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Jésus - fils de Dieu en mission périlleuse.

Christoph Cardinal Schönborn, o.p.
Traduit par Jean-Rémi Lanavère



Deuxième catéchèse 2002-2003 - dimanche 3 novembre 2002 Par Monseigneur Christoph Schönborn

Seigneur, nous te louons et nous te rendons grâces pour ce jour, pour ce dimanche, le jour de ta résurrection. Nous te prions pour que ton Esprit-Saint, que tu as promis et donné, nous accompagne aussi durant cette heure, et ouvre notre coeur, afin que nous reconnaissions ton chemin, que nous te cherchions et trouvions, que nous redisions et transmettions au monde par nos paroles et par notre vie la joie de te trouver. Amen.




I.

Le titre de la catéchèse d'aujourd'hui est quelque peu étrange : " Jésus - fils de Dieu en mission périlleuse". Le terme "mission", je l'ai déjà dit la dernière fois, déclenche peurs et craintes : c'est un mot qu'on associe à ceux de contrainte, d'endoctrinement, de prosélytisme (par-là on entend : pousser, voire obliger des hommes à se convertir au moyen d'appâts d'ordre matériel ). On entend souvent : de nos jours, il faut dire "dialogue", et non pas "mission". Mais si je considère l'usage séculier, profane, de ce mot, je constate que le terme "mission" revient très souvent, naturellement surtout dans la langue anglaise, mais aussi en allemand. Je me souviens des débuts des voyages dans l'espace: on parlait à l'époque de la mission "Voyager", de la mission "Explorer", et je ne sais pas toutes leur nom, ces missions des vaisseaux spatiaux, des sondes, des satellites. Je ne suis pas un lecteur très assidu de romans policier, mais cela appartient en propre aux protagonistes d'un roman policier ou d'un roman d'espionnage d'être emmenés dans des missions périlleuses. Un espion est envoyé en mission périlleuse, avec un message secret, avec une tâche précise, dans une situation dangereuse. Si tout s'est bien passé, il est de retour - "mission remplie", et puis c'est la fin de l'histoire. Les missions secrètes sont l'affaire des diplomates, et de manière générale, le concept de "mission" revient très fréquemment dans le langage de la diplomatie. Il existe des "missions permanentes" auprès des Nations Unies, pas seulement celle du Saint-Siège, mais aussi celles des autres Etats et institutions. " Légation" : le mot ne veut pas dire autre chose que "mission". Un légat est un "émissaire" d'un Etat ou d'une organisation. On voit donc que le mot "mission" est partout présent dans l'usage profane de la langue.

Qu'est ce qui appartient en propre à une "mission" ? Une tâche à accomplir, quelqu'un qui l'ordonne, quelqu'un d'autre pour s'en charger, ayant les pleins pouvoirs pour la mener à bien, et aussi, bien sûr, la plupart du temps, des situations délicates, périlleuses, dont il s'agit de venir à bout, qui nécessitent une mission exceptionnelle, secrète ou non. Une mission requiert bien sûr aussi de la part de celui qui est envoyé le courage et l'équipement correspondants lui permettant de l'assumer comme il faut.
Un autre contexte m'est venu à l'esprit, dans lequel le terme de "mission" revient souvent aujourd'hui, surtout dans l'aire anglo-saxonne. Toute institution qui se respecte développe de nos jours une « image-modèle», nous avons, nous aussi, fait cela pour l'archidiocèse, c'est pour ainsi dire de bon ton. Ministères, institutions, hôpitaux, organisations sociales, entreprises aussi, tous ont leur « image-modèle ». En anglais, cette « image-modèle » se dit : "mission statement", soit : une explication des buts de l'organisation. On tente de formuler les fins, les moyens et les priorités de l'organisation. Ce n'est pas seulement une mode, cela a aussi à voir avec le pressentiment que c'est utile, qu'il est nécessaire de formuler une certaine philosophie de l'entreprise, à savoir les fins, les objectifs, les priorités ainsi que les moyens qui vont être engagés.

