Le syndicalisme chrétien : l'exemple de la CFTC1
C. M.
Toute réflexion sur la notion de
«travail» ne doit jamais faire perdre de
vue que le travail est une activité humaine et que derrière le produit du
travail, il y a des travailleurs.
Ce n'est que tardivement -- au XIXième siècle -- que la figure du travailleur
attire l'attention : écrits de Marx, romans de Zola ou Dickens... Une
forme catholique de cette sensibilité va émerger à travers le mouvement
des catholiques sociaux. Après des débuts confidentiels, la nécessité de
recourir à des formes plus institutionnelles s'impose : une partie du
catholicisme social va donc trouver une forme d'expression à travers le
mouvement ouvrier et syndicaliste. En France, c'est la CFTC (Confédération
française des travailleurs chrétiens) qui a représenté tout au long du XXième
siècle cette mouvance. Donner un visage humain au travail, telle semble
être la volonté de ce syndicat qui entend s'appuyer sur l'Évangile pour
permettre à chaque travailleur de trouver sa place dans l'entreprise et la
société. À l'aube du XXIième siècle, c'est«un nouveau statut du
travailleur» qui est proposé afin de concilier dignité de la personne
humaine et impératifs économiques.
Les Raboteurs de parquet, Gustave Caillebotte
Aperçu historique
Au XIXième siècle, la situation des travailleurs est assez catastrophique.
Néanmoins un début d'action sociale voit le jour avec des personnes
comme le préfet du Nord Villeneuve-Bargemon qui propose en 1828 des
mesures telles que l'association des travailleurs, la constitution de
caisses de secours et de retraites ou encore l'inspection du travail.
De la même manière, des prêtres et des laïcs chrétiens comme Albert de
Mun, proposent et font voter des lois améliorant la condition des
travailleurs: réduction de la durée de travail, repos hebdomadaire,
salaire minimum,...
Toutefois, jusqu'en 1864, toute action commune en vue d'améliorer le sort
des travailleurs est interdite en vertu de la loi Le Chapelier (datant de
1791) et du code Napoléon. Il faut attendre 1884 et la loi
Waldeck-Rousseau pour que les syndicats soient enfin autorisés.
Le syndicalisme chrétien peut alors naître. Ce qu'il fait en 1887, à
l'initiative d'employés parisiens, groupés autour d'un frère des écoles
chrétiennes, le Frère Hiéron. Face aux syndicats dominés par l'idéologie
marxiste de la lutte des classes, les militants chrétiens cherchent à
faire passer leurs idées en toute indépendance. Ils fondent alors le SECI,
Syndicat des employés du commerce et interprofessionnels. On peut noter
que, si cette création est antérieure à la publication de la première
lettre encyclique du pape Léon XIII sur la condition des ouvriers (1891),
elle se situe dans la lignée de tout un courant de pensée (les catholiques
sociaux) qui n'a cessé durant le XIXième siècle de dénoncer la misère
ouvrière.
Après la Première Guerre Mondiale, les syndicats chrétiens sentent la
nécessité d'une coordination. Ils décident alors de créer la CFTC :
Confédération française des travailleurs chrétiens (1919). Le premier
président, Jules Zirnheld restera en poste jusqu'en 1940.
A l'origine, la CFTC regroupe 321 syndicats. Son principe de recrutement
est large : elle accepte tous les travailleurs acceptant d'appliquer les
idéaux de la morale sociale chrétienne.
Dans l'entre-deux-guerres, le syndicalisme est tiraillé entre une tendance
révolutionnaire (celle de la CGT) et une tendance réformiste (celle de la
CFTC). Les deux confédérations s'opposeront violemment en 1936. La CFTC
choisit de défendre l'indépendance syndicale et la liberté du travail et
propose avant même les affrontements sociaux un salaire minimum, les
allocations familiales, la réduction de la durée du travail, des logements
sociaux, les conventions collectives, etc.
Puis la CFTC, refusant la«Charte du travail» -- une loi passée sous le
gouvernement de Vichy en 1941 et visant à supprimer les syndicats au
profit d'une nouvelle organisation professionnelle -- entre dans la
clandestinité. Ses dirigeants participent à la résistance. Cela vaudra à
la CFTC, lors de la Libération, d'être reconnue comme l'un des acteurs du
renouveau national.
