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Tradition et innovation : la dynamique chrétienne

Jean-Robert Armogathe

Ces quelques réflexions ont été données un soir au Comité de rédaction, qui a souhaité les publier. Il s'agit de notes qui ne constituent pas véritablement un article, mais peuvent proposer quelques pistes de réflexion sur le thème de ce cahier.

L'origine du christianisme est profondément enracinée dans la tradition de nos Écritures et de l'Alliance : « n'allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes ; je ne suis pas venu abolir, mais accomplir » (Mt 5, 17). En même temps, l'enseignement de Jésus est perçu comme radicalement nouveau : « qu'est-ce que cela ? Voilà un enseignement nouveau, donné avec autorité », se disent les auditeurs de Jésus (Mc 1, 27). Cette tension originelle entre la tradition - ce que nous avons reçu de nos Pères - et l'innovation - " l'alliance nouvelle en mon sang " -traverse et déchire tout le christianisme. Plus on insiste sur les racines juives, sur la tradition, plus on découvre qu'elles ont fait germer une incoercible nouveauté. La Loi de Dieu n'est pas déposée ni dépassée, elle est renouvelée, dans les termes annoncés par Jérémie (31, 31), repris dans l'Épître aux Hébreux (" je conclurai une alliance nouvelle "). C'est ainsi que face aux (pseudo)gnostiques, face aux imposteurs de la tradition, Irénée oppose la kainotès, la nouveauté absolue du Seigneur : " il a apporté toute nouveauté en apportant sa propre personne annoncée par avance : car ce qui était annoncé par avance, c'était précisément que la Nouveauté viendrait renouveler et purifier l'homme " (Contre les hérésies, IV, 34, 1). Entre Écritures reçues et nouveauté de l'Esprit, le christianisme des origines a tracé un chemin dynamique, attesté par Paul, dans les Épîtres catholiques, dans l'Apocalypse et chez les premiers Pères et apologistes. Il s'est agi tout à la fois d'ancrer l'enseignement de Jésus dans l'annonce prophétique de l'Ancien testament et de revendiquer l'innovation originale qui accomplit les Écritures tout en proclamant un kérygme, une annonce inouïe. Docteurs et mystiques l'ont compris et expérimenté : le christianisme n'est pas une religion comme " les autres ", doté d'un canon clos et de règles établies une fois pour toutes . Il est bien la religion dynamique par excellence, celle que Bergson, dans Les deux sources ... (1932) opposait à la religion statique .

Il y a un déjà-là, la reconnaissance du messie annoncé, la mémoire vivante de son enseignement et de l'institution de l'alliance nouvelle en son sang, mais ce déjà-là est aussi, en même temps, un ne-pas-encore. Le lecteur reconnaît ici les catégories d'Ernst Bloch (1885-1977) ; je les ai présentées et discutées en 19741, à une époque où ses oeuvres majeures n'étaient pas encore traduites en français (Le Principe Espérance paru en 1976). Tout en y retrouvant des défauts de jeunesse (un peu jargonnant...), je me permets de reproduire ici le paragraphe de conclusion de mon article (sans les notes, volumineuses et avec quelques additions entre crochets !) : " Quel est le statut de l'émergence du novum ?"

Le futur relève, chez Bloch, de la catégorie du possible et non pas, comme chez Karl Mannheim [1893-1947, auteur de Ideologie und Utopie, 1929], de celle du devoir-être. La conscience anticipante perçoit le futur comme une espérance-pour-soi possible : l'espérance chrétienne est-elle incluse dans cette définition ? C'est possible pour Bultmann [Rudolf Karl Bultmann, 1884-1976], chez qui l'espérance chrétienne sait qu'elle espère, sans savoir ce qu'elle espère ; mais son interprétation théologique reste discutable et passe, par exemple, par une lecture à contre-sens de la spes luthérienne [j'étudiais à ce moment-là Luther à la Faculté de théologie protestante de Strasbourg] . Pour des théologiens qui acceptent, avec Wolhart Pannenberg [théologien luthérien, né en 1928], de poser l'événement de la Résurrection comme référant de la Révélation, la conscience anticipante de Bloch est insuffisante pour saisir le révélé du mystère ; plus exactement, l'utopie ne saurait être confondue avec la promesse. La promesse est un acte de paternité, témoignage de filiation ; elle s'origine à l'acte d'amour de la Genèse et conduit Israël, l'ancien et le nouveau, par delà l'épectase [la tension, à partir de Philippiens 3, 13] d'exode, vers la restitutio in integrum (" toutes choses nouvelles ") d'une apocalypse pascale (l'agneau toujours immolé). Le P. Le Guillou parle très précisément de " l'historicité apocalyptique de la présence pascale des chrétiens dans le monde " [dans Le mystère du Père, livre qui venait de paraître (1973), mais que le P. Le Guillou, o.p., avait commenté dans une session d'étudiants deux ou trois ans plus tôt]. L'utopie de Bloch n'est pas un modèle chrétien et elle ne saurait pas davantage constituer un modèle juif, ni même, stricto sensu, vétéro-testamentaire : le fondement de la promesse est en effet l'alliance, et le choix de Bloch préférant Job, un non-juif, au père des croyants (Abraham), est lourd de sens (il n'y a pas dans le livre de Job la profonde référence à l'adoption d'Israël dans, l'élection divine). La théologie prophétique d'Ernst Bloch n'est opératoire que dans une vision gnostique du monde : nous revenons à Marcion [gnostique du 2ème siècle] (les oeuvres de Yahvé sont inférieures aux oeuvres de justice de Job, l'incarnation de Jésus n'a pas permis une restitutio adéquate et définitive); dans l'homo absconditus enfin, le dernier Christ - le premier des Éons - pourra être manifesté, le nerf du concept historique juste étant et demeurant le novum .

