La Loi, le Temple et l'Esprit Saint :
Jésus et les traditions juives du Ier siècle
Lise Barucq, Léonard Dauphant
« N'allez pas croire que je sois venu
abolir
la
loi et les
Prophètes,
je ne suis pas venu abolir,
mais accomplir.»
Mt 5,17.
Jésus de Nazareth est juif. Pourtant, à sa suite, une nouvelle
tradition s'est peu à peu construite, en opposition aux autorités du
judaïsme. Pour celui qui s'interroge sur l'élaboration de cette divergence
, il peut déjà être intéressant de
chercher à comprendre, à la lecture des Évangiles, la
position de Jésus au sein du judaïsme de son temps.
Il faut d'abord se mettre à l'esprit ce que signifie la religion biblique
au Ier siècle. C'est à cette époque charnière et sanglante que se
bousculent les événements: foisonnement de courants religieux en Judée,
naissance du Messie attendu, révoltes juives contre l'administration
romaine, destruction du Temple. C'est donc il y a deux mille ans que sont
nés et le christianisme, communauté de ceux qui reconnaissent Jésus comme
Seigneur, et le judaïsme rabbinique, qui se forme après la
destruction du
Temple de Jérusalem. Il faut alors étudier l'enseignement du Christ dans un
contexte religieux disparu, autour d'une seule Bible matrice de deux
religions différentes.
Où en était le judaïsme au temps de Jésus?
A l'époque de Ponce Pilate (qui opprime la Judée de 26 à 36),
la Bible est à peu près fixée, on la divise en trois ensembles de livres :
la Loi (Torah), les Prophètes (Neviim), et les Ecrits (Kétouvim),
historiques, poétiques ou de sagesse. La religion juive s'articule
alors autour de deux affirmations essentielles: l'unité de Dieu et
l'élection d'Israël («Ecoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est le seul
Seigneur.» Dt 6,4, affirmation qui avait sa place dans la
litugie au début de notre ère). De ces deux affirmations découlent
d'une part un sentiment national et religieux, dont le coeur identitaire
est Sion, le Temple, d'autre part un respect nécessaire de l'Alliance
conclue sur le Mont Sinaï, qui se manifeste dans la Parole, c'est-à-dire dans la
Loi.
Les fidèles se divisent en revanche en un certain nombre de
courants de pensée. Tous les Juifs n'appartiennent pas à un groupe, une
"philosophie" pour reprendre le terme de Flavius Joseph, mais ceux-ci
structurent les élites et la société juive.
- Les Saducéens (qui se réclament du Grand-Prêtre Saddock) forment
l'élite sacerdotale du temple de Jérusalem. Ces aristocrates règnent sur
leurs immenses domaines et pratiquent autour du Sanctuaire une religion
traditionaliste à l'extrême, qui refuse la résurrection des morts et
marginalise l'enseignement des Prophètes au profit des sacrifices.
- Les Esséniens sont une petite élite monastique, très ascétique et
très fermée. Leur sensibilité religieuse est aussi ritualiste que celle
des Saducéens mais, retirés du monde, ils se passent du Temple dont ils
méprisent les compromissions avec l'occupant.
- Les Pharisiens sont une élite intellectuelle influencée par la
conception grecque de l'enseignement et placent au centre de leur vie
spirituelle l'étude de la Loi de Moïse, écrite (la Torah) et orale
(celle-ci ne sera fixée par écrit dans le Talmud qu'à partir du IIème siècle).
Cette connaissance approfondie du texte biblique va de pair avec une
ouverture de la pratique des règles de pureté sur le monde profane. Ainsi,
la sainteté n'est plus réservée aux prêtres ou aux pélerins le temps de
leur passage à Sion, elle est accessible au quotidien; le Temple n'est
plus
exactement le centre. Cette conception de la Loi, appuyée sur le réseau
naissant des maisons communes (synagogues) leur assure une grande
popularité. Ils sont de loin les plus nombreux, présents partout jusqu'en
Galilée, et les plus proches de Jésus.
