Suis-je le gardien de mon frère ?
Sébastien Ray
La question de Caïn, posée en pure mauvaise foi, n'a pas reçu de
réponse, mais elle pose un problème redoutable. Le « non » est
exclu a priori comme faisant le jeu de Caïn : nul ne répond de
personne, chacun pour soi, et à la limite le fait qu'Abel se soit trouvé
juste sous mes coups de massue ne me concerne pas. Le « oui »
s'avère pourtant tout aussi terrifiant : imaginons-nous un instant
entourés d'individus qui, tous, se considèreraient comme nos gardiens,
se précipitant pour nous aider à nouer notre lacet ou pour nous ouvrir
la porte, s'inquiétant de notre santé, et, pire, se demandant en
permanence si nous ne sommes pas en train de quitter le droit chemin.
Soljénitsyne expliquait ainsi que les camps soviétiques n'avaient
pratiquement pas besoin de gardiens, tant les détenus étaient
conditionnés à se garder les uns les autres...
Il est évident que le problème soulevé est en réalité autrement plus
complexe que la question posée, en particulier lorsqu'il s'agit, non du
bien-être, mais du salut de mon frère, qui m'intéresse ici. Je n'ai pas
de réponse à proposer, ni même de réflexion aboutie, mais seulement
quelques éléments, jetés ici plus ou moins pêle-mêle, pour lesquels je
dois beaucoup à Thomas a Kempis, saint Thomas d'Aquin, Charles Williams,
C. S. Lewis et Hans Urs von Balthasar, ainsi qu'à quelques conversations
sur la route de Chartres.
Il est sans doute trop réducteur de prétendre que le christianisme est
une religion de salut individuel, mais il tombe sous le sens que, chaque
individu étant libre, nous ne pouvons répondre que de notre propre
comportement, qui est le seul sur lequel nous ayons une influence
réelle. Qu'irions-nous nous préoccuper de ce que font les autres dans la
mesure où, précisément parce qu'ils sont autres, nous n'y pouvons rien
directement ? Et comme nous-mêmes ne parvenons pas à être ce que nous
voudrions être, comment pensons-nous pouvoir rendre nos frères
meilleurs ? Se préoccuper de la conduite des autres présente surtout le
danger de détourner de la seule relation qui compte : celle de soi-même
à Dieu. À Pierre qui l'interrogeait sur le sort de Jean, Jésus fit cette
réponse remarquable : « Est-ce ton affaire ? Mais toi, suis-moi. » (Jn
21 22) Le salut est avant tout une affaire entre Dieu et
l'individu, et l'ingérence d'un tiers ne peut profiter à personne.
Non seulement nous n'avons pas de pouvoir sur le salut de nos frères,
mais nous n'avons aucune information qui pourrait seulement nous
permettre de savoir quoi faire. On nous a assez dit de ne pas juger, et
c'est principalement parce que nous n'avons, par définition, que les
apparences devant nous. Que savons-nous des conditionnements, du
caractère naturel de nos proches, des combats intérieurs qu'ils mènent
avant de poser tel acte bon, peut-être produit d'une lutte héroïque,
peut-être résultant d'une bonne digestion, ou tel acte mauvais,
peut-être pure malveillance, peut-être produit d'une nervosité
irrésistible ? Comment savons-nous que ce qui nous paraît vilenie n'est
pas charité pour qui voit plus loin que nous ? La seule âme que nous
connaissions assez pour la juger est la nôtre, et voyez comme nous
sommes enclins à l'indulgence envers elle. Il y a tout à parier,
pourtant, que nos justifications sont moins bonnes que nous le pensons,
et que celles des autres sont bien meilleures que nous le croyons.
