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Nada te turbe...

Histoire d'une rencontre. Européenne.
Enrica Zanin




La rencontre européenne de Taizé s'est passée cette année, du 27 décembre au premier janvier, à Paris. Il y avait 80.000 pélerins. Et une poignée de normaliens parmi eux. Deux mois après, je m'étonne encore, avec nostalgie, surprise. Comment cela a pu se faire, sans accidents, sans dérapages, sans fatigue ? Mystère. C'est peut-être le souvenir qui a tout couvert d'un voile de rose, ou ma logique téléologique qui prend le pas, mais je crois que la Providence nous a conduit, tous, et je ne cesse de chercher son invisible fil. Le trouverai-je ? Qui sait. Mais j'aime à rappeler ces quelques jours épiques. Peut-être sauriez-vous démêler, du fil brouillé de mon récit, la broderie discrète qui lui donne son sens.

La Préparation

« C'est bien, c'est très bien... »

(frère Bruno de Taizé)
Au commencement, il y avait Enrica, Léonard, le père Stéphane de Saint-Etienne-du-Mont, 80.000 jeunes à loger et le frère Bruno qui répondait au désespoir de ses braves collaborateurs : « c'est bien, c'est très bien... ». Déjà en octobre on a demandé aux paroissiens d'accueillir des jeunes, on a tracté les messes, écrit des lettres, passé des coups de fil. Les premiers temps sans résultats. Et je peux dire que c'est dur, quand on sort de prépa, quand on se croit très intelligent, très brillant, de travailler sans rien récolter, et de subir la réussite des autres, comme la terrible paroisse Saint-Pierre de Montrouge... Saurais-je attendre, veiller, espérer... Et puis un jour, le téléphone sonne : -Bonjour, je vous appelle pour Taizé... j'aimerai accueillir quelques jeunes-, -oui, très bien. Combien ? - , -Je ne sais pas, j'aimerai les accueillir comme il faut, les connaître... pas plus que 12- . Silence. -Oui, bien sûr monsieur (12 personnes !!), les connaître... (12 personnes !! ) J'ai affecté un air professionnel et congédié monsieur Pépin.

Le 10 décembre on avait trouvé 130 logements. Le 15 décembre, la mairie a mis à notre disposition le gymnase des Patriarches. Le père Stéphane, grisé par l'enthousiasme, veut accueillir 200 personnes : l'Esprit va pourvoir. Enrica, moins mystique, s'arrête à 180. Et nous voilà enfin au 28 décembre 2002 : à l'aumônerie de Henri IV, le père Stéphane plaisante avec Benoît, Claire, Catherine, Vincent, Demian, les volontaires, et fait connaissance avec quelques normaliens. Léonard fête son anniversaire, dans l'indifférence et l'agitation générale, Enrica cherche à maîtriser le stress, sans y réussir. Car Marie-Pierre, qui connaît bien Taizé, est trop calme, trop paisible, et cela l'exaspère... Et puis il y a Pierre et Lise. Pierre est un garçon que je connais mal et qui m'intimide un peu. Il semble très sérieux, il est philosophe, il parle peu et bien. Lise a de très beaux yeux et un rire cristallin. Mais elle est scientifique et je ne comprends pas comment elle a pu vouloir s'engager avec cette bande de littéraires qu'elle connaît peu. La scène est prête, des sacs de thé Casino et de café Leader Price, des gobelets en plastique, du papier toilette... les acteurs apprennent leur rôle : saurons-nous jouer les vrais chrétiens, sans jalousies, sans peurs, sans crier ? Saurons nous manger pendant trois jours ces immondes biscuits de Taizé ?

L'Accueil

« Non Enrica, je crois que c'est encore des Polonais »

(Marie Janneteau, 11 ans.)

