Tradition et fragilité
P.L.
Tradition, n'es-tu donc plus qu'un mot ? Car il y a quelque
chose de dérisoire à voir s'affronter, étendards au vent et têtes baissées,
apologistes et détracteurs de la « tradition ». Micromachie d'autant plus
dommageable que, s'effectuant le plus souvent dans les marges de l'Église
- les marges sociologiques, toujours floues, quand les limites dogmatiques
sont pourtant parfaitement claires et explicites - elle occulte sous des
baudruches verbales, et méconnaît ainsi radicalement, un enjeu théologique
réel. Mais l'on se contente, par confort, par paresse ou par crainte,
d'une vaine éristique, et de réactions épidermiques naïves, dans un sens
ou dans un autre. Tel d'entre nous, car c'est bien de nous dont il s'agit,
s'insurgera contre une « tradition » jugée, à certains égards, pesante et
obsolète, et mettra l'accent en contrepoint sur de nécessaires innovations
à accomplir, ou sur un retour originel à des sources qualifiées, parfois
arbitrairement, « de plus authentiques ». Tel autre se réfugiera dans « la
Tradition » jugée, même inconsciemment, rassurante, et fera d'autant plus
aisément appel à elle qu'il la méconnaît, et se garde bien de trop la
connaître. Et l'on ira parfois, dans cette voie, jusqu'à l'hérésie, en
affirmant doctement que la tradition, plénitude de sens, est source non
seulement autonome, mais presque suffisante, de la Révélation.
Qu'il soit
aujourd'hui seulement possible de faire un usage si stérile du mot
tradition devrait nous mettre en éveil. Car, si les positions que l'on a
ici esquissées n'ont d'autre prétention que celle d'être des esquisses,
simplificatrices donc, et toujours inachevées, qui d'entre nous pourrait
posément affirmer n'avoir jamais été confronté, sous une forme plus ou
moins larvée, à de telles querelles ? A moins de vivre dans un cocon
hermétiquement clos, le constat s'impose, et un simple regard panoramique
sur la réalité sociologique du catholicisme contemporain est probatoire,
qu'il s'agisse des éternelles querelles entre différents mouvements de
jeunesse, ou des oppositions parfois très vives, pour ne prendre qu'un
exemple parmi bien d'autres, entre néo-classiques et charismatiques.
Toutes ces querelles sont vaines, nulles et non-avenues. Car
toutes, sans exception, font un usage idéologique du mot tradition : un usage
faussement simplificateur, qui s'en tient aux apparences. En rester à de
tels débats, c'est vivre dans l'idéologie, c'est-à-dire à la surface des
choses. Alors que le travail conceptuel n'est pas même commencé, la pensée
abdique déjà. On préfère, par confort, renoncer à creuser l'idée.
L'apothéose de l'idéologie, ce sera donc le pluriel : non pas la
tradition, mais, plus prudemment, « les traditions ». Car chacun, restant
à la surface des choses, s'en tiendra, certes, à « sa » tradition, mais,
de façon très consensuelle, n'hésitera pas aussi à reconnaître, de plus ou
moins loin, la légitimité « des autres traditions », selon des subtilités
bien plus sociologiques et d'intérêt personnel (relations à ménager,
carriérisme, ou tout simplement amitiés et liens familiaux), que
réellement fondées théologiquement ou dogmatiquement. Pire encore : on
fera appel à des théologies de faillite pour justifier son propre « courant », sa propre « tendance ». La pensée ne fondera plus la pratique,
mais la pratique - non pas tant, hélas, spirituelle que sociale -
déterminera la pensée, ou ce qui en fait office. On se contentera donc,
par souci consensuel (surtout n'effrayons personne !), de bribes, de
fragments : quand le pain fait défaut, les miettes en font office.