Pourquoi donc ne devrions-nous pas parler de notre mission ? Ce n'est pas un abus de langage si nous nous servons de ce terme. L'Eglise aussi a une mission à remplir, quelqu'un qui lui la donne, d'autres personnes pour s'en charger, elle a ses fins et ses moyens, ses priorités. Pourquoi ne devrions-nous pas formuler notre "mission statement"? Quelle est donc notre fin, quels sont nos moyens ? - Aucune crainte à avoir donc devant ce mot de "mission"! Il nous accompagnera encore souvent cette année. Il s'agira par conséquent, lors de ces catéchèses qui se tiendront, toute l'année durant, le premier dimanche de chaque mois (sauf en janvier, où ce sera le deuxième ), de "our mission". Quelle est "our mission" ?




II.

La réponse est très simple. Our mission, notre mission, nous l'avons reçue de Jésus. Notre regard va donc se porter aujourd'hui sur la mission de Jésus : quelle est sa mission, et sa mission statement ? (De nos jours, si l'on veut "vendre" quelque chose, il faut le faire en anglais, cela sonne tout de suite mieux! ). Jésus lui-même a très souvent parlé du fait qu'il était envoyé. Je vais citer quelques paroles des Evangiles, elles vous sont familières, je ne les rappelle que pour mémoire. Il est une parole qui revient toujours, avec différentes variantes, par exemple lorsque Jésus dit : "Qui vous accueille m'accueille, et qui m'accueille accueille Celui qui m'a envoyé"(Mt 10, 40). Nous reviendrons constamment là-dessus, car c'est la preuve de la proximité de notre mission à l'égard de celle de Jésus. "Qui vous accueille m'accueille, et qui m'accueille accueille Celui qui m'a envoyé". Dans l'Evangile selon St Luc (Lc 9, 48) : " Quiconque accueille ce petit enfant à cause de mon nom, c'est moi qu' il accueille, et quiconque m'accueille accueille Celui qui m'a envoyé". Jésus se sait donc envoyé en mission.
Autre variante, cette fois-ci en St Marc ( Mc 9, 37 ) : " Quiconque accueille un enfant comme celui-ci à cause de mon nom, c'est moi qu'il accueille ; et quiconque m'accueille, ce n'est pas moi qu'il accueille, mais Celui qui m'a envoyé " . En St Luc, nous pouvons lire cette parole considérable, bouleversante : "Qui vous écoute m'écoute, qui vous rejette me rejette, et qui me rejette rejette Celui qui m'a envoyé" ( Lc 10, 16 ). A vrai dire, Jésus a invariablement parlé de tout son chemin sur la terre comme d'une mission, par exemple lorsqu'il dit, tout au début de l'Evangile : "Aux autres villes aussi il me faut annoncer la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu, car c'est pour cela que j'ai été envoyé."( Lc 4, 43). " Je n'ai été envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël", dit-il à la femme païenne, syro-phénicienne (Mt 15, 24 ). C'est sa mission.

Parfois, Jésus parle de ce qu'il est venu, de ce qu 'il est venu pour cela, par exemple lorsqu'il dit : " En effet, je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs" ( Mt 9, 13 ).La question se pose alors : d'où est-il donc venu ? Il a manifestement recu une mission, au nom de laquelle il vient, et il existe quelqu'un qui l'a envoyé. Lorsqu'il dit au commencement du sermon sur la montagne : " N'allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir" ( Mt 5, 17 ); une autre fois: "N'allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive ( Mt 10, 34 ), ou encore : " Je suis venu jeter un feu sur la terre" (Lc 12, 49 )- la même formulation revient toujours : "Je suis venu.....". Quel est celui qui l'a envoyé?

Quelle est sa mission statement, quelle est la tâche qu'il a prise en charge? Cela devient encore plus clair, lorsqu'il dit : "C'est ainsi que le Fils de l'homme n'est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude" ( Mt 20, 28 ) ; ou bien lorsqu'il dit : "Car le Fils de l' homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu" ( Lc 19, 10 ). Et dans l'Evangile selon St Jean, cela devient tout particulièrement explicite, dans les nombreux passages où Jésus parle au sujet du fait qu'il est envoyé par le Père. Dans ceux-ci, il dit très explicitement qui l'a envoyé, il ne le tait pas. Ainsi Jésus est-il sorti, venu, envoyé. ( Sur ce point, cf. Hans-Urs von Balthasar, La dramaturgie divine II/2, pp. 139-141 ).