Dix heures. Midi. Quatorze heures. On en est à notre dixième café. Vingt fois on a répété la scène : D'abord Pierre leur donnera à boire du thé chaud, Benoît leur expliquera tout, ensuite Marie-Pierre parlera avec les responsables des groupes, Lise les inscrira pour les activités dans la paroisse, Enrica et Claire leur attribueront enfin une famille d'accueil. Quinze heures : le père Stéphane lutte sur le parquet poussiéreux avec le petit Baptiste, et perd. Il est encore au sol à implorer pitié quand le premier groupe arrive. Ce sont des Croates. Et il y aura encore des Russes, des Serbes, des Irlandais, des Australiens, des Allemands... et des Polonais. A l'envie. Qui ne parlent que polonais. Et parfois, du hongrois. De quoi faire le bonheur d'un linguiste, mais peut-être pas celui d'un vieux paroissien de saint-Etienne-du-Mont. Et pourtant, je l'avoue, j'ai confié deux jeunes Polonaises, qui ne parlaient que du polonais, à madame Bribier. Et, plus perfide, j'ai envoyé chez mes amis les pélerins qui m'exaspéraient : chez Eric Levieil, quatre Polonais ne parlant pas un mot d'anglais, dans la thurne de Léonard deux Polonais à l'air peu catho et très touriste, chez Marc Lelièvre un couple, Polonais aussi, parlant (les hasards des cultures) un peu d'italien... Mais tout cela dans le désordre, la confusion, les bruits d'une nouvelle Babel : comment expliquer à quatre Polonaises insécables qu'elles ne pouvaient pas rester ensemble ? Comment comprendre si les Russes sont frère et soeur, père et fille, mari et femme ? Comment entrer en contact avec quatre Japonais ?!

Panique. Noir. Et voilà que des petits miracles tracent un chemin, portent le jour : Doriane, jeune pèlerin, parle japonais, et rêve de le pratiquer un peu. Un bruit familier, et c'est mes amis italiens qui sont arrivés, et qui seront logés chez nous, à l'Ens. Pierre surgit et me tend un panino. Le meilleur de ma vie : mozzarella fondante, huile dégoulinante, oignons et origan... je me rends compte alors que je n'ai pas mangé, ni fait pipi de la journée. Je m'approche discrètement des toilettes quand j'entends un bruit de voix. La petite Marie, notre mascotte, répond à mon regard interrogatif : « Non Enrica, je crois que c'est encore des Polonais ». Il est 11h du soir. Je n'ai plus de place en famille. Que faire ? Marie-Pierre comprend et cherche, avec Lise, à occuper les nouveaux venus. Je feuillette frénétiquement ma liste. Chez qui... à cette heure... j'appelle les Pépin : qui fait douze, peut faire treize. Et en effet. Mais après ? Blanc. Le téléphone sonne. « Bonsoir, désolée de vous déranger si tard, mais bon. J'ai hésité, vous savez, je n'ai plus l'âge, mais enfin, je pourrais accueillir une ou deux jeunes filles, une Hongroise, je pensais, et une Anglaise... et qui font de la musique... ».C'est ainsi que j'ai connu (et loué secrètement) madame Sabrou. Je lui ai envoyé trois Polonaises ne jouant aucun instrument... j'espère qu'elle ne m'en a pas trop voulu.

Le cas ENS

« C'est qu'on a reçu des consignes : il doit y avoir un grand rassemblement d'une religion »

(le gardien de l'Ens, dit le Barbu.)

On aurait bien aimé accueillir des pèlerins à l'Ecole. Ruget nous avait refusé le gymnase, mais des élèves1 avaient proposé de loger des jeunes ou même de laisser leur chambre. Que faire ? La DG, informellement, nous dit d'essayer : une vingtaine de jeunes en plus ne va pas révolutionner l'internat. Et bien si. Il est 23h30, je rentre avec mes deux invités Italiens, Leila et Henri. A la loge, le gardien nous arrête. - Qui sont ces deux qui n'ont pas de carte ? - Des amis - Ils ne peuvent pas rentrer. - C'est nouveau, on a toujours pu le faire.- Pas aujourd'hui. On a reçu des consignes, l'administration nous a téléphoné : contrôler les entrées et les sorties, pas de gros sacs, pas d'invités. Apparemment, il doit y avoir un grand rassemblement d'une religion : on ne cherche pas à avoir un nouvel attentat de bandes intégristes - . Silence. Leila, fatiguée, commence à sangloter tout doucement dans un coin. Dois-je déclarer mes intentions saintement belliqueuses ou mentir, nier l'évidence ? Je choisis le compromis.-Il est tard, monsieur. J'en discuterai avec la scolarité, mais pour ce soir, laissez nous rentrer.