Elle doit lutter cependant contre la prétention permanente de la CGT à
s'arroger le monopole de la représentation des travailleurs.
En 1947, le taux de syndicalisation en France atteint 60 %.
L'effectif de
la CFTC est alors de 800 000 syndiqués.
Vers 1950, sous l'impulsion du SGEN (syndicat CFTC de l'Éducation
nationale) apparaît une tendance à la déconfessionnalisation de la CFTC.
Partant du principe que la référence chrétienne est un obstacle au
recrutement, les partisans de cette tendance prétendent la supprimer et
isoler la CFTC du mouvement syndical chrétien.
Une réaction s'organise chez les tenants de la référence chrétienne, en
particulier par la création des«équipes syndicalistes chrétiennes» et de
leur journal«Rénovation». Mais ils ne parviennent pas à stopper
l'évolution qui s'achève, au Congrès de 1964, par un vote à 70 %
en faveur
de l'abandon de la référence chrétienne. En conséquence la CFTC devient la
CFDT.
300 délégués quittent alors la salle du congrès et décident de maintenir
la CFTC. Un bureau provisoire est élu dont le président est Joseph Sauty,
le très charismatique leader des mineurs CFTC. Le redémarrage est
extraordinairement difficile.
Néanmoins, depuis 1964, la CFTC n'a cessé de faire la preuve de sa
vitalité, d'étendre son implantation et d'accroître ses effectifs.
Au niveau des principes, la CFTC ne veut ni la cogestion (gérer avec les
patrons) ni l'autogestion (qui refuse l'idée de hiérarchie). Elle prône la
troisième voie, la négociation.
L'efficacité de son action est manifeste lorsqu'on considère les progrès
sociaux effectivement réalisés à la suite des propositions contenues dans
le programme de la CFTC:
-
participation des salariés aux résultats des entreprises ;
- accord sur l'emploi ;
- création des commissions paritaires de l'emploi ;
des Assedics et de l'Unedic ;
- indemnisation du chômage partiel ;
- formation professionnelle continue ;
- amélioration des retraites et pensions
contrats salariaux.
Le projet de la CFTC
Que chacun puisse«mieux vivre», c'est-à-dire accéder à une pleine
autonomie, tel semble être le projet de ce syndicat chrétien. Cela suppose
de bénéficier d'une véritable qualité de vie au travail et d'avoir le
temps de vivre.
Pour cela, un nouveau statut du travailleur est indispensable. Bien des
droits des travailleurs (formation, protection sociale) sont en effet liés
à l'activité salariée. Or ils souffrent de deux lacunes : d'une part, ils
sont remis en cause en cas de rupture du contrat de travail (changement d'entreprise, chômage, congés parentaux); d'autre part, ils ne tiennent pas
compte des activités non salariées d'utilité collective (éducation des
enfants, activités parentales, associatives, syndicales).
Un nouveau statut du travailleur devrait donc assurer
la continuité des droits (notamment en cas de restructuration
d'entreprise, de
licenciement...) et donner davantage de liberté de choix pour que les
personnes
puissent mieux maîtriser leur propre vie. Cela nécessite de repenser
l'entreprise comme une«communauté de personnes au service du bien commun» et
donc d'y faire respecter le droit du travail, d'y améliorer les conditions de
travail et la sécurité,«d'obtenir une meilleure harmonisation entre la vie
professionnelle et les activités familiales, culturelles, associatives...»
Finalement, de réconcilier«sens de la vie en société» et«nécessités
économiques». Ce statut doit donc permettre aux personnes d'alterner
différentes séquences de temps de vie (emploi salarié, formation,
recherche d'emploi et activités associatives, syndicales et familiales) et
pour cela, la CFTC propose de mettre en place la validation des acquis par
l'expérience. Pour ce syndicat chrétien, il est nécessaire de refaire du
travail une valeur de développement personnel et d émancipation. Or seul
un statut recréant conditions d'une sécurité et d'une stabilité
personnelles et collectives permettent de respecter la dignité du
travailleur. L'activité professionnelle n'est en effet qu'un aspect de la
vie.