Une saine attitude en ce qui concerne le salut du prochain est donc sans
doute de considérer qu'il est entre les mains de Dieu, et qu'il y est
bien. « Toi, qui es-tu pour juger le serviteur d'un autre ? Qu'il tienne
debout ou qu'il tombe, cela regarde le Seigneur son maître. Mais il sera
debout, car le Seigneur a le pouvoir de le faire tenir debout. » (Rm
14 4) Il peut être profitable, lorsque nous nous sentons
d'humeur eschatologique, de considérer, à titre d'exercice spirituel,
que tous les hommes qui nous côtoient sont déjà sauvés par la croix du
Christ, ayant accueilli en eux la grâce qui s'offre si facilement, et
que nous seuls sommes encore en suspens, hésitant stupidement à nous
ouvrir à Celui qui ne veut que Se donner à nous. Quoi que nous voyions
les autres faire, quoi que nous les entendions dire, croyons qu'ils ont
en eux assez d'amour pour faire écho au Sien, soyons assurés qu'ils le
feront, et demandons-nous seulement si nous en prenons nous-mêmes le
chemin. Nous ne pouvons qu'espérer leur salut ; pour le nôtre, nous
devons oeuvrer.
J'ai l'air de trancher là en faveur de Caïn, mais le lecteur perspicace,
constatant qu'il n'est qu'au début de l'article, aura deviné qu'il n'y a
là rien de définitif. À défaut de devoir juger les autres, nous avons
été dotés d'un jugement critique qui peut, légitimement dans la mesure
où c'est inévitable, être exercé sur les actions des autres et, même en
faisant l'énorme part du bénéfice du doute dont nous devons user
largement, peut éventuellement amener à conclure que ces actions sont
objectivement mauvaises. Rien dans ce qui précède ne permet de conclure
que nous pouvons dans ce cas nous contenter de regarder placidement
notre frère pécher en nous disant qu'il finira bien par s'arranger avec
l'aide de Dieu. En vérité, l'inaction en ce cas est souvent bien
pratique et, sous couvert de ne pas juger, nous risquons de donner libre
cours à ce qui est en réalité de l'indifférence ou de la lâcheté, quand
ce n'est pas de la complicité. « Si tu ne lui dis pas d'abandonner sa
conduite mauvaise afin qu'il vive, lui, le méchant, mourra de son péché,
mais à toi, je demanderai compte de son sang. » (Ez 3 18) Voilà
qui distribue bien les rôles : l'autre est pleinement responsable de
lui-même, mais j'ai également un devoir envers lui, découlant de la
charité, ce qu'on appelle en théologie morale la correction fraternelle.
« Si ton frère a commis un péché, va lui parler seul à seul et
montre-lui sa faute... » (Mt 18 15) Les hommes ne sont pas
faits pour se sauver chacun indépendamment et de son côté : c'est par
l'Église, ce qui signifie « assemblée », que le Christ a voulu
apporter le salut aux hommes, et c'est en la fraternité qu'elle
constitue que nous pouvons profiter de nos différences pour nous
instruire mutuellement, nous encourager, nous avertir. Certains ont reçu
plus spécialement cette tâche dans l'Église, et il ne s'agit pas de
nous substituer à eux pour sermonner sans cesse, mais de faire pour les
autres ce que nous devrions vouloir qu'ils fissent pour nous : les
conseiller avec humilité, les aider à discerner ce qui est bien de ce
qui est mal, et parfois, avec prudence mais fermeté, les réprimander, en
se gardant d'usurper l'autorité légitime que quelqu'un d'autre a
peut-être sur eux.
À la vérité il n'est nullement aisé de corriger ainsi avec humilité,
mais dissipons d'abord un malentendu. L'humilité ne signifie pas que
l'on doit à tout prix se considérer comme moins bon que tous les autres
dans tous les domaines et dans toutes les circonstances. Si quelqu'un
est sous le coup de la colère et que je tente de le calmer, je montre
par là même que je ne suis pas sous le coup de la colère, et donc que de
ce point de vue, en ce moment, je suis meilleur que lui, et c'est bien
pourquoi je peux l'aider ; cela ne relève nullement de la vanité même si
c'est susceptible, si je n'y prends garde, de l'encourager. Dans nombre
de circonstances, la correction fraternelle demande de sortir d'une
certaine réserve que nous prenons parfois pour de l'humilité ; ne
supportant nous-même que difficilement les donneurs de conseils, nous
craignons d'en donner : nous avons peur, en réalité, de l'image que les
autres auront de nous. Mais cela importe peu : ce qui importe est que
les autres se corrigent et que nous restions effectivement humbles
--- ce qui, heureusement pour l'humilité, se voit rarement de
l'extérieur.