Je parcours les couloirs sombres, en maudissant ce sacré Etat laïque qui nous rend terroristes malgré nous, et en culpabilisant aussi, un peu : c'est moi qui a fait les choses à la légère, sans avertir l'Ecole, sans compter les imprévus et les risques... A minuit, on prépare un plan d'action dans ma chambre : Pierre aussi a eu du mal avec ses invités; Léo s'est disputé avec le gardien; à Eric, on a confisqué sa carte... eh bien, on appellera la scolarité, lundi. Mais demain c'est dimanche. Comment franchir la grille ? Léo propose la technique cheval de Troie : on les cache dans une voiture et on les fait tous rentrer. Lise veut abandonner le projet et vider l'Ecole. On décide enfin que Pierre expliquera le problème et négociera encore un jour avec le gardien barbu. Dimanche, onze heures du soir. Avec quelle frayeur je pousse la porte vitrée... est-ce que l'autre s'ouvrira ? Vais-je rester prisonnière de ces deux battants si familiers et si périllieux ? Le barbu a disparu. Un jeune gardien joue à l'ordinateur. Il ne me demande même pas ma carte. La porte est ouverte. Je frappe chez Pierre. Que s'est-il passé ? Pierre rougit. Je m'inquiète. Lise rit. Rien, rassure-toi Enrica, ils ont tout oublié, c'était le coup de fil qui les avait stressés... qu'est-ce qu'il y a alors ? C'est que Pierre a raccompagné ce soir trois jeunes filles italiennes, et que le gardien l'a félicité de ses conquêtes et lui a souhaité de tenir le coup pour la longue et intense nuit qui l'attend... Et la scolarité ? Elle a simplement demandé à nos invités de déposer leur carte d'identité à la loge. Tout va bien. Je remercie silencieusement le ciel et je regagne lentement mon troisième Rataud. Devant les portes habitées par l'accueil et le partage, un signe, minuscule, de respect, montre la présence reconnaissante de nos invités : leur chaussures fatiguées, contre le mur, à côté du seuil. Ce qu'on appellera, plus tard, avec nostalgie, la mode Taizé.

Une journée type

« Don't worry, don't stress ! have a rest with us, and smile » (Ninoslav, Croate.)

Il n'y a pas vraiment eu de journée type. Il y avait un rythme, des rites, des épisodes, qui commencent à se fondre dans le souvenir. Il faut préparer le petit déjeuner pour les jeunes qui dorment au gymnase à sept heures et demie. Je croise Lise aux toilettes à sept heures : elle va chercher de la baguette fraîche pour ses invitées. A la paroisse, le père Stéphane fait chauffer l'eau, en attendant Catherine et mes parents, qui servent le petit déjeuner. Mon père et ma mère sont venus pour aider. Ils ne sont pas cathos, ils sont des parents. Ils dorment chez Adrien Candiard, qui a même rangé sa chambre pour l'occasion. Ils sont en retard... Catherine arrive en courant : que s'est- il passé ? Ma mère est tombée et s'est cassé le poignet. Les Allemands du gymnases sont à la porte... que faire ? Philippe, le mari de Catherine, amène ma mère à l'hôpital. Le soleil se lève. Ma mère repartira le soir vers l'Italie, pour être opérée au poignet.

Après le petit-déjeuner, Vincent, Marie-Pierre et Lise guident la prière du matin. Je sais très bien pour qui prier. Mais il y si peu de temps : il faut accueillir les témoins qui vont animer les groupes de jeunes pèlerins, et ensuite courir à la prière commune, à la porte de Versailles, avec Marie-Pierre, Valérie (une autre volontaire) et Demian. Plus il y a de choses à faire, plus on sent le besoin de prier... et les plus beaux souvenirs de la rencontre restent ces moments secrets, simples, silencieux. Une heure d'adoration avec le père Stéphane, dans le bleu du petit oratoire à l'aumônerie. Une après-midi de coups de fil et de torpeur légère, dans le petit bureau au premier étage, après avoir enlevé les chaussures et ramassé les genoux, en contemplant extatique, heureuse, le fond d'écran marial de l'ordinateur, où défilent les plus belles antiennes à la Vierge... mais à sept heures du soir, le père Stéphane vient me réveiller : il faut préparer la réunion du 22h avec les animateurs et veiller à ce que tous les jeunes logés au gymnase et à l'Ens rentrent la nuit. Marie-Pierre va gérer la réunion et annoncer aux responsables des pèlerins qu'ils doivent préparer un chant, une danse, un mime pour la soirée du 31. C'est peut-être ma jalousie vis-à-vis de Marie-Pierre, mon stress de savoir que Demian n'est pas encore rentré au gymnase pour ouvrir aux jeunes qu'y logent, ou ma fatigue, qui me font errer en peine dans les locaux de l'aumônerie, en hurlant en Italien, à Demian, sur mon portable, que je m'en fous de la beauté des mots de frère Roger, de la lenteur du métro, qu'il doit arriver immédiatement au gymnase, parce que rien ne va plus ! Je raccroche, je lève la tête. Je me rappelle que je suis chrétienne et j'esquisse un faible sourire à Ninoslav, un gros Croate qui me regarde inquiet. Puis il me serre les épaules, il rit et me dis : « don't worry, don't stress. Have a rest with us, and smile ». Est-ce que je donne vraiment l'impression d'une fille stressée ? Stéphane et Vincent dans le petit bureau se regardent et éclatent de rire. Visiblement, oui. J'ai beau regarder mon fond d'écran marial, j'ai du mal à gérer la fin de la journée. Surtout quand Léonard débarque affolé et annonce que ses Polonais ne sont pas rentrés, qu'il ne les a pas vus, qu'il ne sait pas où ils sont. J'en ai marre, je hurle sur lui, il part en claquant la porte. Lise dira ensuite qu'il l'a trouvé assis sur le trottoir, boudant et grommelant. Et que les Polonais étaient en fait déjà rentrés...