Il s'ajoute à cela une autre division: l'importance accordée au
messianisme, à l'attente d'un roi (ou d'un roi-prêtre) qui chassera les
Païens pour restaurer la puissance du peuple élu. Si les Esséniens sont
très marqués par cette attente, les Pharisiens et les prêtres sont
divisés. La division est aussi avant tout sociale: l'attente de la
libération est la plus forte dans les milieux populaires.
Jésus, prophète réformateur?
Jésus est juif. Sa vie quotidienne s'est inscrite dans le cadre de l'obéissance à la Loi de son
peuple.Jésus se présente aussi comme un rabbin de son temps qui développe une autorité
particulière sur la Loi, et s'oppose de manière plus ou moins virulente aux
autres docteurs.Le rabbi, au premier siècle comme aujourd'hui, a deux rôles: résoudre les
questions pratiques et chercher ce qu'il y a d'essentiel dans la Loi.
Ainsi, comme tous les docteurs prestigieux, Jésus doit répondre à la
question: « Quel est le premier de tous les commandements?» (Mt
22,34-40). La réponse de Jésus est double: « Tu aimeras le
Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton
esprit», puis « Tu aimeras ton prochain comme toi-même». Jésus utilise
donc le Texte et réalise ici, démarche toute pharisienne, une hiérarchisation au sein de la Loi
en mettant en avant Deut 6,4 et
Lv 19,18. Sa réponse également est celle d'un pharisien: Hillel donne la même. D'ailleurs, elle satisfait le scribe qui interroge ici Jésus, selon le récit que fait Marc de cet épisode
(Mc 12,28-34). Cependant, Jésus montre une certaine autorité sur la
Loi. En effet, si l'on suit Matthieu : «Les foules étaient frappées de son enseignement: car
il les enseignait en homme qui a autorité, et non pas comme leurs
scribes.» (Mtt 7,28-29). Son autorité semble même supérieure à
celle de Moïse. Ainsi, en Mtt 19,9, Jésus relativise le
certificat de divorce, qui appartient à la Loi de Moïse, en s'appuyant sur
la Genèse. Et là, comme souvent, Jésus ne se contente pas de commenter le Texte, il
prend une position tranchée.
Il est important de remarquer que ce qu'enseigne Jésus tout
au long de sa prédication n'est rien d'autre que ce que contient le Texte,
mais c'est la lecture qu'il en fait qui est nouvelle, recentrée. Ainsi, le
commandement nouveau que nous avons reçu (Jn 13,34):
«Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés», trouve sa
nouveauté dans le «comme je vous ai aimés», puisque le commandement est
celui de Lv 19, 18 précédemment cité.
Alors, Jésus juif libéral? Tout à l'opposé, il prend, sur le mariage
par exemple, des positions extrêmement exigeantes, en décalage avec son
époque. Son enseignement n'est donc pas un laxisme, au contraire. Il
cherche au-delà de la stricte observance, en son nom même, ce qui la
motive : un lien direct avec Dieu, si proche qu'il se révèle notre Père.
Et un père doit être aimé selon la droiture du coeur. On ne
pourrait recenser dans la Bonne Nouvelle tous les épisodes où Jésus viole
la lettre de la Loi pour accomplir la Loi, c'est-à-dire l'amour.
Il est un passage étrange, inclassable : Marc 7,1-23. Emporté par
son indignation face aux casuistes qui retournent la tradition orale
contre la Loi écrite, c'est-à-dire la loi contre elle-même, il se prend à
proclamer ce qui est la négation même des prescriptions juridiques
alimentaires.
L'extase de saint Pierre
« Ce que Dieu a purifié, toi, ne le dis pas
souillé. » Actes 10,15
Regardons l'articulation du passage, le seul où le mot
"tradition" apparaît dans l'Evangile.
