Le juste salaire
Louis Dutheillet de Lamothe
Une chose
ce qui fait la prospérité temporelle d'un pays, la richesse
d'une nation, autre chose ce qui est ordonnné, permis ou défendu par le
droit et la justice. Ces quelques notes vont tenter de présenter les
principales intuitions de la pensée du juste salaire, développée notamment
par saint Thomas d'Aquin. Ce concept, devenu classique, fut repris par Léon
XIII quand il dénonça les conditions de vie de la classe ouvrière dans
Rerum Novarum en 1891. Il réaffirma alors les principes déjà posés au
XIIIièmesiècle en affirmant l'actualité de cette doctrine et en
l'adaptant aux formes modernes de production. On pourrait croire que le
statut économique du salaire avait radicalement changé entre le Moyen-Âge
qui s'éveillait aux échanges et aux marchés et qu'a connu saint Thomas
quand il écrivait et le monde capitaliste dans lequel vivait Léon
XIII. Entre-temps en effet, sont apparus le capitalisme et le
libéralisme. Le premier, difficile à définir, est une pratique économique
qui prend acte de l'importance qu'a prise le capital dans toutes les
productions industrielles (alors qu'auparavant le salaire représentait le
plus souvent le principal coût : on rémunérait l'ouvrier et la rémunération
de l'outil passait inaperçue). On accepte donc la rémunération du capital
et on prend acte de formidables possibilités de croissance qui découle de
cette vérité nouvelle : on peut produire plus avec plus de capital et
autant d'hommes (jusqu'à un certain point). En réinvestissant les
rémunérations du capital, les profits, on augmente donc mathématiquement
la production à la période suivante. On rémunère donc le travail et le
capital, ce dont les thomistes n'avaient pas vraiment conscience. Pourtant,
si la doctrine sociale affirme fortement la licéité d'une juste
rémunération du capital, elle reprend également les principes moraux de la
doctrine du juste salaire qui s'était construite, pour ainsi dire, sans
penser à la rémunération du capital. D'où l'intérêt de revenir sur ces
quelques principes qui encadrent la détermination du plus particulier de
tous les prix : le salaire.
La justice d'un salaire concerne la justice particulière pour reprendre le
vocabulaire aristotélicien et doit donc satisfaire aux deux formes de cette
justice : la justice commutative et la justice distributive. C'est la
justice commutative qui règle vraiment la mesure de l'échange
travail-salaire. Elle exige une égalité entre la valeur du travail fourni
et celle du salaire. Cette valeur dépend seulement du travail et non des
personnes, comme tout juste prix. Plus encore la valeur est mesurée par
l'utilité, mais non l'utilité individuelle, celle que tire précisément ce
patron du travail de cet ouvrier, mais de l'utilité«en général», ou
l'utilité sociale (celle que ressent la communauté, la société). La
question s'est posée de savoir si le supplément de profit apporté par ce
travail pouvait être une bonne mesure de cette utilité. La réponse est
négative : si la valeur du travail a certainement avoir avec le bénéfice
qu'en tire celui pour qui il est accompli, dans l'oeuvre de production en
question, elle ne saurait en revanche dépendre en aucune manière des donnés
conjoncturelles auxquelles sont étroitement liées le profit (d'où les
limites qu'on doit apporter à la substitution du salaire fixe par un
intéressement aux résultats de la société). Vous m'objecterez que cette
égalité secundum equalitatem rei est bien théorique. Il n'empêche que c'est
là le critère de la justice (qui sert bien plus à déterminer les situations
manifestement injustes qu'à déterminer précisément un juste salaire à
chaque fois). Cette égalité de valeur implique qu'on admette que des
travaux très utiles qui ne demandent aucune peine véritable puisse être
très bien rémunérés : advocato licet vendere justum patrocinium, medico
concilium sanitatis, et magistro officum doctrinae : c'est que le conseil
d'un avocat, l'avis du médecin, le savoir d'un professeur sont parfois
d'une utilité bien supérieure à la peine d'un laboureur parmi d'autres ou
le travail d'un artisan, compte tenu de leur rareté relative (cette
intuition ne sera mathématisé que par les économistes marginalistes de la
fin du XIXièmesiècle, mais elle est déjà dans les écrits thomistes). Le cas
particulier du commerce et de ses profits a donné lieu à d'autres
discussions, mais c'est une autre controverse que nous n'aborderons
pas. Tenons-nous en aux producteurs au sens strict, et d'abord aux salariés
qui touchent un salaire.
