pour
une même tradition ; l'architecture moderne peut donc innover : dans
l'art roman et l'art gothique, l'éclairage se fait par les vitraux de
l'abside (avec également parfois un éclairage zénithal dans le
gothique), lors de la Renaissance, par le haut ; aujourd'hui on
choisit principalement des puits de lumière (ex : Saint-Paul-des-Nations) qui tombent sur l'autel, ou un éclairage zénithal. Toute la
structure de l'église est pensée pour tendre vers l'autel au moyen du
toit pentu ou des jeux de lumière. Vatican II a repris la position de
l'autel qui était antérieure à la fixation du couple autel/tabernacle, avec une célébration face au peuple (certaines églises
médiévales étaient conçues pour une célébration face au peuple).» Le
plan doit pouvoir ménager un cheminement symbolique entre l'ambon
(lieu de la parole) et l'autel. Dans le même esprit, le baptistère
est de préférence placé à l'entrée de l'église, ce qui reprend une
ancienne tradition, remise à l'honneur par Vatican II : c'est le
symbole du baptême à l'entrée, puis du chemin du nouveau baptisé vers
l'autel (chemin refait à chaque messe : la démarche du chrétien le
conduit à l'eucharistie).
L'évolution urbaine oblige aussi les églises à mieux
s'intégrer dans la ville. Le père Thizon souligne la «réelle
importance des contraintes d'urbanisme : réglementation, taille des
terrains (par exemple, ND de la Pentecôte à La Défense est construite
au-dessus de voies de communication). Aussi le principe de réalisme
joue-t-il un rôle majeur, et contraint-il parfois à renoncer à des
traditions comme celles de l'orientation vers l'Est. Néanmoins,
l'Eglise essaie de conserver des signes forts (ainsi, à Saint-Paul-des-Nations à Noisy-le-Grand, le clocher est rendu visible de loin
par son positionnement dans l'axe d'un mail). » Au contraire, pour
certains architectes, l'église doit avant tout s'intégrer dans le
quartier, le narthex est conçu comme un lieu de réunion publique, et
le clergé et les fidèles n'ont guère leur place dans les choix
esthétiques. Un exemple de cette intégration à la ville confinant
parfois à l'effacement est l'église Saint-Luc de Grenoble, intégrée
dans un immeuble d'habitation, ou Notre-Dame de Créteil basse et
tellement discrète qu'il a fallu ajouter une croix pour marquer sa
présence.
Rôle des matériaux
Le béton armé, du fait de sa plasticité autorise de
nombreuses recherches formelles; ainsi la chapelle de Ronchamp : ce
qui semble un plan allongé se révèle lignes courbes et ondulations,
créant ainsi une atmosphère propice à la prière. Notre-Dame du Raincy
fut ainsi surnommée la « Sainte-Chapelle du béton armé ». Ce matériau
permet également de percer de grandes ouvertures : une attention
particulière est prêtée à la lumière, considérée comme très
importante dans la liturgie post-conciliaire. Il s'agit d'attirer le
regard de l'assemblée sur l'autel. Utilisée dans les métaphores de
l'Evangile et de nombreux textes de l'Eglise, la lumière fait partie
intégrante de la tradition. Le question de la discrétion ou de la monumentalité est
centrale dans le débat post-conciliaire. De même que Jésus a pris
corps, il faut que les maisons d'Eglise prennent forme. L'église
doit-elle se replier sur les fidèles, être le lieu de la communauté,
ou doit-elle être bien visible, proclamer sa vocation missionnaire
par une architecture monumentale, et bien souvent audacieuse ? Des
années 1960 aux années 1980, l'Eglise choisit plutôt d'édifier des
lieux de culte discrets, qui signifient la présence du Christ au coeur
du monde, plutôt que la force de l'Eglise. Ce souci d'effacement,
pour mieux se concentrer sur le coeur de la liturgie chrétienne et sur
l'assemblée, va de pair avec une polyvalence des espaces, dans
l'esprit des « Maisons-églises » des premiers chrétiens. Au
contraire, depuis une douzaine d'années, l'Eglise choisit une
architecture plus monumentale, alliant des recherches formelles
fortes avec une adaptation à la liturgie post-conciliaire. Les
exemples d'Evry et de Notre-Dame de l'Arche d'Alliance montrent bien
cette volonté de proclamer la présence du Christ dans le monde
contemporain, ce qui n'exclut pas l'effort porté sur l'assemblée et
la méditation.
