Previous Up Next

Être dans le monde sans être du monde

Enrica Zanin








Nous sommes dans le monde mais nous ne sommes pas du monde. Ce constat évangélique prend la forme d'un paradoxe qui tiraille nos vies. Cherchons d'abord à le comprendre.«Je ne suis plus dans le monde ; eux sont dans le monde1» dit Jésus au Père. Le travail est le signe de notre appartenance au monde. Nous avons quitté le paradis terrestre, nous sommes condamnés à travailler chaque jour pour gagner de quoi satisfaire nos besoins. Désormais, c'est le présent et le contingent qui nous occupent : le devoir à rendre, la thèse à rédiger. Et faire de tous nos actes une prière est difficile. Comment être à chaque instant en présence de Dieu, quand on est pris par mille soucis dérisoires (les courses à faire, la poubelle à vider...)? Comment faire sa volonté dans la transparence la plus parfaite ? Le monde, cette présence lourde qui nous entoure, nos soucis, nos désirs, notre corps, semble empeser notre action.

«Ils ne sont pas du monde, comme moi je ne suis pas du monde2». Nous ne devons pas être esclaves du métro à prendre, du mémoire à rendre. Notre travail n'est pas une idole. L'Évangile semble nous inviter à nous détacher de tout cela, sans accepter de compromis, et il nous donne un modèle à suivre : le Christ. Nous ne sommes pas du monde parce que nous sommes de Dieu :«Nous savons que nous sommes de Dieu3». Si par le péché d'Adam nous sommes tombés dans le monde, condamnés au travail, par notre baptême nous avons été arrachés à l'empire du monde pour n'appartenir qu'à Dieu. Pour devenir comme Lui. La piste est donc tracée : nous sommes dans le monde pour être signe de l'autre monde sur les pas du Christ.



Facile à dire. J'ai beau croire à cette vérité, je reste tiraillé entre deux extrêmes. Comment être dans le monde sans être du monde... Un fait si simple comme la fête de Noël de l'aumônerie nous a posé cette question. N'est-ce pas un compromis avec le monde, en assumer langage et jouer aux dj ? Ou est-ce seulement en étant dans le monde que je peux montrer que je suis libre de ses clichés et de ses dorures par une joie qui me vient d'ailleurs ?

D'une part, notre désir - le plus profond peut-être - c'est de quitter ce monde. Sortir du doute, quitter la fatigue pour être plongé dans l'amour sans fin, à jamais. Est-ce un désir ou une tentation ?«Maître, il est heureux que nous soyons ici ; faisons donc trois tentes, une pour toi, une pour Moïse et une pour Élie4...». Ce désir d'être finalement seuls, en face de l'Époux, est peut-être une secrète évasion : il y en a qui rêvent des Maldives, il y en a qui se font une plage du paradis. Ce monde souvent me fatigue, je me sens inadapté, mais au lieu de reconnaître ces difficultés je fuis dans mon «paradis artificiel», je refuse ce monde au nom de l'idéologie la plus chrétienne : je fais de ma foi un mur de protection du monde et un écran de projection de mes désirs inassouvis. Deuxième danger, que nous courons tous les jours : nous renfermer dans notre communauté chrétienne, car c'est rassurant d'être avec des gens qui partagent nos valeurs, avec qui notre foi peut grandir et se renforcer. Très juste. Mais nous risquons de ne plus savoir parler avec le monde, de ne plus pouvoir comprendre cette vie confuse qui continue hors des catacombes. Et ainsi de ne plus savoir aimer ce monde qui est pourtant le lieu de notre sanctification. Il est étonnant de voir comment les soeurs de clôture sont au courant de l'actualité politique, comment leur prière s'alimente de ce monde qu'elles ont quitté. Enfin, dernier danger : le mépris du monde. Il est si facile de juger un monde qui ne partage pas nos valeurs... Mais regardons dans notre coeur : sommes-nous des purs ? Si nous condamnons le monde, c'est peut-être parce que nous en avons peur. Nous avons peur que les autres, qui sont dans le monde, nous jugent à leur tour. Que les«païens» se moquent de notre foi, de nos choix moraux. Si nous méprisons les autres, c'est peut-être pour oublier leur mépris. Pourtant, grâce au Christ, nous sommes plus forts que ce mépris ! Nous sommes plus forts que cette peur ! Mais ce n'est pas facile d'assumer tous les jours notre baptême, et il est souvent plus rassurant de rester au chaud, dans le ventre de l'Eglise, pris dans ses débats dérisoires, sans faire face au vrai débat : sais-je crier la joie d'être aimé?