Personne ne s'envoie soi-même en mission. Personne ne se donne à soi-même une mission. Nous ne parlons pas de "mission" lorsque quelqu'un parle en nom propre. Nous présupposons dans une mission quelqu'un qui envoie en mission et qui confie à quelqu'un d'autre le soin de l'accomplir. Essayons donc aujourd'hui d'approcher de plus près l'origine de cette mission, de cette mission de Jésus. Lors d'une précédente catéchèse, j'avais déjà évoqué la parabole des vignerons homicides. Je souhaiterais aujourd'hui l'aborder encore une nouvelle fois - Evangile selon St Marc, chapitre 12 - car sa mission y est formulée par le Christ lui-même d'une manière extraordinairement forte : " Un homme planta une vigne, l'entoura d'une clôture, y creusa un pressoir et y bâtit une tour ; puis il la loua à des vignerons et partit en voyage. Il envoya un serviteur aux vignerons, le moment venu, pour recevoir d'eux une part des fruits de la vigne. Mais ils se saisirent de lui, le battirent et le renvoyèrent les mains vides. De nouveau, il leur envoya un autre serviteur : celui-là aussi, ils le frappèrent à la tête et le couvrirent d'outrages. Et il en envoya un autre : celui-là, ils le tuèrent; puis beaucoup d'autres : ils battirent les uns, tuèrent les autres". Et maintenant la phrase décisive : " Il lui restait encore quelqu'un, un fils bien-aimé ; il le leur envoya en dernier, en se disant : Ils respecteront mon fils. Mais ces vignerons se dirent entre eux : Celui-ci est l'héritier ; venez, tuons-le, et l'héritage sera à nous. Et le saisissant, ils le tuèrent et le jetèrent hors de la vigne." ( Mc 12, 1-8 ) . En dernier, donc, il leur envoya son fils bien-aimé. " Ils respecteront mon fils", se dit le père.

Dans cette parabole, on entend parler de celui qui a envoyé. Ici Jésus parle de lui-même et de celui qui l'a envoyé. Jésus est le dernier que Dieu ait envoyé. Ce faisant, il a risqué une mise très élevée. Après avoir fait ces mauvaises expériences répétées avec ses serviteurs, il se dit : je prends le risque d'envoyer aussi mon fils. Par cette parabole, Jésus dit avec une incomparable clarté qui il est, mais aussi quelle est sa mission. Maintenant se pose la question : Pour quelle raison Dieu ose-t-il cette mise ? Je voudrais presque dire : Qu'est ce qui a poussé Dieu à faire cela? Pourquoi Dieu a-t-il envoyé son fils dans une mission si périlleuse, si dangereuse ? Elle se termina de fait, vous le savez bien, comme Jésus l'avait prédit dans la parabole : "ils le tuèrent".
Jésus a révélé très clairement à Nicodème, ce notable de Jérusalem, en un long entretien nocturne, la raison pour laquelle Dieu prend un tel risque. Je me souviens de ce que Jésus dit à Nicodème, au troisième chapitre de l'Evangile selon St Jean : "Car Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle. Car Dieu n' a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui. " ( Jn 3, 16-17). Cette nuit-là, lors de cette conversation confidentielle, Jésus a dit à Nicodème trois choses vraiment décisives:

1. Il y va du salut du monde, pas plus, pas moins.

2. Dieu a manifestement à coeur que le monde soit sauvé, qu'il ne périsse pas. Et cette attitude de Dieu, ce désir de Dieu, Jésus les qualifie par ces mots :"Dieu a tant aimé le monde...", tant le monde a de prix à ses yeux.

3. Manifestement, ce sauvetage requiert de miser énormément. Dieu doit risquer son propre Fils.




III.