L'architecture religieuse, la théologie et la liturgie
Le Père Violle insiste sur l'intervention du Pape, des
Conciles, des Evêques, non pour défendre telle ou telle esthétique,
mais pour légitimer ce qui est considéré comme « le plus parfait
instrument capable, à chaque époque, de maintenir la tradition qui à
travers l'Antiquité chrétienne nous vient des apôtres eux-mêmes »
(Mediator Dei, Pie XII). Ainsi lors du concile de Trente est affirmée
la subordination de l'architecture aux rites de la célébration et de
l'adoration eucharistiques, « suivant l'usage de l'Eglise catholique
et apostolique, reçu dès les premiers temps de l'architecture
chrétienne » (23ième et 25ième sessions). L'Eglise est favorable, à
l'utilisation de l'art de son temps, dans la mesure où il se met au
service de la Foi : « La vénérable Eglise fut toujours amie des
beaux-arts. L'Eglise s'est même comportée en juge des beaux-arts,
discernant parmi les oeuvres d'artistes celles qui s'accordent avec
la Foi, la piété et les lois traditionnelles de la religion, et
seraient susceptibles d'un usage sacré » (Vatican II, Liturgie 22).
Chaque concile a donc le souci de transmettre une tradition qui
remonte aux apôtres, ce qui ne l'empêche pas de soutenir des
recherches formelles innovantes.
Le Concile de Vatican II a développé une théologie de
l'Assemblée : il s'agissait pour Jean XXIII puis Paul VI de rendre à
nouveau la liturgie accessible aux fidèles. Ces réflexions avaient
débuté en France dès 1945 grâce au Centre National de Pastorale
liturgique et à sa revue « La Maison-Dieu ». Le Concile prône « la
participation pleine, consciente et active des fidèles aux
célébrations liturgiques », qui est « un droit et un devoir pour le
groupe chrétien » (10, art. 14). Au chapitre 7 « Art sacré et
matériel de culte » de la Constitution conciliaire de la Sainte
Liturgie, est écrit : « l'Eglise n'a jamais considéré aucun style
artistique comme lui appartenant en propre mais, selon le caractère
et les conditions des peuples et selon les nécessités des différents
rites, elle a admis les genres de chaque époque, produisant au cours
des siècles un trésor artistique [...]. Que l'art de notre époque et
celui de tous les peuples ait lui aussi, dans l'Eglise, la liberté de
s'exercer pourvu qu'il serve les édifices et les rites sacrés avec le
respect et l'honneur qui leur sont dus. » (art. 123) et « Dans la
construction des édifices sacrés, on veillera soigneusement à ce que
ceux-ci se prêtent à l'accomplissement des actions liturgiques et
favorisent la participation active des fidèles. » (art. 124). En
s'appuyant sur ces textes, des Instructions conciliaires proclament
la nécessité de construire de nouvelles églises et d'aménager les
églises anciennes pour qu'elles correspondent à la nouvelle liturgie.
Le rassemblement et l'accueil sont mis en avant, comme l'exprime le
missel romain de 1969 : « Il faut que le plan d'ensemble de l'édifice
soit conçu de manière à offrir l'image de l'assemblée qui s'y
réunit », ce qui permet « d'assurer une unité profonde et organique
de l'édifice, qui mettra en lumière l'unité de tout le peuple de
Dieu ».
Le Père Gueudet3
écrit à propos de la théologie de l'Assemblée
que « l'assemblée, c'est le nom que donne Saint Paul dans la Première
lettre aux Corinthiens aux réunions de chrétiens pour le « repas du
Seigneur » ; c'est aussi ce que signifie le nom même d'Eglise. Le
bâtiment porte donc le nom de ceux qui s'y rassemblent, assemblée ou
église, ou encore Maison de Dieu car, comme le dit saint Paul, dans
son Epître à Timothée, « la Maison de Dieu, c'est-à-dire la
communauté, l'Eglise du Dieu vivant. Le bâtiment-Eglise est la maison
de Dieu parce que l'Eglise-Assemblée qui s'y réunit est la maison de
Dieu ». Ainsi saint Paul dans sa Lettre aux Ephésiens (2, 20-22)
écrit-il « Vous avez été intégrés dans la construction qui a pour
fondation les apôtres et les prophètes ; et la pierre angulaire,
c'est le Christ Jésus lui-même [...] En lui, toute la construction
s'élève harmonieusement [...] En lui, vous êtes, vous aussi, des
éléments de la construction pour devenir par l'Esprit Saint la
demeure de Dieu. » « Le Concile a voulu voir dans la liturgie une
épiphanie de l'Eglise : elle est l'Eglise en prière. En célébrant le
culte divin, l'Eglise exprime ce qu'elle est. » (Jean-Paul II).