Le problème de l'humilité est néanmoins réel, et ne peut être surmonté
que si l'on prend garde, en considérant la faute de l'autre, de se
rappeler que l'on est soi-même pécheur, non seulement de façon
abstraite, mais en ce qui concerne ce péché particulier. « Lorsque nous
devons faire des reproches à quelqu'un, demandons-nous si nous n'avons
pas commis son péché, puis considérons que nous sommes des hommes et que
nous aurions pu le commettre, ou que nous l'avons commis et ne le
commettons plus ; puis rappelons-nous que nous sommes tous deux faibles,
afin que notre correction ne vienne pas de la haine mais de la pitié. Si
nous nous trouvons coupables du même péché, ne lui faisons pas de
reproches, mais gémissons avec lui et invitons-le à se repentir avec
nous. » Ainsi parlait saint Augustin ; il n'est pas de faute qui nous
soit étrangère, et nous devons garder à l'esprit que les fautes des
autres, que nous voyons si facilement, témoignent aussi contre nous, car
s'ils les commettent, c'est que nous en sommes capables. Il se peut
d'ailleurs que nous en soyons parfois, et même souvent, partiellement
responsables, que notre comportement les y ait poussés : notre
obligation d'intervenir est alors doublée, et nous avons en plus à nous
repentir et nous faire pardonner.
L'autre partie de la charité en ce qui concerne la faute du prochain est
en effet le pardon des offenses qui nous ont atteints. Il peut paraître
étrange que le pardon de Dieu ne suffise pas --- et après tout, qui
sinon Dieu a le droit de pardonner ? Mais il nous est explicitement
demandé de pardonner nous aussi, dans notre faible mesure, et, si
présomptueux que cela puisse paraître, il faut admettre que ce pardon a
effet non seulement, comme il est souvent dit, sur l'offensé, qui se
place ainsi à la suite de son Maître, mais aussi sur le pécheur qui
vient demander miséricorde à celui à qui, par son offense, il avait
effectivement donné droit de justice sur lui. Le pardon est en effet une
forme de jugement, la seule que nous puissions prononcer sur notre
prochain ; de nouveau, c'est souvent la lâcheté, le manque de volonté de
faire revenir à la surface une souffrance que nous avions peut-être trop
confortablement décidé d'oublier, ou notre indifférence déguisée en
volonté de « ne pas juger », qui nous empêchent de prononcer ces mots
qui, seuls, peuvent délier, par la grâce de Dieu, le prochain de sa
faute : « Je te pardonne. » Refuser de pardonner, c'est condamner le
pécheur repenti à rester lié à sa faute jusqu'à ce que le véritable
Jugement soit manifesté. Ce pardon qui est jugement n'est pas souverain,
il est dû, car si notre prochain nous doit cent pièces d'argent, nous en
devons soixante millions au seul Roi et Juge, qui, Lui, les a remis. «
Mon jugement est juste, parce que je ne cherche pas à faire ma propre
volonté, mais la volonté de Celui qui m'a envoyé. » (Jn 5 30)
Correction fraternelle et pardon sont donc les deux manifestations
visibles de la charité active vis-à-vis du prochain qui commet une
faute, et elles ne peuvent être acceptables pour celui qui les reçoit
que vécues dans la pleine vérité de la charité, l'amour du prochain dont
il nous est demandé qu'il soit le même que celui que nous nous portons à
nous-mêmes. L'amour n'est pas un sentiment que nous devrions
synthétiser, une sorte de douceur factice dont nous devrions couvrir nos
édifiantes paroles pour les mieux faire passer : il est recherche active
du bien de l'autre, volonté désintéressée de compréhension et de
communion, espoir de sa guérison et, même dans les cas les plus
impraticables, profonde espérance de son salut ultime. L'amour engendre,
en même temps qu'une tristesse profonde à la vue de la faute qui le
blesse, une joie immense dans la certitude qu'il ne peut être vain,
puisque l'impuissance ultime de l'Amour n'est qu'un prélude à Sa
résurrection. Il est le remède au jugement, car lui seul aime le pécheur
tout en haïssant, bien plus que la haine simplement humaine ne le peut,
le péché. L'amour seul sait infailliblement --- et si nous pensons que
nous n'aimons pas assez pour savoir, demandons-nous seulement ce que
nous ferions si nous aimions --- s'il doit exhorter avec feu, reprocher
avec douceur, corriger avec fermeté, ou attendre et se taire.