Regardons d'un peu plus près ces trois affirmations. Si des romans de science-fiction vous viennent en ce moment à l'esprit, ne vous en effrayez pas, ils abordent des situations qui ont parfaitement à voir avec l'histoire du salut, avec le drame dont il est ici question. Il s'agit d'une opération de sauvetage aventureuse. Il s'agit d'un réel sauvetage. Le monde est manifestement en danger. Si rien ne se passe, alors il est perdu. C'est la situation de départ. C'est ainsi que Jésus a vu le monde, c'est ainsi que le Père a vu la situation dans laquelle le monde se trouvait. Parce que le Père a vu le monde ainsi, et parce que le monde comptait à ses yeux, il a tout fait pour qu'il ne coure pas à sa perte. Au point de départ se trouve donc une situation dramatique : le monde va mal. Il court un très grand danger. Par-là, je n'entends pas seulement les menaces qui pèsent actuellement sur le monde, les tragédies dont nous entendons parler jour après jour.

Ces derniers jours, j'avais pour invité un évêque du Soudan, du sud-Soudan, et j'ai eu pendant plusieurs jours l'occasion de l'entendre parler de la situation faite là-bas aux chrétiens et à la population du sud-Soudan. C'est une tragédie inconcevable qui se joue sous les yeux de l'opinion publique mondiale, sans que quiconque ne remue le petit doigt. Quand il s'agit de pétrole, c'est plus important que des hommes. Des chrétiens sont là-bas tout simplement offerts en sacrifice, et la chrétienté occidentale reste inerte. Non, il n'est pas seulement question des tragédies actuelles, mais aussi de l'état du monde, pour ainsi dire depuis le commencement. Le vieil apôtre Jean, qui a tant parlé de l'amour, n'était absolument pas un pessimiste. Mais il dit à un moment, dans sa première lettre : « Nous savons que le monde entier gît au pouvoir du Mauvais » ( 1 Jn 5, 19 ). Le fait de savoir ce qu'il en est de l'état du monde va de pair avec la connaissance d'une catastrophe originelle. Nous l'appelons la Chute. Depuis, le monde est déréglé. Il est dans un état qui n'est pas celui que Dieu voulait pour le monde. Cela, il ne l'a pas voulu. Cela n'aurait pas dû pouvoir arriver, cela n'aurait pas dû arriver.

C'est seulement du fait de cette catastrophe que la périlleuse mission du Fils de Dieu est devenue nécessaire. En quoi consiste-t-elle, cette catastrophe ? En ce que - j'emploie un langage purement biblique - une puissance ennemie s'est emparée de la domination sur le monde. Ce n'est pas de la science fiction, c'est la lumière de la Révélation. Que tout ne soit pas rose dans le monde, je crois que chacun le voit, qui considère son entourage, son propre coeur, le monde entier. C'est indéniable. Mais cet état de désolation du monde, au sujet duquel personne ne peut s'aveugler, c'est seulement au moyen de la lumière de la Révélation qu'il nous apparaît dans toute sa clarté. C'est seulement à partir du moment où Dieu laisse sa lumière briller sur le monde que nous prenons conscience de la gravité de la situation dans laquelle se trouve le monde. Le monde est tombé sous domination étrangère. Quelqu'un, sans avoir aucun titre à la domination sur le monde et les hommes, l'a tirée à lui, l'a usurpée. Les hommes lui ont cédé, ils l'ont laissé entrer dans le monde, nous lui avons ouvert la porte. Il a saisi cette occasion pour tirer à lui le pouvoir et pour faire de l' homme son esclave. Depuis lors, l'humanité est en état de servitude. La Bible nous dit que les instruments de cet asservissement sont au nombre de deux : le péché et la peur de la mort.

Le péché nous illusionne. Il nous promet bonheur et liberté, et il nous rend esclaves et malheureux. Depuis le péché originel, voilà quelle est la tragique expérience que l'humanité en fait. Les liens du péché sont si tragiquement enchevêtrés que l'on n'en reste jamais à un seul, car le péché engendre d'autres péchés, laisse toujours derrière lui des séquelles, et souvent ce ne sont pas de petits dommages, mais de véritables dévastations. Les péchés se renforcent mutuellement jusqu'à former, comme Paul VI l'a dit, des «structures de péché», des structures d'injustice, qui ont le pouvoir d'asservir des peuples entiers, de précipiter des groupes entiers d'hommes dans des situations d'injustice, véritables consolidations de formes d'injustice nées de péchés individuels. Lorsqu'un pays entier sombre dans la corruption, il s'agit de péchés commis par certains individus qui se sont ensuite transformés en un ensemble de structures de péché. Un seul regard porté sur la situation tragique en Terre sainte nous montre comment un tel enchevêtrement peut se produire, engendrant un mal en apparence insoluble, sans la moindre issue. Le deuxième instrument de domination de celui qui l'exerce sur le monde est la peur de la mort. La Lettre aux Hébreux le dit très explicitement : « les hommes sont tenus en esclavage par la crainte de la mort leur vie entière ». Cela vient de ce que, dit la Lettre aux Hébreux, «le diable a la puissance de la mort » ( He 2, 15 ) . « Péché », «mort », «diable», cela ne sonne pas extraordinairement contemporain, mais c'est tout à fait biblique, très modestement considéré.