Le sanctuaire est réorganisé : l'importance de l'autel est
toujours centrale, mais on assiste à une revalorisation de l'ambon,
ce qui s'explique aussi par la volonté de faire converger les fidèles
vers le sanctuaire. Ce qui peut sembler une nouveauté est au
contraire ancré dans la tradition : ainsi à Rome un certain nombre
d'autels étaient conçus pour que la messe soit dite face au peuple.
Le Père Thizon souligne : « On est donc passé à une nouvelle
tradition, celle de Vatican II, qui s'inspire de la Tradition, celle
des apôtres et du Christ, mais aussi des traditions instituées au fil
des siècles par les hommes pour vivre leur Foi. La célébration a
beaucoup changé, il existe désormais une nécessité pour les prêtres
de prendre en compte la dimension spatiale de l'assemblée. La
théologie qui privilégie l'assemblée proclame que peuple de Dieu est
« prêtre, prophète et roi », ce qui explique que rien ne doit couper
les fidèles de leurs ministres même si une démarcation de leurs
espaces respectifs est nécessaire.»
Le Père Violle4 écrit : « Qu'est ce qu'une église ? Elle
n'est pas d'abord une oeuvre d'art à admirer, ni un bien précieux du
patrimoine culturel à conserver, ni un lieu aménagé pour les
commodités d'une piété personnelle : elle est d'abord un signe qui
nous oriente vers la contemplation du mystère de l'Eglise. Ce signe
s'adresse à tout notre être, intelligence, sensibilité, vie
spirituelle. C'est pourquoi l'art y a une large part. Mais la
caractéristique essentielle d'un signe est d'être lisible,
compréhensible. [...] Ainsi, chaque génération de chrétien modifie
architecture et iconographie pour que le bâtiment de l'église reste,
de siècle en siècle un signe qui dispose à accueillir le mystère de
l'Eglise, i.e. le mystère du salut en le Christ. »
Quelques exemples significatifs
- Notre-Dame du Raincy des frères Perret (1923).
Ce qui intéressait Auguste Perret dans une église était le
fait qu'elle se présente comme un vaisseau unique, dont le volume
interne résulte de la construction, mettant ainsi à l'épreuve les
qualités plastiques du béton armé. Il veut que l'on puisse voir le
squelette de béton, qui doit être « beau et apparent ». Le choix de
ce matériau peu coûteux et l'appel aux Perret s'explique par le
contexte d'après-guerre, qui oblige à une économie de moyens. Elle
apparaît comme un vaisseau soutenu par de fines colonnes. Cette
architecture accorde beaucoup d'importance à la lumière, dans une
réinterprétation originale du vitrail gothique. Les parois sont
constituées de claustra de béton dans lesquelles s'enchâssent des
verres colorés (vitraux de Maurice Denis, un des artistes qui a
participé au renouveau de l'art sacré au début du siècle) qui
inondent la nef de vibrations lumineuses.
Le Corbusier s'enflamme : « Coupe d'église ? Pas du tout !
Coupe de vaisseau industriel ou sacré », tout en regrettant le
respect de la tradition : « Dialectique, rituel, liturgie, tout ce
qu'on voudra... Cette église magnifique possède un visage qui est
un masque. » Mais le rapport à la tradition que Le Corbusier
reproche aux frères Perret est à leurs yeux essentiel : il s'agit
de bâtir avec des matériaux neufs tout en respectant l'architecture
de la tradition gothique, réinterprétée par le béton armé.
- Notre-Dame du Haut à Ronchamp du Corbusier (1955).