D'autre part, notre vie de tous les jours nous plonge dans le monde. En pleine bonne foi, nous voulons christianiser ce monde, qui est sa Création, qui nous dit sa Gloire. Nous voulons vivre et être heureux, parce que Dieu nous veut heureux, parce que la Création est bonne, et que j'y suis comme un prodige. Mais vivre dans le monde demande une vigilance constante, et un dilemme perpétuel. Face à chaque acte que je pose, se lève la question : est-ce que ceci est juste et bon ? Nous ne connaissons jamais assez notre péché, notre conscience n'est jamais assez radicale, ni nos choix assez sûrs... Si je danse ce rock est-ce en charité ou par vanité? Si je mange ce beignet est-ce par faim ou par gourmandise ? Ou pire, le glissement casuiste : mais oui, je peux bien boire encore un verre de vin, je me fais trop de complexes, après tout... Ou bien : mais non, je n'ai pas le temps de prier, j'ai deux devoirs à rendre ! Dans le monde, nous risquons d'oublier la vigilance, et par là notre fidélité à ce Dieu qui veille sur nous jusque dans notre sommeil. Nous risquons d'oublier notre péché, c'est-à-dire le fait que sans l'amour de Dieu nous ne sommes rien. Du coup, nous pouvons nous faire des idoles (notre travail par exemple) ou nous laisser aller au«divertissement». Deuxième danger : nous risquons de tomber dans le vertige du péché, dans ce tourbillon de questions (est-ce juste... puis-je...n'ai-je pas fait le mal...) qui nous empêche d'agir et nous culpabilise. D'une part nous n'écoutons plus notre conscience, de l'autre nous l'écoutons trop, ou plutôt, nous nous regardons agir, nous restons centrés sur nous-même (dans la torture ou la complaisance de«l'analyse psychologique») en oubliant de regarder Celui qui nous habite, et qui a déjà fait de nous des saints !

Il ne s'agit donc pas de choisir entre deux tendances extrêmes. L'une porte au mépris du monde, l'autre à l'oubli de Dieu. Pour rester dans le Christ il faut choisir le compromis, difficile, et vivre dans sa radicalité le paradoxe de l'incarnation. La question n'est donc pas :«pour ou contre», mais«jusqu'où?». Jusqu'où plonger dans le monde sans en être englouti ? Jusqu'où ai-je le droit d'aller sans tomber dans le péché ou le catharisme ? Quand je subis une injustice, où s'arrête mon désir de justice et commence mon ressentiment vengeur ? Dans la relation avec mes amis, où s'arrête l'esprit de la conversation et l'écoute des autres et commence la pure et simple mise en scène de moi-même ? Dans mes amitiés, où s'arrête la fraternité et commence la séduction ? Ou encore : puis-je regarder ce programme à la télé? Puis-je descendre en cafét ? Puis-je rigoler à cette allusion grivoise ? Puis-je oser cette robe, ces talons, ce rouge ? Il n'y a pas de réponse absolue : pour chacun les paramètres du compromis sont différents. L'offrande qui sanctifie Abel damne Caïn. Il s'agit plutôt de définir les orientations d'une relation saine et féconde avec le monde.