Cette dérive gnostique est encore plus éclatante lorsqu'on voit combien l'enseignement d'Irénée s'oppose au principe d'espérance et, très précisément, à l'usage de la catégorie de novum en théologie chrétiennne : " sachez que le Christ a apporté toute nouveauté en apportant sa propre personne annoncée par avance : car ce qui était annoncé par avance, c'était précisément que la Nouveauté viendrait renouveler et purifier l'homme " (Contre les hérésies, IV, 34, 1, que j'ai déjà cité plus haut). Pour être le Dieu de la foi chrétienne, le " Dieu de l'espérance " ne doit pas cesser d'être celui qui du chaos a créé la lumière, le monde et la vie et qui, au matin de Pâques, a ressuscité son Christ d'entre les morts ; ni le Dieu des morts, ni celui des vivants, mais l'unique Vivant, Dieu-fidèle, vainqueur-de-la-mort. " A l'image de ce " tombeau " neuf impollué de toute corruption et demeuré vide au matin de la Pâque, le christianisme est d'une permanente nouveauté, qui est la fidélité la plus exacte aux origines. La tradition n'est pas un dépôt du passé, elle est un développement vivant, organique, du don que Dieu a fait de son alliance dans l'élection d'Abraham et de ses descendants. Entre "traditionalistes" et "progressistes", il existe bien des points communs. Les traditionalistes ont un message assez simple, dans un attachement littéral à une tradition liturgique, à une langue sacrée, souvent aussi à des références historiques et politiques (sur la Révolution française, sur l'Occupation allemande ou la décolonisation). Ces groupes traditionalistes adoptent souvent les références culturelles et politiques de l'extrême-droite, dont les chefs affichent une singulière sympathie pour ces pratiques religieuses. Dans tous les cas, la sociologie du groupe renvoie à une solidarité confortée par l'opposition à la " grande Église ", accusée d'avoir cédé aux " démons " du modernisme et de la sécularisation.

On voit bien en effet que ces groupes ne fonctionnent pas tant comme des conservatoires du passé que comme des centres d'opposition à l'actualité. Leur véritable dynamisme provient d'un comportement d'opposition : à l'esprit du Concile, à la réforme liturgique, aux interventions sociales des épiscopats nationaux (accusés avec persistance de trahir Rome), aux nouveaux mouvements spirituels, à l'engagement des laïcs dans le service commun. Cette dynamique se nourrit dans l'opposition à l'actualité, ce qui en renverse l'origine. Le fondamentalisme revient le plus souvent à un " actualisme " inversé.

C'est pourquoi la même analyse s'applique à d'autres groupes, en apparence opposés aux précédents : il s'agit de groupes ou communautés souvent qualifiés de " progressistes ", qui affichent des traits comparables aux traditionalistes. Le fondamentalisme se manifeste ici encore par une identique dissociation de la lettre et de l'esprit, où l'esprit cette fois-ci se retrouve isolé comme seul critère de validité. Les progressistes, comme les traditionalistes, ont en général un message clair et réducteur. Ils tendent à constituer de petits groupes homogènes, s'opposant à la " grande Église ". Les uns et les autres ont en commun ces mêmes traits utilisés par Paul VI pour décrire les " communautés de base ", dans son exhortation apostolique " sur l'annonce de l'Évangile " (Evangelium nuntiandi ). Le pape y a résumé les caractères qui doivent permettre de distinguer une communauté d'Église authentique d'une secte : la transparence du recrutement et du message transmis, un enseignement contrôlé, la liberté des membres, bref tout ce qui fait qu'un groupe " vive en Église ", selon l'adage ancien : sentire cum Ecclesia. Le fondamentalisme revêt habituellement des traits de caractère sectaires : c'est un phénomène de la modernité. Il s'agit en effet d'un phénomène lié à la sécularisation et aux adaptations exigées par le monde actuel2. Il ne s'appuie donc pas sur les sources qu'il fondamentalise, mais il dépend de son opposition à la société. C'est donc un phénomène étrangement paradoxal : il s'agit d'une vision qui veut défendre le passé (traditionalistes), ou qui veut anticiper sur l'avenir (progressistes), mais qui repose à chaque instant sur une opposition présente. Pour conclure : le christianisme vit dans une tension entre ses racines, l'héritage de l'alliance, la révélation des Écritures, et la force d'innovation qui l'habite depuis le matin de Pâques. Loin d'être un conservatoire du passé, la Tradition authentique est vivante, et cette vie n'est pas la vie périssable, entre génération et corruption, mais la vie pascale. Elle tend sans cesse à la plénitude de l'accomplissement que nous demandons en chantant avec nos pères : marana tha ! Que le Seigneur vienne !

J-R.A.


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