Le Corbusier a toujours été en quête d'une architecture
adaptée à l'Homme (qui dans le cas de la construction du Ronchamp
en 1950 préfigure la théologie de l'assemblée de Vatican II) et en
quête du Sacré (Vers une architecture, 1923). La chapelle du
Ronchamp a été réalisée grâce au Père Couturier : « Non seulement
nous tenions Le Corbusier pour le plus grand architecte vivant,
mais encore pour celui en qui le sens spontané du sacré est le plus
authentique et le plus fort. ». Dès l'esquisse, l'architecte énonce
le principe d'une : « double chapelle » : l'une, fermée et
enserrée par des murs courbes, et l'autre, en plein air, pour les
pèlerinages. Le toit de la chapelle, que l'architecte a dessiné
comme une coquille de crabe apparaît massif à l'extérieur, alors
qu'il semble flotter vu de l'intérieur, étant détaché des murs
porteurs. La forme organique, les formes poétiques de la chapelle
tranchent avec les réalisations habituelles du Corbusier. Cette
église est conçue comme une sculpture. L'architecte a créé une
atmosphère propice à la prière (importance de la lumière, vitraux
du « mur de lumière », jointure du toit et des murs : Le Corbusier
parle du « jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés
sous la lumière » dans Vers une architecture, 1923), en dehors des
canons traditionnels. Cette architecture résolument originale
permet à l'homme de vivre sa spiritualité en dehors de tout code
liturgique traditionnel. « J'existe, je suis un mathématicien, un
géomètre, et je suis religieux. C'est-à-dire que je crois en
quelque idéal gigantesque qui me domine et que je pourrais
atteindre », écrit Le Corbusier.
- Cathédrale de la Résurrection-Saint-Corbinien à Evry (1996).
Comme l'écrit Claude Mollard, maître d'oeuvre de la
construction de la cathédrale, « la cathédrale d'Evry n'est pas
seulement un édifice religieux, elle a été conçue comme une manière
de faire évoluer le tissu urbain en cours de façonnage. ». Dans ce
programme, l'insertion dans la ville nouvelle du lieu de culte et
du « clos » conçu par Mario Botta pour enserrer l'édifice est
essentiel. Le choix d'un volume simple et fort, signal non
seulement d'un lieu de culte chrétien, mais aussi du nouveau centre
de la ville, témoigne de l'importance accordée à ce bâtiment par
l'Eglise, mais aussi par l'Etat. Cette cathédrale, présentée à tort
comme la première du XXe siècle (mais il faut dire qu'elle s'oppose
par sa monumentalité affichée à Notre-Dame de Créteil, construite
dans les années 1970), est donc vue à la fois comme un lieu sacré
et culturel, ce qui pose des problèmes de réinvestissement de
l'édifice par les autorités ecclésiastiques. Ce grand cylindre
tronqué recouvert de briques roses n'évoque guère les cathédrales
gothiques, qui se sont fixées dans l'imaginaire collectif comme la
seule représentation valable de ce type de bâtiment. Mais Mario
Botta déclare « J'aime à penser que la cathédrale d'Evry est fille
de la grande tradition chrétienne occidentale », et défend une
architecture intemporelle nourrie d'un dialogue avec les traditions
architecturales passées ; il affirme lui-même avoir cherché des
influences dans les églises byzantines, pour leur plan centré,
l'architecture romane, ou encore dans la cathédrale Sainte-Cécile
d'Albi.
On peut établir des similitudes entre Evry et Ronchamp, note
Emma Lavigne dans son ouvrage consacré à la cathédrale d'Evry :
elles partagent une même « compacité qui leur donne un aspect
sculptural et protecteur, [une même] utilisation du béton armé
permettant de leur conférer une forte plasticité, [une même]
définition d'une « lumière intérieure » excluant la lumière
latérale et la canalisant par un damier d'étroites ouvertures, et
une conception des vitraux et du mobilier liturgique par les seuls
architectes. » Le plan circulaire (qui possède une signification
symbolique d'infini et de sacré) s'oppose au plan traditionnel en
croix latine, mais la disposition des bancs face à l'autel
(orthogonale face à la rotondité du plan), et l'orientation de la
cathédrale sont traditionnels. L'agencement intérieur de l'espace
est conforme à la théologie de l'Assemblée de Vatican II.
De nombreux éléments architectoniques s'inspirent
directement de la tradition, comme la piscine baptismale, ou encore
l'autel, qui comme celui de Saint-Pierre de Rome, plonge son pied
jusqu'à la crypte, destinée à recevoir la sépulture des évêques.