Les valeurs des choses dépendent donc de leur utilité, compte tenu de leur
rareté relative. Leur valeur est donc extérieure à un jugement individuel
puisqu'il est question d'une valeur sociale (c'est l'intuition fondamentale
du juste prix : ce n'est pas parce que j'ai faim qu'on a le droit de me
vendre le pain plus cher). Elles ne sont pas pour autant ontologiques,
elles ne sont pas inscrites dans l'essence des choses mais dépendent du
besoin que les hommes en ont suivant les techniques de production
découvertes, leurs goûts ou bien d'autres paramètres. Ce sont des valeurs
de moyens (ces biens sont«utiles»). Il n'y a qu'une seule créature qui ait
une valeur en tant que telle (qui soit une fin en soi, diront d'autres),
c'est l'homme. D'où la dimension très particulière du salaire, déterminé
par les règles communes de la justice commutative et qui pourtant est au
service de la seule chose qui ait une valeur dans la société : les
personnes. Il semble difficile d'admettre que la justice permette qu'un
salaire payé soit insuffisant pour permettre à son bénéficaire de vivre
décemment, sachant que lui même vaudra toujours incommensurablement plus
que le fruit de son travail.
Du point de vue de la justice commutative, la règle est claire: si un
travail ne représente pas pour la société l'utilité couverte par un salaire
décent, alors il mérite moins. C'est l'argument de ceux qui veulent
supprimer le SMIC pour que des chômeurs dont la productivité lui serait
inférieure puissent trouver un emloi. Mais l'Église, si elle reconnaît la
permanence de cette règle de justice, ne s'arrête pas là. Il y a en effet
plusieurs causes à la valeur : l'utilité (cause finale) mais aussi les
coûts (causes efficiente, formelle et matérielle). Or les deux se
rejoignent car on ne peut produire si la valeur est inférieur au coût dans
lequel entrent en compte les salaires distribués (c'est l'argument du
marché libre et concurrentiel, impensable à l'époque mais qui prétend
souvent arriver mécaniquement aux mêmes exigences de justice sociale que
celles posées par les théoricens du juste prix). Or le coût d'un salarié,
c'est sa vie. Il y a donc un salaire en deçà duquel on ne peut descendre. Sa
vie et non sa survie. Au Moyen-Âge on affirme que ce salaire doit permettre
à chacun de vivre«selon son état». Un peu plus tard, Léon XIII s'élève
contre la théorie du salaire de subsistance des économistes classiques :
le salaire de l'ouvrier n'est pas celui qui lui permet de survivre, mais de
vivre décemment (convenienter) et même d'épargner. Il doit en outre
permettre de nourrir toute sa famille : c'est la célèbre exigence du
salaire familial. Tout travail nécessaire à la société (la nécessité est la
forme haute de l'utilité, et nul ne pouvait prétendre que le travail des
ouvriers n'était pas nécessaire) ne peut valoir moins que ce qu'il
coûte. Cela vaut bien sûr avant tout pour les prolétaires, qui n'ont
d'autres richesse que leur travail. Qu'un propriétaire foncier accepte un
travail de faible utilité sociale et donc très peu rémunérateur, il va de
soit que cela est parfaitement possible : le travail lui coûte moins. De
même, ce salaire minimum n'est pas le même à Paris qui est une ville du Nord
où il fait souvent froid et un peu au sud de Limoges, qui est au milieu de
la France, et où il fait souvent bon... Peu nous chaut des détails, cette
exigence est posée.
La juste commutative pose qu'il y a un juste salaire qui n'est pas le fruit
d'une négociation ni d'un rapport de force mais d'un état de fait que la
morale demande de respecter. Ainsi le juste salaire ne dépend pas du taux
de chômage. Cette remarque pourra paraître anodine pourtant tous les
modèles macroéconomiques comtemporains font l'hypothèse exactement inverse :
l'équation qui fixe les salaires (la courbe WS, pour«wage setting») est
l'expression d'un rapport de forces où un taux de chômage bas implique des
salaires élevés et un taux haut des salaires bas. Dans ce modèle, l'ensemble
des producteurs a tout à gagner à un taux de chômage élevé (d'autres
parlent d'armée de réserve). Encore une fois, le but de cette analyse n'est
pas de comprendre comment les choses se passent de fait, mais de dire
comment elles devraient se passer et ce qu'il faut apprendre aux acteurs
éconmiques pour que la justice soit respectée. Cela dit, chacun reste libre
de ses libéralités : le patron peut volontairement payer plus un salarié ou
un salarié accepter de travailler pour moins que son juste salaire : nullum
injustum fit volenti. Accepter réellement bien sûr, et non être contraint
par la situation de l'emploi. Plus encore, ce droit peut être retiré au
salarié s'il ne dispose que de son travail pour vivre et nourrir sa
famille. Il y a donc des cas où donner peut être interdit : s'il est un
devoir de donner de son«superflu», c'est un devoir également de garder son
«nécessaire» pour soi-même et ceux dont on a la charge.