N'ayons pas peur. Nous ne sommes plus seuls. Au lieu de protéger notre foi, n'ayons pas peur de l'exposer, de la mettre à l'épreuve, de nous ouvrir au monde. Le juste milieu que nous recherchons n'est pas dans la prudence, mais dans l'ouverture et le risque. Pour grandir dans la foi, il faut s'ouvrir de plus en plus au monde :«A celui qui est faible dans la foi, soyez accueillants sans vouloir discuter des opinions. Tel croit pouvoir manger de tout, tandis que le faible ne mange que des légumes : que celui qui mange ne méprise pas l'abstinent et que l'abstinent ne juge pas celui qui mange [...], celui qui mange le fait pour le Seigneur, puisqu'il rend grâce à Dieu. Et celui qui s'abstient le fait pour le Seigneur, et il rend grâce à Dieu5». L'apprentissage de la foi n'est pas l'apprentissage d'interdits, de prudence, n'est pas une ascèse vers le contrôle de soi, mais un apprentissage de Dieu : que l'on mange, que l'on jeûne, l'important c'est de le faire pour Dieu. Car«dans la vie comme dans la mort, nous appartenons au Seigneur6». Ce n'est donc pas la cafét, la danse, la boisson qui sont mauvaises, mais notre façon de danser, de boire :«Je le sais, j'en suis certain dans le Seigneur Jésus, rien n'est impur en soi, mais seulement pour celui qui estime un aliment impur ; en ce cas il l'est pour lui7». Il ne s'agit pas de se couper du monde pour apprendre la pureté, ou d'y tremper pour l'oublier : il s'agit de reconnaître que tout nous vient du Christ et qu'il est donc«bon» par nature. Si nous recevons tout des mains de Dieu, tout sera pur, et notre vie aussi. Ce qui est saisissant, c'est qu'il ne s'agit pas de devenir des purs à l'écart du monde, et de descendre ensuite dans le monde impur : c'est le chemin inverse qui est juste. C'est par la pratique et l'apprentissage du monde que nous devenons des purs : celui qui a une foi faible est pris dans un réseau de préceptes, il est prudent, il ne fait pas ceci, il évite cela. S'il juge une chose impure, cette chose est impure pour lui. C'est-à-dire, s'il ne voit pas qu'elle vient de Dieu, elle risque de le porter au péché. Mais on devient des purs dans le monde et par ce monde qui nous est donné: car c'est déjà dans ce monde que nous sommes de Dieu. Si nous reconnaissons que nous sommes de Dieu, tout est pur pour nous :«Cette foi que tu as, garde-la pour toi devant Dieu. Heureux qui ne se juge pas coupable au moment même où il se décide. Mais celui qui mange malgré ses doutes est condamné, parce qu'il agit sans bonne foi et que tout ce qui ne procède pas de la bonne foi est péché8». Osons prendre des risques. Car il ne s'agit plus de faire ou pas faire, mais de croire. Etre pur est moins une ascèse qu'une démarche de foi. Est-ce je crois que Dieu m'a déjà sauvé du péché, tel que je suis, par la résurrection de mon baptême ? Alors, je peux affirmer triomphalement avec Paul :«tout est pur pour les purs9».

Après, c'est tout un chemin qui s'ouvre devant moi. Prendre le risque d'être dans le monde revient à apprendre ma liberté. Si je suis de Dieu, je n'ai plus besoin de l'ancienne loi des fait-ceci, fait-pas-cela :«Il n'y a donc plus maintenant de condamnation pour ceux qui sont dans le Christ Jésus. La loi de l'Esprit qui donne la vie dans le Christ Jésus t'a affranchi de la loi du péché et de la mort10». Je peux donc travailler le samedi, dîner chez des Publicains, chanter nu derrière l'arche. Alors j'apprendrai la confiance, et l'ironie, et l'indulgence : ironie de me savoir aimé quand je me macère dans la culpabilité, quand j'éteins mon réveil pour ne pas aller aux laudes, quand je me répète étonné: et malgré tout, Il m'aime.

Alors, notre but véritable sera de tout faire par amour. Alors seulement, laissant derrière nous les débris de la loi, libérés du péché, nous serons de Dieu et dans le monde : il n'y a pas de paradoxe, il y a ce mystère de l'incarnation qui nous donne le temps d'apprendre l'amour.«Je ne te prie pas de les enlever du monde, mais de les garder du Mauvais. Il ne sont pas du monde, comme moi je ne suis pas du monde. Sanctifie-les dans la vérité: ta parole est vérité. Comme tu m'as envoyé dans le monde, moi aussi, je les ai envoyés dans le monde. Pour eux je me sanctifie moi-même, afin qu'ils soient, eux aussi, sanctifiés dans la vérité11». Le monde est donc le lieu véritable où nous sommes envoyés en mission. Il ne suffit pas d'être purs dans le Christ, il faut rendre le monde pur. Non par une croisade morale, mais par ce regard qui transfigure le monde : le regard de ceux qui reconnaissent que tout leur vient de Dieu et qui savent donc lire dans la Création les signes et les pistes de notre future rédemption.



Nous sommes dans le monde sans être du monde. Après tout, cette phrase ne dit rien de ce que nous sommes. Elle dit ce que nous ne sommes pas, du monde, elle définit notre position immanente, dans le monde, c'est-à-dire pris par le travail, ce tripalium latin qui évoque «la torture» de nos soucis contingents, et ce labor qui rappelle notre«chute» dans l'ici et le maintenant. Ce paradoxe qui nous écartèle n'existe que dans cette vue«d'en bas» qui oublie ou qui nie que l'homme a une essence propre et unique. Notre essence, c'est que nous sommes de Dieu. Et que nous sommes«comme» Dieu, où le«comme» marque moins une équivalence qu'une progressive adéquation. Car il ne suffit pas de le dire, il faut le croire : est-ce que nous croyons que ce monde passera, mais que l'amour seul restera à définir notre essence et notre vie ? Alors seulement il n'y aura plus de loi, plus de péché, plus de travail. Mais seulement cet amour pour le monde, qui«ne fatigue, ni ne se fatigue12».


L'Amour sacré et l'amour profane, Titien

E. Z.

Previous Up Next