Il est 11 heures, Marie-Pierre a fini la réunion. Dodo ? Non sans avoir fait un dernier tour au gymnase. Demian nous attend. C'est lui qui dort là-bas avec des Allemands et des Serbes, et les gardiens : notre gardien préféré est Jean-Luc, un agnostique qui a fait de l'entretien du gymnase sa mission : il explique à Demian, la nuit, ses projets pour en faire un lieu d'accueil, plus ouvert. Puis il y a le « coranique », un jeune converti à l'Islam, étudiant l'histoire des religions. Très orthodoxe. Au point de dénoncer un de ses collègue, car, dit-il, il faut s'en méfier, c'est un ex-alcoolique. Mais ce soir il y a le « dragueur » qui veille : un vieux Martiniquain, Témoin de Jéovah, qui passe la nuit à raconter à Demian ses aventure de pêche (à la mouche) et de sexe. Tout va bien : des Serbes jouent à saute-mouton parmis les sacs de couchage, le gros Ninoslav, enfoncé dans son tapis de sol, ronfle paisiblement. Je rentre enfin à Normale sup et je tombe sur Pierre, qui erre au Rataud : - qu'est-ce qui se passe ? - Rien, mais je ne veux pas rentrer dans ma chambre. - Pourquoi ? - Mon voisin, Massimo, de nom et de fait, m'a complètement écrasé la nuit dernière, et l'autre Italien, Luca, ne ronfle pas, il chuine- . Je vais le consoler, quand le téléphone sonne. C'est Demian, indigné. « Tu sais, l'Allemand que tu appelles le « mystique baroque », il est rentré avec des fleurs. Pour Marie-Pierre. Non seulement il lui offre deux boîtes de chocolats et il simule une crise mystique pour qu'elle le console. Il lui a pris des fleurs ! Il y a quelque chose, là. Le gardien, le « dragueur », dit que c'est naturel, et nous fait une conférence sur l'homme et la femme... ». Après une réunion extrordinaire dans ma chambre avec Pierre et Lise, pour approfondir à notre tours la question, et trois coups de fil à Marie-Pierre, saurais-je aller me coucher ? Non, il faut quand même aller m'excuser et me réconcilier avec ce petit Léo...

La soirée du 31

« Enrica, il est bien tard, dis-leur d'aller se coucher »

(le père Stéphane Palaz.)

Il faut que ce soit priant, mais aussi festif, calme mais convivial, il faut que tous viennent, mais que tous partent avant deux heures du matin ! Voilà le projet, quelque peu contradictoire, de notre soirée du 31. Que nous préparons dans le zèle et l'agitation collective. Les hommes font la cuisine, (avec des résultats désastreux : Demian et Benoît prennent deux heures pour éplucher dix carottes !), Lise et Vincent préparent la prière. Le père Stéphane crée. Nous lui avions demandé d'écrire une pièce, pour la jouer devant les pèlerins, et finalement il s'est mis à l'oe uvre, dans l'isolement précaire et méditatif du petit bureau.

Mais avec Marie-Pierre nous complotons pour une contre-pièce : jouer la révolution française (dans l'église... ) et décapiter le père Stéphane. C'est peut être un peu osé. J'appelle alors Catherine, qui est adulte, mère de famille, catholique, pour connaître son avis : « Génial les filles ! J'amènerai mon gros couteau de cuisine et du coton, pour la perruque ! » Bon. Pourvu que le curé ne soit pas là... Mais voilà que le père Stéphane réapparaît, en sueur, tâché d'encre. Je cache juste à temps notre fausse guillotine en papier d'alu. « J'ai composé l'histoire de sainte Geneviève ! En Anglais ! ». Et le délire commence : toute l'équipe défile sur une scène improvisée devant le public effrayé d'une seule souris, Gaffiotte, la mascotte de l'aumônerie. Mais le temps presse, et il faut préparer la salle : Catherine, Valérie, le père Stéphane, gonflent les ballons. Mieux, Catherine gonfle les ballons alors que le père s'amuse à les faire éclater, sous le regard surpris des Polonaises qui commencent à arriver. Comment va-t-il retrouver le sérieux et la dignité nécessaire pour animer la grande prière du soir ? Mystère.