Pour sortir de cet emploi idéologique, la seule et unique voie
possible est la voie conceptuelle1 N'est-ce pas la grandeur de l'Eglise que
d'avoir toujours affirmé la noblesse et le caractère irremplaçable de
cette voie ? L'on ne saurait évidemment prétendre ici à
l'exhaustivité2
d'une définition enfin débarrassée de toute gangue idéologique, ni à une
complétude qui n'est pas de ce monde, mais l'on souhaite simplement mettre
progressivement en valeur l'aspect de la tradition que, du moins nous
semble-t-il, l'usage idéologique masque le plus : la fragilité qui lui est
consubstantielle.
Que la tradition soit fragile, on l'accordera, en un sens,
aisément. Soumise aux aléas d'une transmission toujours à recommencer, se chargeant
de sens qu'elle ne possédait pas initialement, oubliant à l'inverse
certains traits fondateurs d'une époque ou d'une réflexion, laissant dans
l'ombre des figures ou des oeuvres essentielles, la tradition, parce
qu'elle est l'acte de transmettre, un acte humain, est éminemment fragile.
Ainsi on aura tôt fait, pour des raisons politiques, médiatiques ou
sociales, de gommer tel ou tel aspect, et d'en valoriser tel autre. Cette
fragilité est celle des hommes, de nous tous, qui ne voyons que ce que
nous voulons voir, et occultons, bon gré, mal gré, ce qui dérange. Nous
portons, faibles que nous sommes, soumis au devenir corrosif et à la
contingence de l'histoire, la responsabilité de la tradition. Et cette
responsabilité, bien souvent, nous dépasse. Mais ce n'est pas de cette
fragilité dont il s'agit ici. Car celle-ci n'est qu'accidentelle, elle
n'est que le propre de toute institution, de tout groupe humain : elle est
notre propre fragilité.
Nous intéresse ici une fragilité tout autre, qui est première, une
fragilité essentielle, radicalement occultée par les vains débats que nous
avons trop rapidement évoqués. Or si l'on s'extrait de ces débats et que
l'on contemple le champ de bataille, deux dimensions communes à tous les
protagonistes apparaissent au grand jour (dans un faux jour, une fausse
clarté). D'une part, quelles que soient leurs options propres, tous se
figurent que la tradition, fait inaliénable, s'impose sans hésitation.
Cette imposition d'un fait peut être vécue, à divers degrés, comme une
contrainte, ou au contraire comme un appui indispensable. Elle n'en
resterait pas moins irrémédiable et assurée. D'autre part, et de manière
bien plus subreptice et vicieuse, la tradition est laissée à distance :
qu'elle soit objet de vénération ou de dépréciation, elle reste toujours
extérieure. Elle fait office de référence, plus ou moins proche, plus ou
moins lointaine, mais toujours extérieure à la chair des protagonistes. La
« tradition », qui, dès lors, n'est plus qu'un mot ou une momie, devient
un instrument au service des princes de ce monde. Comme il est facile, à
ce compte, de faire appel à elle, pour glorifier ou déprécier tel idéal,
tel adversaire ! La tradition est morte, vive la tradition !
Or si la tradition est, nous l'avons entraperçu,
accidentellement fragile, elle l'est d'abord dans son principe. Elle n'est
donc nullement un fait qui s'impose, et, à titre personnel comme à titre ecclésial, demande un
processus d'appropriation proche de la digestion : cette tradition n'est
pas immédiatement notre tradition. On peut aisément établir une généalogie
de l'erreur qui nous induit à penser que la tradition issue de la
Révélation est solide et sûre. Les habitudes auxquelles on ne songe même
plus, la régularité du rite, du calendrier, de la pratique, nous amènent
insensiblement à penser que l'Église n'a besoin de rien d'autre que de ce
que nous lui donnons (et lui donnons-nous vraiment quoi que ce soit ?).