Or on peut se demander : n'est-ce pas un regard beaucoup trop unilatéral que l'on porte ainsi sur le monde ? Il y a malgré tout tant de bien dans le monde ! Est-il besoin de regarder le monde de manière aussi pessimiste ? Mais l'analyse que j'ai faite de la situation du monde, la manière de voir que j'ai exposée ne sont pas simplement le résultat de notre observation. La Bible nous montre une chose de manière très nette : c'est seulement lorsque Dieu, par Révélation, nous fait don de la lumière de sa sagesse, que nous commençons à voir clairement ce qu'il en est de l'état du monde. Nous nous illusionnons très facilement sur notre propre compte et sur celui du monde quand la lumière de Dieu ne brille pas. C'est uniquement à la lumière de la Révélation divine que nous pouvons voir pour quelle raison cette puissance accablante du mal et de la mort existe, comme resserrée en boule sur elle-même. Bien sûr, nous pouvons à la lumière de notre raison reconnaître des maux individuels, découvrir les causes du mal social, sociétal, psychique. Nous parvenons à comprendre beaucoup de choses, pourquoi cela fonctionne si mal, et comment l'on pourrait peut-être améliorer les choses. Mais cette «perturbation» en profondeur du monde, dont j'ai parlé plus haut, peut nous être connue seulement si la Parole et la Lumière de Dieu jettent un éclairage dessus. C'est la raison pour laquelle une mission exceptionnelle était nécessaire pour briser la domination de l'Ennemi. Seul l'envoi en mission de Jésus met véritablement l'état du monde en lumière. C'est uniquement après considération de ce que Dieu a dû engager, de ce qu'il a risqué pour nous sauver, c'est seulement à partir de là que l'on prend conscience de la gravité de la situation. Lorsque l'on voit, à l'occasion d'un accident de la circulation, un hélicoptère arriver - cela m'est récemment arrivé sur l'autoroute du sud, nous étions coincés dans un embouteillage, tout à coup passa un hélicoptère, tandis que sur la bande d'arrêt d'urgence, les voitures des secours se succédaient - on en déduit : il doit s'agir de quelque chose de très sérieux. Les moyens de secours engagés sont le signe qu'il s'est manifestement passé quelque chose de grave. S'il faut que Dieu aille jusqu'à envoyer son Fils, alors c'est qu'il s'agit de quelque chose de très grave. Si le salut du monde est à ce prix, alors cela nécessitait de toute évidence une dramatique opération de sauvetage. Seul Dieu a vraiment vu la gravité de la situation.
Le propre du péché, comme je l'ai dit, est qu'il nous illusionne, que nous le banalisons, que nous sous-estimions sa portée. Je crois que c'est seulement ainsi que nous pouvons comprendre pourquoi les saints ont une conscience si aiguë, si vive du péché. Ce n'est pas qu'ils pèchent particulièrement plus que nous. Sainte Catherine de Sienne a dit d'elle à la fin de sa vie : « je suis coupable de tous les maux du monde ». Pieuse exagération, ou bien, dans la proche lumière de Dieu, la réalisation que le moindre péché, si petit soit-il, a un grand poids, parce qu'en tant qu'aversion devant la face de Dieu, devant sa volonté, il est toujours une catastrophe ? C'est seulement lorsque nous voyons, à la lumière de Dieu, quel est poids du péché, que nous pouvons saisir pourquoi une telle intervention était nécessaire. Nous sommes un peu comme des randonneurs marchant sans le savoir, ou seulement en s'en doutant, sur la crevasse d'un glacier. Nous ne soupçonnons pas à quel point cela est dangereux. Cela nécessite une grande clairvoyance et beaucoup d'expérience, pour savoir dans quel danger l'on se met. Les parents sont souvent dans cette situation : ils voient dans quels dangers se trouvent les enfants. Les enfants, eux, ne remarquent rien en fait de danger. C'est pourquoi Dieu seul était en mesure de concevoir un plan de sauvetage, car Lui seul savait exactement où le point faible se situe, où le sauvetage est vraiment nécessaire. Sans une connaissance exacte du danger, sans une vue claire, transparente des causes de la catastrophe, venir en aide et sauver ne sont même pas de l'ordre du possible. Les médecins à Moscou ne pouvaient pas au début venir en aide aux victimes - je ne sais pas si entre-temps le problème a été résolu - parce qu'ils ignoraient quel type de gaz elles avaient inhalé. Seul celui-ci peut sauver, qui connaît les causes. Et qui les connaît mieux que Dieu lui-même ?
Rétrospectivement, nous ne pouvons que reconnaître, avec effroi et gratitude à la fois, et dire : comme la situation devait être grave, pour que Dieu ait envoyé son propre Fils, pour ainsi dire au feu, afin de nous sauver. Dans les faits, cela s'est passé ainsi. C'est seulement en concevant l'inconcevable, à savoir que Dieu a envoyé son propre Fils pour notre salut, que nous prenons toute la mesure du drame. Nous pouvons suivre cela très précisément dans la Bible, la manière dont nous ne prenons conscience de la réalité, de la tragique réalité du péché originel ainsi que de ses conséquences, qu'à partir de la lumière du Christ. Le Christ n'est pas seulement Celui qui nous sauve, il nous révèle aussi comme le salut était pressant. Je me demande parfois : n'en est - il pas ainsi ? : c'est seulement après avoir trouvé Dieu, après avoir trouvé Jésus, que nous en venons à comprendre, après nous être convertis, à quel point la situation dont il nous a libérés était grave.