7,1-8: Des Pharisiens et des "scribes de Jérusalem", peut-être des
Saducéens, en tout cas des Juifs traditionalistes, interrogent Jésus car
ses disciples n'observent pas la coutume des ablutions rituelles. Jésus
leur répond par un extrait d'Isaïe 29,13. Ainsi, face à ceux qui
parlent de loi orale, le Messie annoncé par les Prophètes réplique par le
message d'intériorité de ces derniers, donc il oppose aux "nouvelles
traditions", aux jurisprudences rabbiniques, la source la plus ancienne du
Judaïsme. Jésus, fondamentaliste de l'Esprit, face aux
traditions des hommes.
7,9-13 : « Vous rejetez le commandement de Dieu pour établir votre
tradition». Dénoncant un abus, c'est toute la loi orale, c'est-à-dire ce
qui permet d'appliquer concrètement les prescriptions juridiques de la
Bible, qui se trouve entachée de soupçons. Au nom des dix
Commandements, unifiés dans l'Amour, tout ce qui en découle est
marginalisé.
7,14-23 : Que se passe-t-il alors? Jésus aurait pu donner un
ordre de priorité, plaçant la pureté du coeur avant celle des rites.
Il profère au lieu de cela une parole qui porte en elle la négation pure et simple des
prescriptions alimentaires. Or le Christ n'a jamais
pratiqué
cette parole («rien d'extérieur qui pénètre dans l'homme ne peut le
souiller»), et pour preuve, les Apôtres se sont déchirés sur la question des
rites alimentaires. Si Jésus avait mangé du boudin, ça se
saurait. Décalage entre l'enseignement du Messie, poussé dans ses
dernières conséquences, et sa sensibilité, modelée par la coutume
nationale? Pour nous qui ne respectons pas les prescriptions alimentaires,
cette parole du Christ enfonce des portes ouvertes. Mais c'est inouï,
inaudible pour
ses disciples qui préfèrent prendre cela pour une parabole. Pourtant ce qui
est dit est dit, pour l'éternité. Mot à mot il leur répète que le mal provient
de l'intérieur de l'homme, et que nous péchons exclusivement (et non pas
surtout) par notre coeur, pas par le ventre. « C'était purifier tous les
aliments», comme l'indique, a posteriori, l'évangéliste.
Pour garder l'Alliance avec Dieu il fallait jusque là une conduite droite, guidée par les
préceptes de la Torah. Jésus privilégie un coeur pur : mais ça se raccroche à quoi
un coeur pur? Le culte en "esprit" et en "vérité", (c'est-à-dire en hébreu selon le "souffle" et
la "solidité") n'a plus besoin de rites : L'Esprit "solide", voilà le nouvel appui du croyant.
Jésus, Messie
Au centre de la conscience nationale juive et de la vie
spirituelle du
peuple était le Temple. Or l'épisode dit de la "purification du
Temple", qui pourrait aussi s'appeler "substitution des Temples", remet
profondément en cause ce pilier de la pratique religieuse où
Jésus lui-même, comme ses parents, vient pour se recueillir et enseigner.
La Purification du Temple, Le Greco
Cet épisode, le plus violent de sa prédication si l'on suit le texte de Jean,
voit Jésus chasser les marchands, pour affirmer qu'il est le nouveau
Temple promis pour adorer le Père. Étudions le
passage (là, le lecteur est de nouveau invité à ouvrir sa
Bible..).
2,13-17 : Il chasse non seulement les changeurs (refus des transactions,
de
l'argent dans le culte), mais aussi les animaux de sacrifice eux-mêmes,
qui sont en vente. Le culte est donc rendu impossible. Ce qui est
extraordinaire, c'est que cette action évoque aussitôt aux disciples un
verset du psaume 69, où le psalmiste est persécuté à mort pour la foi.
C'est donc une évocation implicite mais nette de la Passion, la première
de l'Évangile de Jean.