Pourtant dans l'Évangile ne voit-on pas un Christ qui a faim, un Christ
qui a soif, un Christ fatigué, un Christ qui, souffrant, abandonné et
seul, ne songe nullement à masquer cette souffrance, cette solitude et
cette soif ? Le Christ n'est pas une institution : il est une personne, la
Personne, et, homme parmi les hommes, il ne cherche nullement à dissimuler
ses faiblesses. La faiblesse est consubstantielle à l'humanité du Christ.
Dès lors par quel orgueil démesuré, par quelle témérité blasphématoire,
nous qui ne sommes que des hommes, oserions-nous dissimuler nos faiblesses ? La pseudo-évidence d'une tradition forte dissimule la fragilité
essentielle de la divinité faite homme. Le Christ ne dit rien d'autre aux
hommes que leur fragilité, mais les hommes oublient aisément cet
enseignement, et se rassurent en s'appuyant sur les fausses certitudes de
la cité terrestre. En nous complaisant, par exemple, à évoquer « la grande tradition », nous nous leurrons. En opposant, de façon manichéenne, une tradition
assimilée à la cité céleste - assimilation contre laquelle saint Augustin
nous met pourtant en garde - et ce qui pourrait venir la corrompre - on ne
sait quelles influences néfastes et extérieures, comme si l'ennemi était à
chercher ailleurs qu'en nous - nous nous aveuglons. Et saint Augustin
l'avait bien compris : jamais il ne prétend que les deux citées, céleste
et terrestre, soient parfaitement distinctes. Elles sont au contraire
emmêlées comme les fils d'un tissu (Cité de Dieu, I, 35). Jamais il
n'affirme que le mouvement de l'histoire humaine soit nécessairement un
mouvement de croissance de la cité céleste. Peut-être même ne restera-t-il
rien de la cité céleste, sinon ses remparts, à l'heure du jugement
dernier. Peut-être sera-t-elle désertée entièrement. Saint Augustin ne
fait pas partie de ces naïfs qui se rassurent de la fausse certitude des
évidences humaines. Les évidences humaines ne sont pas des évidences. Les
institutions humaines ne sont qu'humaines. La sagesse humaine n'est, aux
yeux de la sagesse divine, que folie (Cité de Dieu, XIV, 28 ; saint Paul
aux Corinthiens). L'homme n'est qu'une ombre, et ce qui dépend de lui,
ombre plus encore. Cela, nos habitudes confortables, par leur régularité,
leur doux ronronnement, nous le font oublier. Et la tradition - lieu où
devrait se faire jour la fragilité de l'homme et de ce qu'il institue,
lieu où l'homme devrait reconnaître devant ses frères son tâtonnement
incertain en quête d'une vérité qui en partie lui échappe - la tradition
elle non plus, méconnaissant l'enseignement que le Verbe fait chair lui
révèle, n'échappe pas à la règle sclérosante de l'humaine condition. Sûrs
de nous, imbus d'une arrogance sans faille, nous n'osons pas proclamer nos
faiblesses à la face du monde. Nous reconnaissons devant nos frères que
nous sommes pêcheurs, mais en regardant droit devant nous. Nous nous
drapons dans les certitudes d'une institution en apparence inébranlable,
quand précisément cette institution, qui ne dépend que de nous, est
résolument fragile. Non seulement est résolument fragile, comme toute
institution, comme toute oeuvre humaine, mais - c'est là sa singularité -
se doit d'être fragile pour transmettre le sens dont elle est dépositaire.
Car c'est dans la fragilité que s'est révélé le Principe. Si tout était
certitude et force, comment la Révélation pourrait-elle encore se frayer
un chemin dans le coeur des hommes ?
« Tu es pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église ».
Pourtant la pierre d'angle, elle-même, plus d'une fois a faibli, plus d'une
fois a fléchi : trois fois, pour le moins. Mais cette pierre, à l'aube, eut le
courage de faire retour en soi, de contempler sa misère, et, manifestant
ainsi sa faiblesse aux yeux des hommes ses frères, connut la grâce de
pleurer.
P.L.