Car parler à son frère ne suffit pas ; il est même des cas douloureux où
ce n'est pas souhaitable. L'amour est don de soi au prochain, et il y a
de multiples façons de le faire en vue de sa guérison. Avant tout, prier
pour lui, offrir humblement notre peu de forces à Celui qui seul est
fort, afin qu'il renforce le faible ; faire pénitence, sachant combien
nous-mêmes en avons besoin, pour celui qui n'en connaît pas même la
nécessité ; accepter de souffrir avec le Sauveur dont la souffrance a
racheté nos fautes et celles de nos frères ; sacrifier le désir d'être
utile à Lui qui seul peut agir. Ne croyons pas pouvoir porter le poids
des péchés de la terre entière : Un seul a pu le faire. C'est bien notre
prochain qu'il nous est demandé d'aimer : apprenons à nous offrir pour
lui, de plus en plus, et nous verrons cet amour s'étendre,
miraculeusement, de plus en plus loin.
Si nous ne gagnons pas notre frère, il ne nous reste plus qu'à adorer le
mystère de l'Amour crucifié jusqu'à ce que --- l'espérance ne doit pas
nous quitter --- Lui-même vienne effacer toute larme de nos yeux. Si
nous gagnons notre frère, il sera sauvé et se réjouira dans la multitude
des élus, mais malheur à nous si nous pensons que c'est grâce à nous,
que pour cela au moins, on nous devra des remerciements ! De même que le
débiteur qui remet une dette de cent pièces ne fait absolument rien qui
soit digne de considération (soixante millions !), ceux qui ont été
choisis par la Providence pour être vecteurs de la puissance
miséricordieuse de la Résurrection du Christ crucifié pour notre frère
pécheur n'en gagnent pas le moindre mérite. Le salut de nos frères ne
concerne que Dieu et eux, et si nous pouvons nous en réjouir
authentiquement, ce n'est que par la communion qu'assure l'amour, par
nature désintéressé. Le problème de notre propre salut reste entier, et,
tandis que nous nous félicitons d'avoir si habilement converti notre
prochain, Dieu attend toujours notre conversion, la seule qui nous
concerne vraiment. Et pour elle, ravalons enfin cet orgueil et acceptons
donc, pour une fois, que d'autres puissent nous porter, au moins sur un
bout du chemin. Nos pasteurs sont là dans ce but, nos amis, nos ennemis
également, tous ces inconnus que nous croisons et qui, qu'en
savons-nous ? prient peut-être pour nous. N'en doutons pas, tout ce qui
nous advient a été mis sur notre route pour notre salut ; la Création
entière est un gigantesque complot pour nous y amener, et voici qu'Il
est vivant, Celui qui a la clef de l'abîme dans lequel nous sommes
encore vautrés, Celui qui, seul, est le gardien de notre félicité, et
nous y appelle. Ne Le faisons pas attendre.
S.R.