Nous n'avons pas encore envisagé la justice distributive, qui rend à chacun
selon son mérite. C'est une justice qui régit les rapports du tout envers
ses parties, de la société envers ses membres. La justice distributive se
déduit ici du principe repris par toute la doctrine sociale de la
destination universelle des biens. L'Église reconnaît la propriété comme un
droit naturel, mais elle la limite par ce principe premier qu'est la
destination universelle des biens de la création qui doivent permettre à
tous les hommes de vivre. Chacun a donc droit a une part de ces biens
généreusement donnés par le créateur à tous ses enfants : les parts
peuvent être inégales, aucune ne peut être nulle. Parfois le strict respect
de la justice commutative entraîne des salaires trop faibles et certaines
personnes ne sont pas décemment employables aux conditions énoncées ci-dessus.
La société (le tout, en respectant le principe du subsidiarité) a
pourtant le devoir de leur rendre ce qui leur revient même si cela viole à
la marge certaines dispositions de la justice commutative entre les
particuliers. C'est en ce sens, plus encore qu'au premier que l'Église
reconnaît que le salaire ne peut être inférieur à un certain seuil. Ce
devoir incombe aux particuliers qui, par des actes moraux, contribuent à
former une société juste, mais aussi aux corps sociaux et surtout à l'Etat
car la justice distributive est une justcie du tout par rapport aux
parties. Il a la mission d'aider à sa réalisation, d'abord par la
législation, soit parce qu'elle remontera les salaires injustes, soit parce
qu'elle redonnera à chacun la dignité d'être«nécessaire» à la société (et
non«exclu», au sens moderne mais qui rejoint l'idée que le coût de votre
travail, vous-même, puisse être supérieur à son utilité pour la
société). Alors, comme on vient de le voir, la justice commutative
interdira que l'on vous paye trop faiblement, et tout s'accorde.
J'aimerais terminer ces quelques notes en rappelant que la réflexion de
l'Église sur le travail ne se limite pas à des calculs sur le
salaire. C'est au contraire le statut du travail dans la condition humaine
que l'Église aime à rappeler tout d'abord. Le travail met en relation un
sujet (le producteur) et un objet (le produit). Il est à la fois le produit
de la sueur de nos fronts et la condition de notre épanouissement. Il est
d'un côté la conséquence de la chute et à ce titre il est pénible et c'est
un devoir qui permet d'assurer notre survie collective. Mais avant la
chute, l'Église considère que les hommes travaillaient déjà, suivant le
commandement de Dieu :«Remplissez la terre et soumettez-là». L'Église a
rappelé que le travail était à la fois ce qui produisait un beau produit,
qui permette de vivre, et en même temps un«beau travailleur», qui
s'épanouisse dans la tâche qu'il accomplit. C'est à ce titre qu'elle
critiqua les chaînes tayloristes, pourtant très productives et qu'elle
rejoint aujourd'hui certains aspects de la réflexion moderne sur le«droit
au travail». Il y a bien longtemps que les hommes ont le niveau de
connaissances techniques qui leur permettrait de survivre sans qu'une très
large partie de la population ne travaille. Cela n'est pourtant pas
souhaitable. Comme je ne saurais avoir le dernier mot sur ce sujet, je
laisse la conclusion au grand Léon qui rappela le premier les principes
fondamentaux du juste prix et du juste salaire au moment où ils étaient le
plus bafoués :
Que le patron et l'ouvrier fassent donc tant et de telles conventions qu'il
leur plaira, qu'ils tombent d'accord notamment sur le chiffre du
salaire. Au-dessus de leur libre volonté, il est une loi de justice
naturelle plus élevée et plus ancienne, à savoir que le salaire ne doit pas
être insuffisant à faire subsister l'ouvrier sobre et honnête. Si,
contraint par la nécessité ou poussé par la crainte d'un mal plus grand,
l'ouvrier accepte des conditions dures, que d'ailleurs il ne peut refuser
parce qu'elles lui sont imposées par le patron ou par celui qui fait
l'offre du travail, il subit une violence contre laquelle la justice
proteste. (...) Que le riche et le patron se souviennent donc qu'exploiter
la pauvreté et la misère, et spéculer sur l'indigence sont choses que
réprouvent également les lois divines et humaines. Ce serait un crime à
crier vengeance au ciel que de frustrer quelqu'un du prix de ses
labeurs.«Voilà que le salaire que vous avez dérobé par fraude à vos
ouvriers crie contre vous, et que leur clameur est montée jusqu'aux
oreilles du Dieu des armées».
L.D.d.L