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Mémoire de tala...

Agnès Franconnet

Soyons un peu nombrilistes, et regardons la tradition tala par le petit bout de la lorgnette braquée sur la rue d'Ulm... Voyons un peu, à quoi ressemblaient nos prédécesseurs talas? Partageons-nous les mêmes traditions, les mêmes habitudes? Bref, est-ce déplacé ou pertinent de penser que, en tant que talas, nous nous inscrivons dans une tradition originale, qui, tout en vivant au rythme de l'Ecole, essaie d'y inscrire sa foi?

Si vous voulez savoir si oui ou non, la tradition tala est déplacée, vieux jeu, poussiéreuse, ou bien si votre intérêt est simplement éveillé par une saine curiosité anthropologique, je vous invite à lire ce compte-rendu des souvenirs du Père Guy Lafon, ancien aumônier de l'Ecole, et actuellement curé de la Paroisse Saint Marcel à Paris.

Du tala à l'aumônier

Elève de l'Ecole de 1951 à 1955, dans la section littéraire, Guy Lafon est ordonné prêtre en 1961, et nommé aumônier de la structure englobant toutes les khâgnes parisiennes; en 1965, ses attributions sont élargies à l'Ecole normale supérieure. Succédant au Père Brien, qui avait veillé sur les talas de 1945 à 1965, le Père Lafon devient ainsi le premier aumônier archicube... Mais à cette époque reculée, l'ENS n'est pas encore mixte: et les Sévriennes, dans tout ça? Elles ont aussi une aumônerie dirigée par le Père Daniélou, qui, nommé Cardinal, confie ses ouailles au Père Lafon; se retrouvant à la fois pasteur d'Ulm et de Sèvres, il prend le parti de fusionner les deux aumôneries. La mixité tala précède donc la mixité officielle de l'Ecole! Eh oui, les talas sont des avant-gardistes... 1

De ses souvenirs d'élève, le Père Lafon retient la camaraderie tala, grandement soutenue par la vie d'internat: à cette époque bénie, tout le monde était logé au 45. Les talas faisaient partie du paysage de l'ENS, et leur présence ou leur opinion étaient souvent sollicitée par d'autres associations normaliennes, politiques notamment. De ses souvenirs d'aumônier, il garde présent à l'esprit le statut presque <<officiel>> que lui confère cette fonction: il est convié chez le directeur, au bal de l'Ecole (!), et bien sûr, chez les talas dont les effectifs tournent à l'époque autour d'une trentaine de personnes. La franchise et l'impartialité nous obligent à préciser qu'il considère les scientifiques comme les talas les plus fidèles et les plus assidus, alors que les littéraires sont plus <<contestants>>, selon ses propres termes2...Glissons sur cette discrimination, pour aborder un point plus sérieux: la grande cassure de 1970, qui reste un épisode douloureux dans la mémoire du Père Lafon. Dans la continuité de 1968, l'ENS est agitée par des troubles et des dissensions, et les talas n'y échappent pas non plus. L'aumônerie est tiraillée entre deux tendances, l'indifférence  --- la fréquentation chute ---  et l'excès de zèle: certains demandent le rattachement des talas à l'aumônerie étudiante, et contestent, sous le vocable de <<tala>> l'existence d'une aumônerie spécifique à l'Ecole. Pour noircir encore le tableau, la cave tala est saccagée. Par la suite, les choses se tassent et l'aumônerie se reconstruit peu à peu, par petits groupes de travail. Mais c'est un aumônier comblé qui décide, en 1981, de confier sa charge à d'autres. Au cours de la conversation, nous avons pu constater certaines constantes dans la vie tala, ainsi que les résurgences de quelques traditions tombées un temps en désuétude.

Les valeurs sûres

A tout seigneur, tout honneur: les princes! 3 Sachez que dans les années cinquante, à l'époque obscure de la non-mixité, on nommait un prince et un vice-prince, qui alternaient entre scientifiques et littéraires. Et saviez-vous que la messe du jeudi, tradition immémoriale s'il en est, étaient célébrée dans notre cave tala? Les laudes n'étaient pas chantées quotidiennement, mais il y avait deux prières hebdomadaires, le matin et le soir. Le système de retraites et de pélés était un peu moins étoffé qu'aujourd'hui, puisqu'il n'y avait <<que>> le week-end de rentrée, une récollection à Noël et l'autre à Pâques, à Saint Wandrille. C'est à l'occasion d'une de ces retraites que le Père Lafon fit la connaissance d'un certain Jean-Robert4...Le pot tala participe également d'habitudes profondément ancrées dans l'inconscient tala, et se tenait régulièrement dans le <<Palais>>, turnes individuelles situées au troisième étage du 45, l'équivalent, mutatis mutandis de la <<Chapelle>>. Autre constante des coutumes talas, les relations fraternelles avec les talos, sous forme de relations informelles et régulières, quelques talos participant aux activités talas, mais surtout d'une rencontre oecuménique annuelle.

Comme vous le voyez, c'est la continuité qui règne dans la plupart des manifestations proposées par l'aumônerie. Mais j'ai aussi constaté avec étonnement que certaines de nos activités actuelles sont en fait des résurgences de traditions antérieures.

Désuétude et renouvellements

On peut déplorer l'extinction progressive de certaines traditions, à l'instar de la Conférence de Saint Vincent de Paul de la rue d'Ulm, qui, encore active quand le Père Lafon était élève, s'est doucement éteinte. Notons que les normaliens y jouent néanmoins encore un rôle actif, dans la Conférence étudiante de Saint Etienne du Mont notamment. Mais si certaines activités s'éteignent, d'autres se ravivent! C'est le cas de Taizé: le Père Lafon avait coutume d'y emmener ses talas en retraite. Ce qui est pour nous une nouveauté, la prière de Taizé du mercredi instituée par des conscrits dynamiques, 5 renoue, en quelque sorte, avec une tradition oubliée. Last but not least, qu'en est-il du Sénevé? Là aussi, l'histoire des publications talas est quelque peu mouvementée. Dans les années cinquante en effet paraissaient les Cahiers talas à quelques trois-cents exemplaires!Rassurez-vous, ce chiffre astronomique s'explique par le fait qu'à l'époque les aumôneries des khâgnes parisiennes travaillaient de concert avec celle de l'Ecole; la diffusion des Cahiers était donc largement plus conséquente que celle de l'actuel Sénevé. Puis l'on abandonne toute publication jusqu'au début des années quatre-vingt, avec le Serviteur inutile, prédécesseur de notre Sénevé: la formule est sensiblement la même, seul le titre a changé.



Vous voilà incollables sur la vie des talas depuis les années cinquante! Que conclure de cet entretien, et de la notion même de tradition tala? Pour le Père Lafon, cette tradition est indéniable, et féconde, pour autant qu'elle se caractérise par une diversité interne, permettant à chacun d'y trouver sa place. Un écueil à éviter toutefois, inhérent à nos traditions: si nous reconnaissons une <<identité>> tala, née de nos traditions et de nos habitudes, et constamment renouvelée, il faut prendre garde à la tentation d'autarcie. Nos traditions ne doivent pas nous mener à l'exclusion de facto de ceux qui ne les partagent pas. Mais, pour le Père Lafon, la présence d'une aumônerie à l'Ecole est bonne et nécessaire, et sa vocation est peut-être de construire une tradition vivante nourrie de recherche intellectuelle et de vie spirituelle.

A.F.


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