L'apparence novatrice du lieu de culte est légitimée par des
références à des précédents historiques (églises byzantines, San
Vitale à Ravenne, la brique comme élément de tradition vétéro-
testamentaire, arbre de vie ou de Jessé pour le vitrail derrière
l'autel, couronne d'épines pour les tilleuls surmontant l'édifice).
Car le besoin de références traditionnelles pour les fidèles est
nécessaire, tout comme la possibilité d'inscrire une réalisation
moderne dans une tradition pour le moins symbolique. Les autorités
religieuse ont su mettre au service de la pastorale cette
architecture contemporaine, et la forme a fini par se plier aux
exigences de la liturgie, plutôt qu'elle n'a permis la création de
conceptions nouvelles.
- Notre-Dame de l'Arche d'Alliance (Architecture Studio - 1997).
L'architecte de l'église, Martin Robain, constate qu'au
début des années 1980, l'architecture religieuse sortait d'une
période de modestie : « Nous étions arrivés à la limite de
l'effacement du signe », commente-t-il. Avec Notre-Dame de l'Arche
d'Alliance, il milite au contraire pour une architecture témoin de
la Gloire du Christ, qu'il veut relier à la tradition des premiers
Chrétiens : le baptistère marque l'entrée de l'église, et le volume
quadrangulaire évoque les églises paléochrétiennes. La symbolique
se marque par des détails architectoniques : le bâtiment repose sur
douze piliers (les douze tribus d'Israël et les douze apôtres),
l'inscription « Je vous salue Marie » est répétée à l'infini sur la
façade, la lumière passe par des vitraux en pierre translucide
portant des citations de l'Evangile. Notre-Dame de l'Arche
d'Alliance renoue en partie avec une conception monumentale d
l'architecture sacrée, l'église étant conçue comme un signe qui
doit avoir une visibilité dans le tissu urbain.
Conclusion.
L'architecture du XXe siècle en restant fidèle à la
Tradition des apôtres, tout en sachant se plier aux exigences de la
liturgie rénovée de Vatican II, a su prouver que la seule tradition
exacte en matière d'art sacré est celle qui nous vient du Christ et
nous mène vers Lui. Les recherches formelles de ce siècle, loin de
nuire au rôle sacré de l'église, s'en est sûrement plus rapproché que
l'architecture religieuse du XIXe siècle, servile imitation de styles
passés ne correspondant plus aux besoins d'une époque.
Comme le dit le Père Thizon : « Les problèmes de
l'aménagement d'une église ne sont pas forcément liés à un respect ou
non de la tradition, même s'il convient parois de recréer des
références, des formes du sacré liées à la liturgie qui permettent
que la modernité soit acceptée. D'ailleurs, il n'existe qu'une
Tradition, celle du Christ, et il n'y a pas de tradition dans l'art
sacré, mais des styles historiques inventés par les Chrétiens pour
exprimer leur Foi. Il est donc normal de faire profiter l'Eglise des
possibilités des nouveaux matériaux et des recherches formelles. De
surcroît, le renouveau de la liturgie implique de nouvelles formes
qui permettent pareillement aux fidèles de vivre leur Foi et de
participer à la célébration. L'architecture moderne se plie donc
parfaitement aux exigences de l'Eglise. »
J.S.
Bibliographie
Églises modernes, Suzanne Robin, éditions Hermann, 1980.
Le Corbusier vivant de Dominique Lyon, éditions Telleri,1999.
1OO monuments du siècle, éditions du Patrimoine, 2000,
dir. Bertrand Lemoine.
Architecture romane, architecture gothique, A. Erlande-Brandenburg,
éditions Gisserot, 2002.
Points de repères pour comprendre le patrimoine,
1995, dir. J-L Flohic.
Notre Histoire, n° 190, juillet-août 2001,
articles de Joseph Abram, Marc Bédarida, Françoise Caussé, Antoine
Cassan et Claire de Galembert.
Revues des Chantiers du cardinal.
Evry, la cathédrale de la Résurrection d'Emma Lavigne, éditions du
Patrimoine, 2000.
Remerciements au père Thizon, responsable des Chantiers du
Cardinal, pour nous avoir reçus.