2,18-20 : Jésus se livre à une mise en scène telle qu'en faisaient les
prophètes; il n'agit pas pour empêcher les sacrifices mais pour enseigner.
Ce n'est pas une manif., ni une émeute, mais un signe, au sens d'action
symbolique, visible, d'une réalité spirituelle cachée à venir. Ses
auditeurs ne s'y trompent pas. Passé le premier moment de stupeur, ils
demandent au prophète de s'identifier en tant que tel, de leur donner un
signe, au sens cette fois de manifestation d'autorité, qui le rend apte à
agir ainsi. Or ce signe, il l'a déjà donné, dans l'interpellation «Ne
faites pas de la maison de mon Père..», qui révèle aux croyants son
autorité, fruit de ses relations privilégiées avec Dieu. L'incompréhension
s'instaure.
Il leur répond : «Détruisez ce sanctuaire et en trois jours je
le relève». Le sens premier défie l'intelligence. Ca fait quarante-six ans
que le Temple est en travaux, et lui, en trois jours...? Notons que cette
réponse
et cette manière de la comprendre signifient moins pour les Juifs la
"purification" du Temple que sa destruction. Par ailleurs dans le prophète Zacharie (Zc 14,20-21),
la fin du cantonnement de la pureté dans le Temple est le signe des temps messianiques.
2,21-22 : Or Jésus ne parle plus de ce temple de pierre, qu'il a
symboliquement aboli; il annonce le nouveau Temple, lieu de présence de
Dieu sur Terre : lui-même, sanctuaire voué à la destruction par ses
auditeurs, mais que Dieu va ressusciter. Le seuil d'incompréhension est
franchi, seuls les disciples, a posteriori, comprendront cette parole et
ainsi, croiront à l'Écriture. Cette révolution, le passage du culte
sacrificiel du temple à celui du Fils de Dieu mis en croix, réalise les
prophéties. Pour les disciples, loin de trahir le judaïsme, le bouleversemnt messianique accomplit
la Loi et la justifie.
Ainsi, Jésus place l'intériorité, la conscience avant la pratique
rituelle. Son message ne renie pas l'enseignement biblique, il ne s'oppose
pas au judaïsme, il énonce une nouvelle attitude spirituelle.
La présence de Dieu parmi son peuple ne se fait plus par
des usages mais par une attitude intérieure tout aussi exigeante, mais d'une
autre manière. La nouveauté radicale est la venue du Messie en elle-même.
Jésus fait du neuf, non pas contre la Bible, mais parce que telle est la
promesse de Dieu. Il innove en proposant, par sa venue même, un nouvel
éclairage sur le sur l'Alliance, qui résidait dans le Texte.
Face à ses adversaires docteurs de la Loi, scrupuleux, attentifs au
détail, qui innovent pour vivre leur vie heure après heure dans une
obéissance méticuleuse à la volonté de Dieu, Jésus se place dans une
situation eschatologique, celle du Royaume de Dieu. Le Messie bouleverse
les coutumes pour faire émerger un culte préparé de toute éternité.
Désormais dans la cité sainte s'effacera la limite entre le pur et l'impur, la
pureté s'étendra à tout le peuple. Or voici que nous croyons que cet événement est
arrivé : l'Esprit souffle non seulement à Jérusalem, mais sur toute chair.
Peu importe la lettre, l'Esprit l'emporte. Et ce n'est pas uhn hasard si c'est à la Pentecôte,
fête juive commémorant le don de la Loi au peuple que l'Esprit Saint vient sur les
Apôtres. Les prescriptions juridiques, les élaborations de la jurisprudence, ce
que nous nommons "tradition", n'ont plus lieu d'être, puisque toute la Loi est
désormais accomplie, c'est-à-dire réduite à l'essentiel en Jésus, modèle de
l'amour du Père, et est relayée dans la vie des croyants par la liberté du souffle
de Dieu, venu sur toute chair, jusqu'à la nôtre.
L.B., L.D.