IV.

Quelle forme prend le plan divin du salut ? Bien sûr, il ne consiste pas simplement en une amélioration «cosmétique», c'est un salut radical, qui va aux racines du mal, qui prend le mal à la racine. Encore une fois le vieil Apôtre, St Jean l'Evangéliste, qui écrit : « C'est pour détruire les oeuvres du diable que le Fils de Dieu est apparu » ( 1 Jn 3, 8 ). Jean dit cela avec une telle simplicité, une telle radicalité ! La Révélation nous le fait savoir clairement : Dieu a envoyé son Fils pour libérer le monde de la servitude dans laquelle il se trouvait. Voilà la mission dont il a reçu la charge. Mais comment Jésus doit remplir cette mission ? De la réponse à cette question dépend la manière dont nous aussi nous devons remplir la nôtre. Pour nous, quel sens va prendre le mot «mission» ?
Une chose est claire : la libération opérée ici ne peut pas prendre la forme d'une contrainte qu'on exercerait, car elle doit, cela va sans dire, rendre libre. Autrement dit, il faut qu'elle prenne les causes de la servitude à la racine, pour réaliser la guérison voulue. En jetant un coup d'oeil rétrospectif sur la voie que Dieu a choisie pour nous libérer, nous ne pouvons que constater, avec étonnement et reconnaissance, à quel point il a si merveilleusement tout arrangé, à quel point la témérité de son amour était grande ! Il a choisi une voie inouïe, inattendue, afin de nous libérer au plus profond de nous-mêmes. Dieu a entièrement consenti à notre condition d'homme : « Dieu a envoyé son Fils », littéralement, «dans la figure de la chair », nous dit la Bible (Rm 8, 3 ), c'est-à-dire dans la chair et le sang, homme, comme nous. Je m'imagine - je ne sais pas si tel fut le cas, mais je le crois pourtant - que pour celui qui exerçait la domination sur le monde, celui-là même que Jésus appelle le «Prince de ce monde » ( Jn 12, 31 ; 14, 30 ; 16, 11 ), l'Adversaire, l'Ennemi de l'homme, le diable, cela a dû paraître tout à fait surprenant, choquant, de voir que Dieu n'était pas venu imposant, puissant, dans toute la force de son omnipotence, mais, comme Paul le dit dans « l'hymne aux Philippiens »(Ph 2, 7) : « Il s'est anéanti lui-même », littéralement : « il s'est vidé de lui-même », en toute liberté, sans que personne ne l'y contraigne. Sa mission consistait en ce qu'il abandonne tout. Il s'est fait serviteur et esclave pour se rendre semblable à nous en tout, excepté le péché, tout entier obéissant au Père.