La CFTC a la volonté d'aller encore plus loin, notamment en proposant des
organisations du travail et des trajectoires professionnelles adaptées à l'âge
du salarié. Concernant les jeunes adultes, la CFTC considère que le
travail reconnu est le premier facteur d'insertion. Une autonomie
financière résultant de la rémunération du travail permet au jeune adulte
d'accéder à une vie sociale et familiale satisfaisante.
Dans le RMI, l'insertion est une nécessité et un devoir pour la dignité de
la personne.
Une réelle politique sociale de l'emploi doit également être mise en
oeuvre pour les personnes handicapées. La CFTC considère que l'intégration
sociale de ces personnes se réalise par l'emploi, permettant leur pleine
autonomie. Cela implique une politique d'accès à l'éducation, à la
formation et à l'emploi, ainsi que l'accessibilité aux lieux publics, aux
entreprises et aux transports publics. Chacun doit pouvoir apporter sa
pierre à la collectivité.
La CFTC prône une politique salariale valorisant le travail et résultant d'une
répartition juste et équilibrée des gains de productivité et des
bénéfices. Il n'est pas sain que l'évolution du revenu du travail soit
trop faible par rapport à l'évolution des revenus du capital. C'est la
raison pour laquelle elle se prononce pour une répartition de la richesse
créée par les entreprises en (trois) parts équitables : pour les salaires,
pour l'investissement et l'emploi, pour la rémunération du capital. L'équité doit se traduire également par une égalité salariale entre les
hommes et les femmes.
Consciente que la croissance économique est le fruit du travail de tous,
la CFTC souhaiterait la mettre justement au service de tous; par
l'amélioration des salaires grâce à une répartition plus équitable de la
aleur ajoutée entre emploi, investissement et capital; ou encore par
l'établissement de grilles de rémunération tenant compte de l'évolution
des métiers et du SMIC. Le statut du travailleur implique le temps choisi,
l'harmonisation des temps de vie et la reconnaissance des activités
extra-professionnelles comme d'authentiques travaux utiles à la société
et socialement reconnus, notamment sous forme de rémunération ou d'acquisition de droits. Il vise la prise en compte de la personne dans la
globalité de ses fonctions et de ses aspirations. Il prend en compte
l'évolution actuelle du monde du travail, qui voit se développer des
relations juridiques entre les entreprises et les travailleurs autres que
celles du contrat de travail salarié (contrat commercial, travail
indépendant, intérim). D'où l'appellation retenue par la CFTC de statut du
travailleur et non de statut du salarié.
Par ce statut, le travailleur bénéficierait de la continuité des droits au
revenu, à la formation, à la protection sociale indépendamment de la
discontinuité du parcours professionnel. En revanche on attend de lui une
responsabilité dans le cadre d'un projet personnel. Le statut du
travailleur devrait
sécurisé matériellement et psychologiquement et libérer en permettant les
choix de vie. Il responsabilise en effet en favorisant la maîtrise de sa
vie et l'engagement personnel. La CFTC préconise des droits de tirage
sociaux, c'est-à-dire la possibilité d'utiliser aux moments choisis par
chacun, à temps partiel ou complet, tout ou partie d'un capital de temps
rémunéré : capital de temps parental, de temps de formation sur toute une
vie. Le bénévolat dans son rôle généreux s'inscrit dans cette approche.
La validation des acquis de l'expérience qui permet d'évaluer et de
valoriser des acquis dans et hors de l'entreprise permet de prendre en
compte l'apport formateur d'activités comme l'éducation, le syndicalisme,
l'engagement associatif. Ceux-ci sont un élément important du statut du
travailleur. Mais la mise en oeuvre de ce dernier est un vaste chantier
qui suppose la coopération des divers acteurs sociaux, juridiques,
économiques et l'intérêt du monde politique. Il est vrai que certains
dispositifs proposés ou négociés (PARE, chèque-formation, congé parental,
congé sabbatique, projet de création d'un«fonds d'activité sociale»)
permettent d'avancer vers sa réalisation. Ce statut est d'autant plus
nécessaire que de plus en plus de personnes sont victimes des trafiquants
du travail humain, d'esclavage moderne, y compris dans notre pays.
C. M.