La prière, pourtant, commence. L'Eglise est pleine. Les familles et leurs pèlerins se recueillent, dans l'harmonie des chants, dans l'intimité de l'ombre, où les bougies que Vincent a semé sur la cursive tracent un chemin lumineux vers le ciel. Qui nous conduit jusqu'à minuit. Mais les cloches ne sonnent pas ! De mon coin, je regarde Vincent et Lise, qui chantent impassibles, Marie-Pierre et Valérie qui s'inquiètent, et le père qui dissimule, derrière l'écran méditatif et mystique de ses mains, une attaque de fou rire. Mais tout le monde a compris : bonne année ! bonne année ! et l'église résonne de fête. Dans la chapelle des catéchismes s'ouvrent les danses : les Croates et les Serbes chantent ensemble, pour rappeler l'ancienne Yougslavie et oublier les haines, les Allemands nous font rire, les Polonais nous font danser. Et notre pièce ? Un véritable triomphe : Marie-Pierre a l'allure d'une sainte Geneviève, Marc épate le public par son déguisement en Attila et ses cinq mètres de chute, qui lui couteront une distorsion de l'épaule...
A deux heures et demie, je vais vers le père Stéphane : - Enrica, il est bien tard, dis-leur d'aller se coucher -. Je me retourne vers la salle : les pèlerins, les animateurs, les paroissiens, leurs enfants, tous dansent sur une chanson des Irlandais. Bien, sûr, facile, je vais leur dire d'aller se coucher. Je vais vers la scène, je prends le micro, je dis que l'on chantera ensemble une dernière chanson. Des Polonais déçus et gais esquissent avec Lise et Valérie une macarena... Vincent me rejoint sur l'estrade, prend le micro et intonne : « Bless the Lord, my soul, who leads me into life... », doucement, sa voix se lève. Les jeunes s'arrêtent, lentement suivent le refrain de Taizé, se prennent par la main, se lèvent debout, se serrent dans un très large cercle de communion et de prière. Et puis, dans le silence, dans la joie, tous le monde est retourné chez soi.

... Après ?

« Merci de nous avoir permis de donner »

Madame Airiau

Deux mois après. Que reste-t-il de cette flambée vivace ? Quelques feux discrets, et des braises ardentes. Pierre et Lise font ensemble un cours d'alphabétisation pour adultes. Marie-Pierre s'occupe de la prière de Taizé, tous les mercredis soir à l'Ecole, et prépare pour tous un week-end à Taizé2 . Léo chante (un peu) moins faux. Le père Stéphane a perdu sa tête sous le regard amusé du curé. Benoît partira en Russie retrouver ses invitées. Demian a tellement aimé dormir au gymnase, qu'il s'est engagé comme veilleur de nuit bénévole dans un centre pour SDF.
Deux mois après, je disais. Je suis la seule qui dors sous les cendres. Et pourtant j'ai connu bien d'étincelles ! J'ai connu le bonheur contagieux de la charité : les Pépin, à qui j'avais confié un treizième pèlerin, plus touriste que mystique, ont voulu me remercier et m'offrir un cadeau. Madame Airiau, en me quittant, m'a dit « Merci de nous avoir permis de donner ». Madame Bribier, qui a ébergé les deux Polonaises ne parlant que polonais, est venue me voir, m'a dit merci, m'a embrassée les larmes aux yeux. Ma mère, en Italie, le bras en bandoulière, a écris à Stéphane et à Catherine pour les remercier de « ces jours magnifiques ». J'ai appris à demander, à m'abandonner un peu plus, à accepter de ne pas pouvoir tout faire, sans qu'un autre vienne au secours de ma faiblesse : car c'est bien quand j'ai su demander, que les familles se sont ouvertes à l'accueil, quand j'ai su sourire de mon anxiété, que les problèmes du soir sont devenus sans importance. C'est là peut-être le fil secret que je cherchais, la piste joyeuse, la voie sereine. Saurais-je la retrouver, la suivre, oserais-je demander, encore, trépidante : « Notre coeur n'était-il pas tout brûlant au-dedans de nous, quand il nous parlait en chemin... »

E.Z.


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