Telle était sa mission : s'abaisser, se faire petit, devenir très réellement l'un des nôtres. C'est pourquoi, dit l'Epître aux Hébreux à plusieurs reprises, il pouvait avoir les même sentiments que nous. Comme nous, il a eu toutes les tentations, seulement il n'a pas péché. Il a vraiment pris chair humaine. L'Epître aux Hébreux le dit à un moment : « Puis donc que les enfants des hommes avaient en commun le sang et la chair, lui aussi y participa pareillement » ( He 2, 14 ). Tel était donc le plan de salut : il est devenu semblable à nous. La mission périlleuse de Jésus consistait donc en ceci : il est véritablement devenu notre frère, et il n'a pas péché. Telle était donc l'action salvatrice : se mettre entièrement dans notre situation, vivre en vérité une vie d'homme, avec toutes ses peines et toutes ses souffrances, être l'un des nôtres. Cela veut dire - et je le dis en cet instant parfaitement consciemment : Il n'a pas eu horreur de nous. « Non horruisti », dit le Te Deum : « Tu ne nous as pas abhorrés », littéralement. Malgré toute la mesquinerie, malgré toute la misère de ce monde : tu ne nous as pas méprisés. Toi, le Saint, tu es venu au milieu de nous pécheurs.

Lorsqu'on regarde où sont les mission statements de Jésus, pour ainsi dire ses «images-modèle», plusieurs choses viennent à l'esprit. Je voudrais n'en évoquer que deux : d'abord, lorsque Jésus se rend au bord du Jourdain. Il a trente ans, il vient de quitter Nazareth après y avoir passé trente années de vie cachée, au milieu de nous, partageant notre travail, notre quotidien. Au Jourdain, il fait un pas de plus. Auprès de Jean le Baptiste, auprès de qui viennent les hommes afin de recevoir un baptême de repentir et de confesser leurs péchés, là, soudain, se trouve Jésus, au milieu d'eux, comme un pécheur ( Mt 3, 13-17 ).Voilà sa mission statement, son « image- modèle », là est sa place, voilà sa stratégie, sa stratégie pour nous sauver, être au milieu de nous qui sommes pécheurs. Une deuxième « image-modèle » : lors de la vocation de Matthieu, de Lévi le publicain, Jésus s'est assis à table avec lui et ses amis, avec les publicains et les pécheurs ( Mt 9, 9-13 ). « Image-modèle » que nous devons suivre, parce que toi, Seigneur, tu nous a envoyés pour te suivre sur ce chemin.




V.


Mais ce n'était pas encore le tout de son plan de salut. Il s'agissait seulement d'une phase préparatoire. Le pas décisif de ce plan de salut était de trouver en quelque sorte la «centrale» d'où provenait le pouvoir de l'Ennemi, l'emplacement d'où il exerce son pouvoir, de trouver cet endroit et d'éteindre ce foyer. Seul lui savait où se trouvait réellement cette «centrale», d'où cette domination étrangère avait établi son pouvoir. Les disciples de Jésus furent épouvantés lorsqu'il commença d'emprunter la route menant à ce foyer du Mal, lorsqu'il commença peu à peu de leur dévoiler son plan. Ils le prirent pour un fou. Pierre le prit à l'écart et lui dit : Il n'est pas permis que cela t'arrive : aller à Jérusalem pour y souffrir. Pierre veut se mettre en travers de son plan, de son plan de salut. Et Jésus n'a jamais réagi aussi violemment qu'au moment où, se retournant, il dit à Pierre : « Passe derrière moi, Satan ! », ainsi le qualifie-t-il, « tu me fais obstacle, car tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes ! » ( Mt 16, 23 ). Le plan de Dieu le conduit au point nodal de la catastrophe. Pas d'opération militaire. Mais : enlever le péché du monde. Voilà le coeur de sa mission, la mission centrale que Jésus a reçue pour charge de remplir. Cela, le Baptiste l'a deviné très tôt, qui, dès qu'il voit Jésus au Jourdain, au début de sa vie publique, dit à ses disciples, à ses élèves : « Voici l'agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde » ( Jn 1, 29 ).

Mais comment Jésus pouvait-il y parvenir ? Comment peut-il porter le poids de tous nos péchés ? Où est en quelque sorte le centre d'Archimède, d'où il peut pour ainsi dire «d'un seul coup », enlever le poids entier du péché humain, supprimer tout le potentiel de catastrophes de l'histoire humaine ? La réponse tient en un seul mot : c'est ta volonté, pas la mienne - Obéissance. A quel point ce poids du péché est grand, nous l'entrevoyons lorsque nous regardons Jésus, à Gethsémani, suppliant son Père que la coupe passe sans qu'il la boive. Puis il dit : « Abba, Père, s'il est possible, que cette coupe passe loin de moi. Cependant, non pas comme je veux, mais comme tu veux » ( Mt 26, 39 ). Voici la mission périlleuse : « Comme tu veux », pour ainsi dire dans la gueule du lion : là où le malheur est advenu, là le Seigneur est venu. Comme tu veux, non pas comme je veux. C'est sur ce point qu'il lui fallait vaincre le Tentateur, le Séducteur, car le Tentateur a depuis le début donné ce conseil à l'homme : comme tu veux, non pas comme Dieu veut. Que ta volonté soit faite, pas celle de Dieu ! C'est par ce biais-là qu'il nous a amenés à faire sa volonté, celle de l'Adversaire qu'il est, afin que nous devenions esclaves de son vouloir, que nous portions le joug du péché, et non celui de la liberté de la volonté divine. Ce plan de salut, Jésus l'a mené jusqu'à sa fin, jusqu'à la mort. Aussi pourrions-nous dire, lorsqu'il s'écrie sur la croix : « c'est achevé » ( Jn 19, 30 ) : mission accomplie. Il a accompli sa mission.

Mais en même temps, nous pouvons dire : mission accomplie - mission commence. C'est ici que commence la nouvelle mission, c'est seulement ici qu'elle commence vraiment. Désormais, l'opération de libération peut réellement débuter. Le premier à être libéré par Jésus est celui qui était lui aussi suspendu sur une croix, à sa droite : « Aujourd'hui tu seras avec moi dans le Paradis » ( Lc 23, 43 ). Mission accomplie - mission commence. Jésus a ouvert la porte, les prisonniers peuvent sortir, celui qui maintenait l'humanité en esclavage est enchaîné, sa domination brisée, désormais la mission peut commencer. Il suffit à l'humanité de passer par la porte que Jésus a ouverte pour accéder à la liberté. Il est lui-même cette porte, et il veut que le plus possible d'hommes coopèrent avec lui à ce que beaucoup passent par cette même porte. Lorsque Jésus cherche des missionnaires, lorsqu'il les forme à cette tâche, il les forme à agir en conscience pour l'action salvatrice que Dieu a menée en Jésus, il leur enseigne que cette action salvatrice est maintenant possible, que nous avons la permission, le devoir, l'obligation d'y prendre part.

C'est pourquoi je souhaiterais dans les deux prochaines catéchèses aborder ce point : la mission commence désormais pour nous, mais comment cela se passe-t-il à proprement parler ? Je souhaiterais, le 1er décembre, commencer par porter mon regard sur la femme qui a réalisé cela d'une manière unique, la mère de Jésus. Elle est, plus que quiconque, celle qui nous conduit à la liberté, qui connaît comme personne le chemin de Jésus. Aussi la catéchèse du 1er décembre portera-t-elle sur Marie et la mission, tandis que celle du 12 janvier portera sur la question suivante : Et nous, comment pouvons-nous coopérer à l'action salvatrice de Dieu, à sa mission et à sa mission statement ?

J-R.L.




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